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Interview - Le député de Baabda, visionnaire ou utopique ? Société civile, déconfessionnalisation globale, libre décision : les trois points-clés de la proposition Honein(photo)

Utopique. Idéaliste. Irréaliste. Infaisable. Ou alors dans cent ans. Les épithètes sont nombreuses et continueront de fleurir, sans aucun doute, lorsque la proposition de Salah Honein (imposer pour tous une seule loi sur le statut personnel, instaurer la société civile, abolir le confessionnalisme dans son ensemble et redonner au Liban et aux Libanais leur libre décision) sera soumise aux commentaires de tout un chacun. « Idéaliste ? Parfait. Cela ne me pose pas de problème, ce n’est pas un crime. Ma proposition est peut-être nulle, mais que l’on me donne un supplétif à Taëf. Le Liban a toujours inventé une multitude d’innovations politiques. Je n’ai aucune prétention de détenir la solution ou la vérité, mais je veux lancer un débat d’idées. Les talk-shows politiques d’aujourd’hui radotent », répond, imperturbable, le député de Baabda, proche de Bkerké, membre de Kornet Chehwane comme du bloc Joumblatt, partenaire de travail régulier des députés hezbollahis et grand admirateur de Martin Luther King.
Pour lui donner toute la force dont elle aurait besoin pour faire face à la kyrielle de critiques qui ne manqueront pas de se faire entendre et pour lui assurer un tant soit peu de longévité, lui garantir une évolution dans la maturité, Salah Honein a envisagé, pensé, réfléchi, argumenté et défendu sa proposition comme une véritable démonstration mathématique. Et l’axiome du député de Baabda est simple, clair, et publiquement partagé par la quasi-totalité de la classe politique libanaise (sans compter l’ensemble des citoyens eux-mêmes) : l’accord de Taëf n’a pas été appliqué.
« Au bout de quatorze ans de non-application, après quatorze ans de crises de pouvoir endémiques et aussi régulières qu’un métronome, Taëf a perdu de sa force, de son prestige, de son aura : Taëf s’est émoussé, il a perdu son dynamisme, il est désuet et périmé. Il faut une nouvelle solution. » Pourquoi une nouvelle solution et pas l’application stricto sensu de l’accord du 23 octobre 1989 ? « Parce que Taëf a répondu en premier lieu aux impératifs d’un cessez-le-feu. À l’époque, la situation était particulière, difficile, fortement conjoncturelle ; aujourd’hui, nous pouvons nous permettre d’être plus exigeants, de regarder bien plus vers l’avenir, d’essayer d’être visionnaires. Le monde entier évolue, se démocratise ; même certains pays arabes connaissent une vague progressiste presque sans précédent. Il faut définitivement voir de l’avant, pour que l’exception libanaise puisse dessiner l’avenir de toute la région. »
Qu’est-ce que c’est, véritablement, un Liban évolué ? « Le Liban évolué est un Liban qui aura instauré une société civile, tout en préservant la caractéristique de la représentativité libanaise. Qui aura donc sauvegardé l’esprit de 1943, tout en rectifiant sa lettre, sa formule, basée à l’époque sur un monopole accordé à trois communautés (maronite, chiite, sunnite), et donc sur l’exclusion des autres. » Salah Honein commence ainsi à entrer de pied ferme dans le cœur de sa proposition. En évoquant d’abord le préambule de Taëf, « exceptionnel, mais qui aurait été parfait si un seul mot avait été biffé de son contenu ». Ce mot figure dans l’alinéa h du préambule, et il s’agit de l’adjectif qualificatif « politique » : « La suppression du confessionnalisme politique est un objectif national primordial qu’il faut réaliser conformément à un plan échelonné », dit cet alinéa h de la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990. Salah Honein, lui, propose plutôt la suppression du confessionnalisme. Point. « Cette suppression est indivisible », martèlera-t-il à plusieurs reprises.
Le député de Baabda veut donc abolir le confessionnalisme et instaurer la société civile. Pour qu’aucune communauté ne se sente marginalisée ; pour éviter un jour que l’une d’entre elles n’en arrive à imposer son diktat sur les dix-huit autres ; pour que la peur d’une coptisation galopante ne soit plus le cauchemar de certains ; pour en finir avec un Libanais polygame et un autre monogame, pour en finir avec une Libanaise qui n’aura qu’un quart de part d’héritage alors qu’une autre bénéficiera d’une part entière ; pour que tous les citoyens soient égaux devant la loi ; pour que la loi de l’un ne devienne pas, par la force, celle de l’autre ; pour qu’il n’y en ait plus qu’une à laquelle devra obéir l’ensemble des Libanais ; pour que la loi continue de respecter la foi sans que la foi ne dicte cette loi ; pour optimiser la solidarité, la cohésion et l’harmonie entre ces derniers ; pour garantir, à tous, la liberté, et pour garder au Liban « à visage arabe » toutes ses spécificités, et, surtout, « sa » spécificité...
Première étape : l’amendement de l’article 19 de la Constitution. Pour ne plus autoriser les chefs spirituels des communautés reconnus par la loi de saisir le Conseil constitutionnel sur des sujets concernant le statut personnel, la liberté de conscience, l’exercice du culte ou la liberté de l’instruction religieuse.
Deuxième étape : le mariage civil deviendra facultatif. Et en finir avec l’hypocrisie galopante : « Si le mariage civil est interdit, comment se fait-il que les centaines qui sont contractés à l’étranger par des chrétiens ou par des musulmans sont reconnus au Liban ? »
Troisième étape : appliquer à tous les Libanais, après un laps de temps qui sera prédéfini, la même et unique loi sur le statut personnel. « La Turquie et la Tunisie, qui sont musulmans à 100 %, le font déjà, et sont bien plus évolués que nous. Cela sans parler des pays occidentaux, où la séparation entre l’Église et l’État a été instaurée, en France par exemple, depuis 1905. »
Quatrième et ultime étape : redonner au Liban et aux Libanais leur libre décision. « Parce qu’une fois la Syrie partie du Liban, une fois les Libanais livrés à eux-mêmes de nouveau – et cela, un jour ou l’autre, nécessairement, arrivera –, il faudra bien trouver une autorité nationale institutionnelle – maintenant que Taëf, qui est l’incarnation de la tutelle syrienne, est devenu obsolète – qui remplacera l’autorité syrienne. » Salah Honein propose de mettre sur pied une autorité de référence, un mécanisme, sains, qui donneraient les prérogatives inhérentes à sa fonction au président de la République et non pas à sa communauté. Une fois, évidemment, la société civile bel et bien mise en place.
Ainsi, le chef de l’État serait élu, pour un mandat de quatre ans renouvelable une fois, au suffrage universel, quelle que soit sa communauté – et il exercera les mêmes prérogatives qu’avant Taëf. Mais comme le Liban n’est ni un pays européen ni les États-Unis, et parce que l’on ne peut pas superposer constitutionnellement loi civile et répartition confessionnelle, le pacte national du XXIe siècle, parallèlement à la Constitution, imposera un système rotatif des deux présidences de la Chambre et du Conseil, autour du suffrage universel pour le n° 1 de l’État. Ainsi, le président de la Chambre, qui serait élu chaque année (mandat renouvelable également) par un Parlement divisé à égalité entre chrétiens et musulmans, devra appartenir à une autre communauté que celle du locataire de Baabda. Idem pour le Premier ministre. Avec une condition : pas plus de deux postes sur trois pour la même grande communauté, qu’elle soit chrétienne ou musulmane. De quoi rassurer, finalement, tout le monde. Les rois comme les faiseurs de rois.
L’utopie est certes particulièrement nuisible pour ce qu’elle recèle de possibilité de désillusions, pour ce qu’elle confronte, quasiment à chaque pas, chaque jour, la réalité à une fausse image, pour ce qu’elle comporte de découragement du fait de la disproportion entre la perspective rêvée et la tâche à faire. Sauf qu’il faut bien comprendre que dans ce monde où la vie et l’univers sont cruellement donnés comme des choses immuables à des catégories immenses d’hommes et de femmes ; dans ce monde – notamment au Liban – où l’avenir est bouché par une société fixe à quoi toute correction apportée est qualifiée de crime ; dans ce monde où le rêve ne peut être qu’immoral, « la disproportion de l’utopie devient la première forme, toute spéculative, d’une libération de l’esprit, et le jardin de l’avenir pousse dans le malheur de l’homme ».
Salah Honein ne pourrait pas contredire Louis Aragon. À lui de faire en sorte, s’il en est capable, et lorsque les conjonctures seront bonnes, de déplacer les montagnes, de fédérer autour de sa proposition le maximum de Libanais, politiques ou simples citoyens. Il semblerait d’ailleurs que les principaux pôles du pouvoir voient d’un œil positif sa proposition. À lui, aussi, de se dépêcher d’en trouver une autre s’il s’avérait que celle-ci ne convainc pas grand monde, ou qu’elle porte en elle les propres germes de son infaisabilité. Il n’empêche, visionnaire ou totalement utopiste, le député de Baabda a au moins le mérite, à l’instar de quelques-uns de ses collègues, de faire ce pour quoi les Libanais le paient. Et c’est déjà beaucoup.

Ziyad MAKHOUL
Utopique. Idéaliste. Irréaliste. Infaisable. Ou alors dans cent ans. Les épithètes sont nombreuses et continueront de fleurir, sans aucun doute, lorsque la proposition de Salah Honein (imposer pour tous une seule loi sur le statut personnel, instaurer la société civile, abolir le confessionnalisme dans son ensemble et redonner au Liban et aux Libanais leur libre décision) sera...