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REGARD - Willy Aractingi : In Memoriam Le jeu de la vie

Essentiellement cosmopolite, décalé un peu partout, toujours entre deux chaises et plusieurs types d’activités (scientifique, commerciale, artistique), faisant la navette cinq fois par an entre Paris où il s’installe dès 1975 pour fuir la guerre et Beyrouth où il garde boutique, maison, famille et amis, Willy Aractingi (1930-2003), né à New York de parents originaires d’Alep, passe son enfance au Caire où il commence à peindre sporadiquement en autodidacte qu’il restera toujours, fait ses études de chimie à l’Université américaine de Beyrouth, se spécialise en parfumerie à Grasse, s’installe à Beyrouth où il est directeur chez Fattal, ouvre une boutique d’articles de maison et, en 1974, une galerie d’art contemporain « Le Point », rue Clemenceau, après avoir présenté ses deux premières véritables expositions en 1973 et 1974 à la galerie « Contact ». Au cours de sa brève mais mémorable carrière, juste un an, Le Point présentera, en primeur sur le marché libanais, des peintres d’avant-garde internationaux et même locaux.

L’appel à l’enfance
Dès 1980, Willy Aractingi consacre le plus clair de son temps à la peinture avec un acharnement au travail qui fait de lui un enragé de la peinture à l’huile, la seule qu’il connaisse et pratique parce qu’elle correspond parfaitement à ses besoins de peintre de fables et de fariboles hautes en couleur.
Sous de faux airs de peintre naïf adonné à la stylisation géométrisante des êtres et des choses, tout chez lui respire le théâtre, la scénographie, la mise en scène, la représentation du monde au second et même au troisième degré. On l’aurait très bien vu peindre un rideau de scène ou brosser les décors de La soirée des proverbes de Georges Shéhadé. Lequel appréciait « l’appel incomparable à l’enfance » de sa peinture. Mais Willy (il est difficile de lui donner de l’Aractingi tout sec), même s’il adoptait une attitude proche de l’illustrateur de contes pour enfants, s’adressait surtout à des adultes et d’abord, probablement, à lui-même. C’est un appel à l’enfant dans l’adulte plutôt qu’un appel à l’enfant sans plus qu’il s’agit. C’est-à-dire à la capacité d’émerveillement qui est au cœur de la capacité de poésie. En même temps, il avait naturellement cette distance salutaire que donnent l’humour, la dérision, l’ironie parodique, la feinte ingénuité, la malice narquoise, le jeu, le calcul, mais aussi l’hédonisme, la joie de vivre, l’ouverture d’esprit. En sorte qu’il était, malgré le sentiment de déphasage que traduit toute cette démarche, tout à fait à l’aise dans le monde.

Contenu érotique
Rien d’étonnant que Willy ait eu finalement le coup de génie de se lancer dans l’illustration des Fables de Jean de La Fontaine. Comme lui, c’est un fin renard, un rusé compère qui fait l’innocent pour mieux faire passer ses idées sur les rapports de pouvoir, essence des rapports sociaux. Et à l’instar du fabuliste, qui a également écrit des Contes libertins, Aractingi n’a aucune fausse pudeur, il a même une désarmante candeur devant la sexualité omniprésente dans ses tableaux. La nature tout entière, faite de formes sphériques, ovoïdes, tubulaires, cylindriques, participe d’une perpétuelle célébration du masculin et du féminin. Le plaisir particulier que donnent beaucoup d’œuvres perfidement perverses de Willy vient du contraste entre ce contenu érotique latent ou patent et l’allure « enfantine » du traitement.
Ses compositions frontales sont toujours simples et franches avec des éléments symétriques ou asymétriques nettement délimités et individualisés qui se détachent sur des fonds plats peints après-coup pour boucler l’ensemble en en reliant les parties. Il n’y a rien d’inutile. Bien que beaucoup d’éléments semblent purement ornementaux, telles ses végétations luxuriantes, souvent, au centre, déambule un « Grand chat », euphémisme tout à fait aractingien, ou se cache, derrière un tronc troublant de lactescence, une créole dont le « Bouquet de la mariée » s’épanouit à la hauteur du sexe pour s’y identifier dans une tendre provocation.

Le serpent de service
Une sorte de réenchantement du monde se dégage des œuvres de Willy que Schéhadé avait très bien vu en parlant d’appel à l’enfance. Tout comme ses arbres, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits, ses animaux et ses humains aux corps épanouis participent à ce sentiment d’une nature vierge qui n’a jamais été souillée, d’une nature païenne qui n’a jamais connu les affres de l’impureté et les tourments du péché de chair originel. Et d’où, par conséquent, toute angoisse est absente. Coïncidant avec elle-même, elle jouit, sans aucun malheur de conscience, du bonheur perpétuel d’un ordre souverain et, somme toute, souverainement bon où la pollution, qui bousille tous nos paysages, est encore inconnue.
Un paradis perdu et à retrouver. Mais qui serait trop fade sans le serpent de service. Willy le sait qui entreprend de jouer lui-même ce rôle de tentateur, d’éveilleur des sens et de provocateur de la conscience. Chimiste, il a longtemps créé des parfums, dosant les essences animales et végétales pour aviver chez le mâle le désir de la femelle et vice versa. Il y a dans tout parfum une délicieuse exacerbation, une perverse ostentation évidentes dans les travaux du peintre.

Intériorité
Mais Willy n’est pas seulement le peintre du désir qui s’étale dans la joyeuse et limpide extériorité du monde, des êtres et des choses, telle cette créole batifolant dans une baignoire flottante, les seins en goguette débordant l’un de face, l’autre de profil. Il a parfois, malgré tout, des moments d’intériorité d’une extrême pureté comme dans ces Œillets bleus sur fond noir (dans l’exposition de 1994 à la galerie Épreuve d’Artiste d’où les autres exemples sont également tirés). Ils étonnent par leur recueillement : sans changer de manière, Aractingi (ici le nom plutôt que le prénom s’impose) réussit à suggérer un sentiment de solitude, de désarroi, de déréliction rien que par les couleurs et les rythmes de la composition. Soudain, chez l’amuseur amusé, pointe un authentique affect profond difficilement dissimulable.
Ce qui explique sans doute qu’en contrepoint aux bouquets joliment indécents de la Demande en mariage du Peau-Rouge, de L’offrande de la lune à Mae West ( ce qui s’y offre, en définitive, c’est le sexe de l’homme à la femme) et du Bouquet de la mariée (ce qui s’y offre, c’est le sexe de la femme à l’homme), on trouve une surprenante Annonce faite à Marie où l’ange androgyne, au profil cassé à l’égyptienne et aux cheveux blonds flottant au vent, tend, à partir de la droite, un bouquet de trois fleurs rouges et de cinq fleurs oranges à Marie debout, de face, sage collégienne à col suzette, aux lèvres roses charnues et gourmandes, aux cheveux outremer coupés court, et qui tient, au niveau de la poitrine, une rosace à sept orbes périphériques et un orbe central, comme si les huit fleurs de l’ange s’étaient transformées en une unique et symbolique « fleur » des entrailles. Ici le bouquet perd complètement sa connotation sexuelle pour signifier le souffle de l’Esprit saint.
C’est d’autant plus surprenant que Aractingi, qui renouvelle un sujet plus que battu et rebattu, affirme n’avoir pas du tout cherché à traduire un quelconque symbolisme, mais uniquement à trouver des solutions techniques à une composition en largeur. Je le crois d’autant plus volontiers qu’il est certes plus à l’aise dans ses coqs aux magnifiques plumages qui font irrésistiblement penser à ce Chanteclair de Rostand qui croyait, dans sa virile outrecuidance, pouvoir provoquer, par son chant, le lever du soleil. À voir les coqs d’Aractingi, on partagerait aisément son illusion.

Le sens de l’amitié
Les « Fables » de La Fontaine de Willy sont vite devenues une grande aventure, avec des dizaines d’expositions en France, plusieurs livres d’art, des menus sur les vols longs courriers d’Air France distribués exceptionnellement pendant trois ans et désormais objets de collection. Willy a peint des centaines de toiles avec diverses versions des fables et a continué à le faire, parallèlement à d’autres cycles, jusqu’à la fin inopinée. Je l’ai vu il y a moins d’un mois à la galerie Le Point. Il débordait de vitalité et de projets. Il était de passage pour étrenner une belle exposition collective de fables de La Fontaine peintes par des artistes amis libanais et étrangers qui restera visible jusqu’à fin septembre, en principe. Willy avait non seulement le contact facile, le bagout, le don de s’ouvrir immédiatement à l’autre, d’étaler ses cartes sans complexe, ce qui facilite beaucoup les choses, mais aussi le sens de l’amitié qui suppose beaucoup de générosité et de mise en avant de l’autre.
Parmi ces œuvres parfois étonnantes – tels ces patchworks africains aux merveilleux coloris – les siennes étaient en bonne place. Il s’était amusé à peindre les mêmes toiles en plusieurs versions, en variant les couleurs et certains détails secondaires. C’était sa dernière marotte et il s’enchantait de constater à quel point elles étaient différentes les unes des autres. Il s’amusait à peindre de cette manière et il voulait faire partager son amusement et ses découvertes. Il jouait à démarquer ses toiles tout en les clonant et à étaler le résultat. Et c’est bien l’esprit du jeu, où rien n’est tout à fait sérieux bien que tout soit minutieusement réglementé, qui définit le mieux son approche de la peinture.
Il a été terrassé par une double embolie cérébrale à Barcelone où il était en vacances avec des amis. Le service funèbre a eu lieu à l’étranger dans la plus stricte intimité. On dirait une dernière désinvolture à la Willy. Ce cosmopolite décalé qui avait tellement de relations pouvait-il finir autrement sa partie dans le grand jeu de la vie ?

Joseph TARRAB
Essentiellement cosmopolite, décalé un peu partout, toujours entre deux chaises et plusieurs types d’activités (scientifique, commerciale, artistique), faisant la navette cinq fois par an entre Paris où il s’installe dès 1975 pour fuir la guerre et Beyrouth où il garde boutique, maison, famille et amis, Willy Aractingi (1930-2003), né à New York de parents originaires...