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REGARD - Hashim Sarkis : « Circa 1958 », le Liban à travers les photos et plans de Constantinos Doxiadis Ce fossé qui s’élargit

Du point de passage frontalier de Nahr el-Kébir au Nord à Bint Jbeil au Sud, voici un documentaire photographique couvrant l’ensemble du Liban entre juillet 1957 et janvier 1958. C’est-à-dire juste avant la coupure historique, politique, économique et sociale que vont constituer les « événements » de 1958 et leurs séquelles, notamment l’effort de développement et de modernisation infrastructurel et administratif entrepris durant l’ère chéhabienne pour parer à la disparité de développement entre un Liban rural pauvre, voire miséreux, et un Liban urbain, réduit en réalité à une capitale surgonflée démographiquement, jouissant d’une relative prospérité en trompe-l’œil.

Quinze mille clichés
Cette inégalité, qui va aboutir à la ceinture de misère des banlieues surpeuplées autour de Beyrouth et au choc visuel et moral de bidonvilles jouxtant des hôtels de cinq étoiles, contribuera, inévitablement, à l’éclatement de la « guerre de deux ans » (1975-1976). Déjà le régime du président Chamoun avait senti la nécessité de briser cette ceinture de misère en lançant un programme de logements populaires. Ainsi, avant que le père Lebret, auteur du rapport de l’IRFED commandé par le président Chéhab, ne prédise l’explosion « dans les cinq ans » en raison de ce fossé (qui n’a pas été comblé jusqu’à présent, loin de là, malgré le changement du paysage qui, en modernisant le Liban, l’a défiguré), l’enquête de terrain exhaustive entreprise par le bureau de l’urbaniste international grec Constantinos Doxiadis, chargé par le gouvernement de Sami el-Solh et la Mission d’opérations des États-Unis au Liban de dresser un rapport complet, avec propositions architecturales à la clef, sur la solution de la crise du logement, l’avait mis en évidence quelques années auparavant. Et de la façon la plus parlante qui soit : à travers 15 000 clichés photographiques et 500 esquisses de 1 680 localités libanaises sur 1 692 au total, allant des vues panoramiques aux détails des meubles à l’intérieur des maisons.
Le rapport et les plans devant être réalisés par son bureau d’Athènes, Doxiadis avait décidé de lui fournir des données visuelles sur l’environnement physique, géographique, économique, social, architectural et humain. C’est ainsi qu’un architecte, Panayotis Psomopoulos, et un ingénieur civil, Emmanuel Theocharopoulos, chargés du relevé photographique du terrain, parcoururent en quelques mois 20 000 km, explorant systématiquement le pays, caza par caza, armés de trois appareils photographiques chargés de films en noir et blanc de sensibilité normale pour les extérieurs, de haute sensibilité pour les intérieurs et d’une pellicule couleur pour diapositives.

Travail de précision
Le livre relate les conditions dans lesquelles le projet Doxiadis, remis au gouvernement en mai 1958, quelques jours avant la « saoura », fut abandonné et les clichés, collés dans 24 volumes, à part les 7 volumes du rapport, remisés aux archives du bureau d’Athènes pour être exhumés 40 ans plus tard par Hashim Sarkis. La sélection opérée par ce professeur de l’Université de Harvard, titulaire de la chaire de l’Agha Khan pour le paysagisme et l’urbanisme des sociétés musulmanes, suit le cheminement géographique nord-sud de l’enquête qui commence à la lumière de l’été et se termine en hiver sous la neige et la pluie. Les 350 photos retenues sont habilement exploitées et mises en page par Saad Kiwan, qui a conçu et réalisé cet ouvrage dont le grand format (28 x 37cm) permet d’étaler sur deux pages les montages de 5 jusqu’à 15 clichés nécessités par la reconstitution des vues panoramiques de chaque localité, véritable travail de précision. On imagine sans peine le long et minutieux labeur de retouchage électronique des originaux en vue d’uniformiser l’intensité des noirs, des gris, des blancs sur chaque photo et sur leur ensemble dans les doubles pages et dans la totalité du livre.

Réalisme sans complaisance
Pour Psomopoulos et Theocharopoulos, la photographie n’était pas une fin en soi, mais un moyen synthétique d’information qualitative concentrée sur l’environnement. Ils ne cherchaient donc pas les paysages pittoresques ou impressionnants, les monuments, les vestiges archéologiques, bref ils n’avaient que faire d’une vision romantique. Ils ne cherchaient pas à capter la beauté mais plutôt la laideur, si l’on peut dire : ils étaient en quête de ce qui n’allait pas puisque l’objectif idéaliste final était de le changer en mieux. Ils s’intéressaient aux matériaux et aux techniques de constructions (terre battue dans la Békaa, pierre taillée dans la montagne, béton dans les villes) et à tout ce qui constitue une agglomération humaine : routes, ponts, châteaux d’eau, places publiques, souks, échoppes d’artisans, écoles, intérieurs de maisons, bâtisses civiles à architecture remarquable, travaux des champs, rues peuplées ou dépeuplées, inondées, défoncées, en réfection, hôpitaux, salles de billard (à Baskinta), salle de lecture publique (à Douma), cinémas (une salle rurale projetait Quo Vadis et le Rivoli Sayonara, un film qui fit un tabac à l’époque), mulet à la place Riad el-Solh à Beyrouth, chameaux transportant de la marchandise entre le Akoura et la Békaa, gendarmes à cheval, et bidonvilles un peu partout, à Medawar, à Basta, à Bourj Hammoud, à Torbet Daouk, etc.
Bref, ils s’intéressaient aux données objectives, à la réalité telle qu’elle est, sans maquillage, transfiguration ou sublimation par le cadrage, la lumière et d’autres moyens de trucage. Ce réalisme sans complaisance ni concession rappelle parfois étrangement celui des photographes jésuites des « ateliers » de Ghazir et de Beyrouth au XIXe siècle, surtout dans les scènes de genre, les portraits de travailleurs agricoles et d’écoliers ruraux.

La science des
établissements humains
La moitié du temps alloué à l’étude a été dépensée à recueillir ces données visuelles, ce qui est énorme, d’autant plus qu’un relevé aussi exhaustif n’était pas vraiment nécessaire puisque, en définitive, il s’agissait de réaliser un projet d’habitations à loyers modérés pour loger des travailleurs et des fonctionnaires. Mais Doxiadis, qui avait inventé l’ékistique, « science des établissements humains » mettant en œuvre toutes sortes de disciplines complémentaires, de la géologie à la sociologie, tenait à dresser l’inventaire de l’environnement géographique, urbain, économique, social, humain afin d’y conformer ses propositions. L’un des principes de l’ékistique était de partir de la cellule minimale pour aboutir, par passage d’une échelle à l’autre, à la mégapole et à l’œcuménopole (la ville mondiale) avant d’englober la planète tout entière. Mais, après avoir étudié les matériaux et techniques locaux, il finit par proposer des matériaux américains et des techniques de construction grecques. Le paradoxe est que cet effort théorique et pratique énorme finit, en raison du changement de régime, le président Chéhab préférant les Français aux Américains, par accoucher d’une souris : une petite école privée à Marjayoun, seule trace sur le terrain du passage de Doxiadis au Liban.

Brûlante actualité
Le texte de Circa 1958 soulève des problèmes qui restent d’une brûlante actualité au Liban (il suffit d’évoquer Solidere et le «désert libanais» ou les défaillances graves dans le développement humain relevées dans le rapport du Pnud en 2002) comme dans le monde (le débat sur les bienfaits et les méfaits comparés de la planification et du laisser-faire, dans lequel le chef du gouvernement, adepte du capitalisme libéral tous azimuts, est intervenu en récusant toute nécessité de plan public, sans souffler mot des plans privés). L’iconographie de l’ouvrage ressuscite, quant à elle, un Liban à jamais révolu, misérable mais préservé, à jamais anéanti par le développement anarchique des années de guerre qui a complètement transformé non seulement le paysage global mais également la nature des relations entre villes et campagnes en faisant essaimer les fonctions autrefois détenues exclusivement par Beyrouth et Tripoli dans les localités les plus éloignées, sans toutefois remédier à l’inégalité de développement et surtout de revenus. Mais c’est là un autre chapitre.

Obscénité bétonneuse
Ce Liban révolu pour lequel certains peuvent légitimement éprouver quelque nostalgie sur le plan personnel, comme le relève Hashim Sarkis, ce Liban Circa 1958 rejoint, au rayon des livres de photographie, les nombreux ouvrages qui, depuis la publication de Beyrouth, notre mémoire de Fouad Debbas qui en a été le catalyseur, ont progressivement comblé les lacunes documentaires sur les diverses époques du pays. Pour mémoire, je rappelle l’ouvrage de Philippe Skaff sur les horreurs des constructions actuelles. Les laideurs de 1958 sont quasiment de la beauté en comparaison. Mais cette obscénité bétonneuse est aussi l’inscription dans le paysage des villages et des villes du fossé économique, social et culturel qui s’élargit de jour en jour avec la paupérisation accélérée d’une grande partie de la population. (Éditions Dar An-Nahar et Fares Foundation).

Joseph TARRAB
Du point de passage frontalier de Nahr el-Kébir au Nord à Bint Jbeil au Sud, voici un documentaire photographique couvrant l’ensemble du Liban entre juillet 1957 et janvier 1958. C’est-à-dire juste avant la coupure historique, politique, économique et sociale que vont constituer les « événements » de 1958 et leurs séquelles, notamment l’effort de développement et de...