Rechercher
Rechercher

Actualités

Mentalités - Sainte Cécile (1) contre la cécité politique Musique dans les ténèbres*(PHOTO)

«Compagnons de misère, allez dire à ma mère que son fils est pendu sur la place du... Vous m’entendez ? Sur la place du mar-ché. »
La complainte de Mandrin. Un Robin Hood français du siècle des Lumières. En fait, il n’a pas été pendu. On lui a rompu les membres, avant de l’attacher, pour mourir, à une roue. Il a donc été roué. À Rouen ? Non, ce n’était quand même pas Jeanne d’Arc. À Valence, en 1755, à la fleur de l’âge, 31 ans. Son rayonnement était tel que son patronyme est devenu un nom commun : un mandrin, c’est un hors-la-loi. Il se battait contre le fisc et les douanes de l’époque dits la ferme. Contrebandier hors pair de sel, l’or blanc d’alors, il avait amassé une telle fortune qu’il avait pu lever une véritable armée. Et il a fallu envoyer contre lui les Maréchaux de France pour le mater. Sans quoi, la Révolution française aurait déferlé avec trente ans d’avance.
La ballade de Mandrin, son agonie, se chante encore en Isère. Et s’accompagne d’un instrument de musique aussi rare que rudimentaire: la guimbarde. Une lamelle vibratile, dans un cadre que l’on saisit entre les dents. La bouche fait office de caisse de résonance. Une mince tige permet de pincer la languette de l’index. Dzing dzong. Cela donne un morceau à deux notes, triste comme le timbre fêlé, d’une clochette qui tremblote, pour le glas d’un trépassé...
*
* *
En musique, les instruments plus ou moins tombés en désuétude ne se comptent pas. Le clavecin, nobliau un peu pincé, ne survit que par la grâce des splendides partitions écrites spécialement pour lui par des maîtres comme Scarlatti et Bach. La harpe n’est plus là que pour les soirées tamisées de séducteurs haut de gamme (!) Ou pour ruisseler des arpèges d’accompagnement dans de grands concerts. La flûte de Pan, aussi talentueux que soit Zamphir, est tombée dans le folklore. La scie musicale, aux sublimes glissandi, n’est plus qu’une attraction de music-hall, aux côtés des verres de cristal. La viole d’amour ne s’entend plus guère que dans le fado portugais.
De son côté, la trompette, si renommée, qui faisait fureur jusqu’aux années quarante-cinquante et recueillait encore du succès sous Miles Davis ou Dizzie Gillespie, s’efface de jour en jour devant le synthé imitateur ou le sax rauque et rock. En classique, la relève de Maurice André reste balbutiante. C’est peut-être qu’il n’y a plus de murs à abattre à Jéricho... Pourtant, il est peu d’instruments aussi porteurs de la puissance dévastée d’une âme humaine. Qu’on se rappelle les airs poignants de Rio Bravo (De guello, pas de quartiers), de Room at the Top, de From here to Eternity, les spirituals d’Armstrong ou le swing de Harry James. Le musicien, là plus qu’ailleurs, fait littéralement corps avec le cuivre. On dit en effet un trompette, alors qu’on ne traite pas de piano, mais de pianiste, l’âne qui n’en joue pas.
*
* *
Cette même éclipse, parallèle obligé, s’observe en politique. Chez nous, les claironneurs, ces voix de conscience, n’ont plus vraiment droit de cité. Ou ont disparu, comme Raymond Eddé jadis et Pierre Hélou naguère. On pense, pour les temps qui courent et toutes proportions gardées, à un Najah Wakim, à un Edmond Rizk, entre autres. Dans ce créneau, les valeurs fausses l’emportent, comme dans tout le reste. On peut certes soutenir que chaque génération prétend rester insurpassable, mais que cela n’est pas vrai car le génie n’a pas d’époque. Mais il existe, quand même, comme une loi des séries : pour ne pas aller loin, pour ne pas parler du bouquet de philosophes grecs de l’Antiquité, des peintres italiens ou flamands de la Renaissance, demandons-nous : qui fait mieux aujourd’hui que Presley, les Beatles, Ella Fitzgerald, Oum Koulsoum, Amalia Rodriguez ou les indécrottables Rolling Stones ? Pour faire des sous, on prend d’ailleurs des has been, comme le Buena Vista de Cuba. Dont la mode est d’autant plus surprenante que la qualité de base laisse fortement à désirer : jamais un Tito Puente ou un Xavier Cugat n’aurait recruté pour sa bande l’un de ces instrumentistes ou de ces chanteurs. Mais bon, le phénomène est secondaire et n’a rien de nouveau : de notre temps aussi, il y avait un peu de tout, et plein d’ersatz. Comme un Sacha Distel, présenté comme le digne successeur d’un Maurice Chevalier, d’un Jean Sablon et d’un Tino Rossi réunis.
*
* *
La régression est en politique à la fois plus accentuée et plus préoccupante. Parce qu’elle affecte, au-delà du personnel, le mode de conception et de composition. De moins en moins la réflexion précède l’action, qui se fait d’ailleurs routinière, languissante. On s’est installé dans une morosité de crise, d’acceptation d’un fait accompli permanent. Fellini, l’anticonformiste, doit se délecter, dans sa tombe, de la Répétition d’orchestre qu’un chef à la baguette volontairement cacophonique nous inflige depuis Taëf. Diviser pour régner ? C’est tellement facile ici que cela frise l’indignité. D’autant qu’on fait valser les étiquettes ou qu’on en joue à volonté. Dans le monde sportif, on se plaint de plus en plus ces temps-ci d’athlètes, noirs ou éthiopiens, qui changent de nom en même temps que de nationalité. Les journalistes, les commentateurs ne s’y retrouvent plus. Un peu la même chose dans notre arène locale. Où l’on ne dédaigne pas les petites astuces aidant à la confusion. Comme mettre en vedette médiatique, en lui accordant conférences et hautes audiences, un fonctionnaire qui est l’exact homonyme d’une personnalité opposante. On dira que ce sont là des amusettes inoffensives. Le problème, c’est que l’on tisse autour de nous tout une toile d’araignée de misérables petits détails. De conflits personnels plus ou moins simulés et de scandales parfaitement camouflés. Même quand ils font gravement souffrir le pays, comme c’est le cas pour l’intolérable dossier, financier et technique, de l’électricité.
*
* *
Cet exemple, tout le monde ou presque s’en saisit pour clamer la nécessité de traiter le problème, tout le problème, par le fond.
Le fond ? Il faut voir, il faut savoir, qu’il faut le regarder, en tout premier lieu, dans les yeux d’Adham, 30 ans, fauteuil roulant. Qui écrit à sa mère : « Je me réveille, après avoir humé en rêve l’oasis, le palmier puis l’océan, l’âme prisonnière d’un corps cercueil. »
Toute la question est là : comment bâtir une politique humaine qui prenne en compte nos laissés-pour-compte ? C’est-à-dire pas moins, pas loin, finalement, de 75 % de la population. Parce que aux trois quarts, nous sommes un peuple de déshérités, de spoliés. Et les prédateurs sont souvent nos prétendus protecteurs, hamiha haramiha.
Les empiètements, les abus couvrent bien plus de surface, bien plus d’instances que l’on n’en dénonce généralement. La politique corrompt l’administratif, mais elle est même minée par l’apolitique. Par des centres de force qui s’abritent derrière un rôle social. Bref, tout est, directement ou indirectement, ramené à des rapports de force, aussi bien entre les pôles du pouvoir apparent qu’entre les communautés ou au sein même de ces collectivités.
Il faut donc dépolitiser, au sens large du terme. Et mettre un turbo aux ministères des services, aux dépens des départements de show off, de rendements juteux ou de prétendue influence, à l’ombre des décideurs. Plus largement encore, nous devons tenter de rattraper les deux siècles et demi de retard que nous avons en matière de civisme, de citoyenneté bien comprise. Il faut en faire un culte, comme aux States, et une culture, comme en France. Nous devons virer notre cuti, comme on dit familièrement, et larguer les mentalités absurdes, héritées des Ottomans. Comme de nos propres cadres sociaux, tribaux, claniques, familiaux ou communautaires.
Car, si l’on a tout répertorié en matière de défauts dans le système politique, on n’a, par contre, pas assez porté d’intérêt au poids aliénant du costume parapolitique. Dans de précédents articles, nous avions signalé la spoliation de souveraineté étatique par les rites, qui régissent en maîtres les statuts personnels, la part la plus importante sans doute d’une existence civile. Cette hérésie, les Occidentaux, qu’on peut difficilement qualifier de sous-développés, l’ont tous gommée. Chez nous, c’est infiniment plus difficile, il faut tout de suite le reconnaître. Il y a d’abord à se soucier du million d’ouvriers syriens que nous faisons vivre. Il y a également le demi-million de réfugiés palestiniens que l’on devra assimiler tôt ou tard. Mais l’élément le plus dur à traiter reste de loin l’allégeance première qui va chez nous plutôt à la communauté qu’à la nation ou à l’État. Et cela, parce que, l’exemple inévitablement fascinant de l’islam, religion totale et code temporel autant que spirituel, les corps constitués ont besoin de se protéger en assurant eux-mêmes la gestion de leurs destinées civiles. Par le biais des cheikhs et des prêtres, mentors autorisés de toute individualité et rouage peu apparent, mais certain, d’un montage politique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est aujourd’hui en faillite. Il est grand temps de commencer à recenser les causes, toutes les causes. Pour balayer progressivement cet archaïsme que nous constituons. Utopie ? Peut-être bien, mais on peut dire autant, entre autres exemples, du bouddhisme. Ou de Microsoft à ses débuts !
Il convient, aujourd’hui plutôt que demain, de retourner à la réflexion de fond. Il faut se fixer un idéal. Et savoir lequel. C’est comme cela que l’on avance. Tout en se rappelant, du reste, que l’on perd la raison dès que l’on croit qu’elle se suffit à elle-même. En effet, sans le pouvoir de rêver, que serait l’homme ? Quelle musique, quel espace, quel roman, quelle sculpture, quelle architecture, quelle ville, quel remède aurait-il pu jamais créer ? Quelle beauté aurait-il pu jamais répandre, pour répondre à la beauté du monde ?

Jean ISSA

(1) Sainte Cécile est, bien entendu (!), la patronne des musiciens.
*Musik i mörker, d’Ingmar Bergman, 1948.
«Compagnons de misère, allez dire à ma mère que son fils est pendu sur la place du... Vous m’entendez ? Sur la place du mar-ché. »La complainte de Mandrin. Un Robin Hood français du siècle des Lumières. En fait, il n’a pas été pendu. On lui a rompu les membres, avant de l’attacher, pour mourir, à une roue. Il a donc été roué. À Rouen ? Non, ce n’était quand...