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Hommage Le souvenir du père Youakim Moubarak

Évoquer le souvenir du père Youakim Moubarak n’est pas chose aisée ; pour ceux qui l’ont connu, sa disparition reste encore difficile à concevoir huit ans plus tard.
Celui qui écrivit que « la vigile de l’Ascension était un beau jour pour mourir », eut son vœu prématurément exaucé puisqu’il fut rappelé à Dieu le mercredi 24 mai 1995, veille de l’Ascension.
« Pierre Teilhard de Chardin est mort le soir de Pâques. Mais c’est à lui que je dois ma dévotion pour l’Ascension, y compris le désir de quitter ce monde à l’heure de ses premières vêpres », expliquait-il dans un texte inédit publié à titre posthume1.
L’on ne peut parler de Youakim Moubarak qu’au présent, tant il imprègne les vies qu’il a traversées, de ce regard scrutateur qui est le sien et qui vous renvoie à votre « regard intérieur », de ce sourire en demi-teinte, tendrement ironique, de cette voix, confidentielle comme un chuchotement, qui résonne longuement comme un écho du meilleur de nous-mêmes auquel il savait faire appel.
De son bâton de pèlerin, il a fait jaillir, chez ceux qui l’ont approché, la source invisible dont il a canalisé les jaillissements et qui n’en finit pas, depuis qu’il est brusquement parti, de chercher son chemin vers la mer.
Ceux qui ont eu le privilège de le connaître, d’apprendre de lui ou d’être associés à quelque chantier qu’il avait mis en œuvre – et ces chantiers étaient nombreux ! – , ceux qui ont parcouru un bout de chemin avec lui, s’enflammant de la passion qu’il instillait dans chacune de ses entreprises, ceux qui l’ont croisé, l’espace d’une conversation ou d’une lecture, ont gardé de cette rencontre le souvenir d’une brûlure indélébile au cœur et un arrière-goût d’inachevé.
« Nul n’a fait le tour de ma vie. Beaucoup me connaissent mais seulement par un biais », disait-il.
Le tour de sa vie ?
Nul se s’est, en effet, attelé à la tâche exaltante de retracer le parcours et l’œuvre de cet homme hors du commun, dont l’existence rehausse le prestige de l’Église, de la communauté et du pays auxquels il appartenait douloureusement, comme un prophète trop tôt apparu, trop tôt disparu. Huit ans plus tard, des volumes inédits, écrits, mémoires et correspondances, attendent encore, témoins ignorés des engagements multiples de Youakim Moubarak, de livrer la pensée de leur auteur ainsi que ses réponses édifiantes aux questionnements qui nous harcèlent, en tant que maronites, libanais, chrétiens, musulmans ou, tout simplement, en tant qu’êtres humains en quête de spiritualité, religieux ou laïcs.
Profondément enraciné dans sa terre alors même qu’il s’est imbibé de France pendant plus de quarante ans, Youakim Moubarak a laissé l’image d’un irréductible défenseur de la cause libanaise, d’un promoteur infatigable d’une interaction fructueuse entre islam et christianisme, dans la lignée de Louis Massignon dont il fut proche, d’un gaulliste convaincu, d’un pasteur inspiré à la paroisse Saint-Séverin, à Paris, mais aussi à Saint-Roch et à Jouarre, d’un ami chaleureux dont s’enorgueillissent de nombreux Français et Libanais, d’un prêtre maronite tenaillé par le souci de réforme et de renouveau de son Église, à laquelle sa famille s’est consacrée de père en fils, d’un érudit qui s’est attelé, les dernières années de sa vie, à l’écriture d’un ouvrage de référence sur l’Orient syriani, véritable encyclopédie inachevée, où il exhumait le noble héritage des pères de l’Église et du patrimoine syriaque de l’Orient chrétien.
Mais à côté de l’écrivain, du théologien, du conférencier, du professeur à l’Institut catholique de Paris et à la Sorbonne, du directeur de la collection Libanica chez Cariscript, à côté de l’homme engagé dans les questions temporelles ou de l’abbé militant pour un aggiornamento maronite, parfois sous le pseudonyme de Youssef Samya2, il y avait l’homme tenaillé par le « désir de Dieu », à la quête spirituelle exigeante, attiré par une vie érémitique découlant de l’idéal monastique propre aux Églises d’Orient.
Pour encourager un retour aux racines spirituelles maronites, il entreprit de restaurer le patriarcat de Qannoubine, où il souhaitait se retirer. Il y fit venir les sœurs antonines, qui l’aidèrent dans son entreprise, et déploya des efforts considérables pour faire figurer la vallée sainte de la Qadisha au patrimoine mondial de l’Unesco.
« La vie spirituelle me paraît ainsi liée à un certain combat écologique. Elle se situerait aux avant-postes de ce combat », écrivait-il3.
Cette vie érémitique, il était, à l’instar de Thomas Merton dont il s’inspira, disposé à la poursuivre en Inde, où l’héritage syriaque transmis par l’apôtre saint Thomas s’est perpétué à travers les Églises malabares et malancares.
Cet humaniste était à la recherche de l’universalité du religieux. De son ouverture à l’autre, il était arrivé à la conviction que « c’est au niveau de l’expérience intérieure que devrait se manifester, ou se bloquer, la rencontre la plus large, et en même temps la plus radicale, des grandes composantes de l’humanité ». L’unité du genre humain dont il rêvait ne pouvait se faire ailleurs que dans la prière, une prière non pas uniforme mais « symphonique »4.
Il est parti avant de pouvoir effectuer ce voyage en Inde dont il espérait une nouvelle illumination intérieure, en même temps qu’un approfondissement de l’expérience des vieilles Églises d’Orient.
« Je suis sûr que tout demeure. Nous nous retrouverons », furent ses derniers mots.
Dans une semaine, s’ouvre le synode de l’Église maronite. Événement historique s’il en est, puisque le dernier grand synode date de 1736 (celui de 1856 n’ayant fait qu’entériner les dispositions du précédent).
Le père Youakim Moubarak n’a jamais été plus présent, lui qui l’appelait de tous ses vœux et qui, dès 1985, en avait préparé la première mouture avec toute l’inspiration, l’énergie et la science dont il était capable, dirigeant, pendant des années, les travaux préparatoires qui mobilisèrent l’ensemble du clergé et un grand nombre d’universitaires, avant que le Synode pour le Liban, lancé par le pape Jean-Paul II, le mette en veilleuse.
Oui, Youakim Moubarak sera présent à cette ouverture, comme il est déjà présent dans les esprits des pères synodaux et des participants, dans l’inspiration des textes, dans les débats et les réflexions, et dans nos prières.
Et il restera surtout présent là où « tout demeure » jusqu’au dernier battement, jusqu’au dernier souffle : dans « la chambre nuptiale du cœur ».
Carole H. DAGHER


1 « Mourir une Vigile d’Ascension », dans Cerdus Libani, 3e trimestre 1999.
2 Maronites au présent, libres approches d’un aggiornamento, par l’abbé Youssef Samya, éditions Cariscript, Paris.
3 « La Chambre nuptiale du cœur », éditions Cariscript, Paris, p. 67.
4 Idem, p. 103.
Évoquer le souvenir du père Youakim Moubarak n’est pas chose aisée ; pour ceux qui l’ont connu, sa disparition reste encore difficile à concevoir huit ans plus tard.Celui qui écrivit que « la vigile de l’Ascension était un beau jour pour mourir », eut son vœu prématurément exaucé puisqu’il fut rappelé à Dieu le mercredi 24 mai 1995, veille de l’Ascension.«...