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Interview - Le fondateur de Médecins sans frontières livre sa vision de l’actualité à « L’Orient-Le Jour » Kouchner et le droit d’ingérence : Prévoir le pire pour avoir le meilleur (photO)

Provocateur, rebelle, coriace, déterminé et, surtout, iconoclaste : Bernard Kouchner a révélé hier ses multiples facettes.
Invité à la conférence internationale organisée hier et aujourd’hui par l’Université Saint-Joseph autour du thème « Dialogue des cultures et résolution des conflits : les horizons de la paix », M. Kouchner a transformé le débat, qui s’annonçait très académique, en un spectacle passionné et interactif.
Usant de son franc-parler habituel, il n’a pas hésité à avouer devant un parterre de pères jésuites qu’il était athée : « Je ne crois pas au Bon Dieu. J’ai essayé longtemps, mais 40 années passées sur les terrains de bataille m’en ont éloigné. En tout cas j’ai vu des religions s’affronter à Sarajevo. Toutes les religions réunies affirmaient ne pas vouloir la guerre qui s’est finalement déclenchée deux mois plus tard avec la participation de tous. » Devant des Libanais ahuris, il n’a pas hésité non plus à évoquer l’Holocauste et la Shoah.
Médecin, ancien ministre et ex-secrétaire d’État, ancien administrateur civil de l’Onu au Kosovo, député européen et surtout fondateur de Médecins sans frontières et Médecins du monde, Bernard Kouchner s’est lancé dans un plaidoyer en faveur du droit d’ingérence. Ce concept revient comme un leitmotiv au fil de son discours, ainsi que dans l’interview qu’il a accordée à L’Orient-Le Jour et dans laquelle il a livré ses impressions sur l’actualité régionale.
L’Irak y occupe naturellement une place de choix : M. Kouchner a en effet été un des rares Français qui « voyait d’un mauvais œil » la France s’opposant à une guerre contre un tyran. Le fondateur des French Doctors nuance cependant : « Ma devise était non à la guerre, non à Saddam. » Il refuse toute « simplification » de ses propos en affirmant qu’il n’a pas « soutenu l’intervention américaine en Irak ». « Je savais qui était Saddam Hussein poursuit-il. Avec mes amis de Médecins sans frontières et Médecins du monde, j’ai travaillé depuis 1974 aux côtés des chiites. Quand je vois encore sur les murs au Liban les photos de mon ami Moussa Sadr, je fais assez vite la liaison entre ce qui s’est passé ici et ce qui se passe là-bas. Et puis auprès des populations kurdes dont je savais les souffrances, ce n’est pas la première fois que je demande, à ma faible mesure, à la communauté internationale de tenir compte de celui qui était, après Hitler et Staline, le plus grand massacreur du XXe siècle. » Que faire alors ? Refusant de nouveau de polémiquer autour de l’intervention américaine, il ajoute : « En tout cas, s’en apercevoir et ne pas dire qu’il était notre ami et lui vendre des armes en permanence. Pour massacrer son propre peuple. » M. Kouchner évoque ainsi tour à tour les massacres des Kurdes de Halabja et les liquidations des chiites au lendemain de la première guerre du Golfe pour affirmer que le plus grand massacreur d’Irakiens, c’est bien Saddam Hussein.

Donner le temps au temps
Sur l’après-guerre, il adopte un ton étonnamment optimiste, tout en affirmant que la tâche principale qui attend les Irakiens serait de « reconquérir le pouvoir ». Accusant ainsi les Américains d’avoir parachuté des Irakiens de l’extérieur, qui ne comprennent rien à la réalité du pays, il dit : « Je me place du point de vue des Irakiens, ce sont eux qui sont intéressants, ce sont eux qui étaient important, les violations des droits de l’homme se faisaient contre eux, c’était à eux qu’il fallait accorder plus de confiance et plus de pouvoir. »
Il demande par ailleurs d’accorder plus de temps : « On ne pas juger d’une mission de paix en 6 mois. Au bout de 6 mois au Kosovo (où il avait été nommé administrateur civil par l’Onu de 1999 à 2001), j’avais 50 morts par semaine. Aujourd’hui, il n’y a guère que 6 assassinats par an. » « Les journalistes ne parlent que des choses tragiques, déplore-t-il. Il y a la rentrée scolaire en Irak. Au Kurdistan, les gens sont ravis. Au Sud, tout se passe bien avec les Anglais. » « Il ne faut pas regarder seulement le “triangle sunnite” où ont lieu actuellement la plupart des attaques. »
M. Kouchner ne se prive pas toutefois de critiquer la gestion US de la guerre : « Bien sûr qu’il y a eu des erreurs au départ, et qui ont coûté la vie à mes amis Sergio Vieira di Mello, Nadia Younès et Fiona Watson. Ma propre équipe du Kosovo. Parce qu’ils avaient demandé à Paul Bremer (l’administrateur civil américain en Irak) d’accorder plus de pouvoir aux Irakiens. » Avant d’ajouter : « C’est pour les Irakiens que les Américains sont intervenus ou pour eux-mêmes ? Dans ce dernier cas, ils se trompent. Si c’est pour les Irakiens, ils n’auront pas de soucis. »
Mais la situation en Irak ne risque-t-elle pas de déstabiliser la région ?
« Comme si la région était stable, ironise-t-il. On ne peut pas imaginer pire que maintenant. »

Critique du veto français
Revenant sur le début de la guerre, il critique vivement la position de la France : « L’erreur n’était pas seulement américaine, elle était aussi française : il ne fallait pas opposer un veto. À partir du moment où on a recours au veto, il n’y a plus de discussions possibles ». Et d’enchaîner : « C’était pareil au Kosovo : dès que les Russes avaient mis leur veto, les bombardements ont commencé, et l’Onu a été obligée de se rattraper. » « Actuellement, on assiste au même scénario: l’Onu vient de se rattraper, mais avec 6 mois de retard », constate-t-il en déplorant le fait que la résolution américaine ait été votée à l’unanimité.
Mais accepter la guerre, n’est-ce pas donner le feu vert aux Américains ? « Mais ils l’avaient », s’exclame-t-il, en ironisant sur le « bras de fer qui a opposé les deux présidents Chirac et Bush », avant d’ajouter : « Quand les Français avaient besoin des Américains, ils sollicitaient leur aide. On n’aurait rien fait au Kosovo et en Bosnie sans les États-Unis. » « Pourtant, au Kosovo, il n’y avait que 10 000 morts, ce n’est rien par rapport aux 500 000 à deux millions d’Irakiens morts sous le régime de Saddam. »
M. Kouchner dénonce « l’unanimité pacifiste entre la gauche et la droite françaises au nom de l’antiaméricanisme », tout en défendant « la gauche américaine qui est très inventive et qui existe toujours ». Avant de terminer en parlant de l’Irak sur une note d’optimisme : « Je prends le pari : dans deux ans, on jugera différemment l’opération en Irak, on dira évidemment qu’elle a été mal conduite, on dira que Bush n’était pas d’une lumineuse intelligence, mais vous verrez les Irakiens dans deux ans, quand ils auront reconquis leur propre pouvoir. Les gens veulent des guerres courtes, sans morts. Ils veulent voir les conflits résolus rapidement, alors qu’il faut pour cela plusieurs générations. »

Proche-Orient et terrorisme
M . Kouchner affirme par ailleurs que le conflit du Proche-Orient n’alimente pas le terrorisme : « Tout alimente le terrorisme. Quand j’étais en Afghanistan, Ben Laden ne s’intéressait pas à la Palestine. On est plutôt devant un extrémisme islamiste qui veut s’attaquer à la démocratie et à la tolérance. En somme, il s’attaque à la planète entière. » soutient-il en se disant scandalisé tout à la fois « par les kamikazes palestiniens et par les attaques d’avions sur Gaza ». Ainsi, dit-il, il n’y a « aucun espoir de paix avec Sharon et Arafat au pouvoir ».
Revenant sur le sacro-saint droit d’ingérence, M. Kouchner avoue qu’il est quelque peu utopiste, mais que c’est la raison pour laquelle il a fondé Médecins sans frontières et Médecins du monde. C’est la raison aussi pour laquelle il a fait 35 interventions au Liban. « Si on n’est pas utopiste, on étudie le droit ou autre chose. Au risque de ne rien changer, alors que ceux qui font bouger les choses sont toujours illégaux au début. C’est de cette façon que nous avons construit le droit d’ingérence. » Ce concept, il l’a appris en exerçant son métier de médecin : plutôt prévenir que guérir. Il évoque le Rwanda, « le spectacle des enfants de 14 ans hutus qui massacrent d’autres gamins de 13 ans tutsis et qui les coupent en rondelles sous nos yeux. Je n’oublierai jamais. On a laissé “génocider” un peuple et personne n’a bronché : c’est ce qu’on appelle les deux poids deux mesures. »
Et pour éviter d’autres Rwanda, d’autres Kosovo, d’autres Bosnie et d’autres Liban il énonce un principe : « Je suis pessimiste et c’est ma recette que je vous propose d’adopter : il faut s’attendre au pire car c’est la seule manière d’avoir de bonnes surprises et donc d’être optimiste. » Il conclut par ces mots : « Les hommes sont capables bien sûr du pire, et sans doute du meilleur. Il faut les gratter un peu. »

Propos recueillis par Roger BARAKEH
Provocateur, rebelle, coriace, déterminé et, surtout, iconoclaste : Bernard Kouchner a révélé hier ses multiples facettes.Invité à la conférence internationale organisée hier et aujourd’hui par l’Université Saint-Joseph autour du thème « Dialogue des cultures et résolution des conflits : les horizons de la paix », M. Kouchner a transformé le débat, qui...