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Droits de l’homme - Quand le rêve de liberté se transforme en désillusion Les anciens détenus des prisons syriennes condamnés au silence et à l’oubli(photo)

Il y a un peu plus de deux ans, ils sont sortis pleins d’espoir des geôles syriennes. Beaucoup leur avaient dit, dans la foulée des retrouvailles, qu’ils étaient des miraculés, qu’ils devraient célébrer une renaissance. Au tout début, ils y avaient cru. Mais depuis leur libération, c’est un chemin de croix qu’ils vivent au quotidien. La visite à Damas, la semaine dernière, du comité des parents de détenus libanais en Syrie et des ONG Solid et Solida a remis leur dossier sur le tapis.

Joseph Hallit, 42 ans (emprisonné de 1992 à 2000), et Ali Abou Dehn, 53 ans (détenu de 1987 à 2000), figurent parmi les 54 prisonniers libérés le 15 décembre 2000 des geôles syriennes. Ce sont probablement les plus courageux de leurs camardes, étant les seuls à s’adresser souvent à la presse et à œuvrer au nom de tous leurs ex-compagnons de cellule – auprès des responsables de l’opposition, des ambassades étrangères et des organisations internationales – pour la réhabilitation des anciens détenus des geôles syriennes. Bien qu’ils aient pratiquement frappé à toutes les portes leurs tentatives sont, jusqu’à présent, restées vaines...
Marginalisés, laissés-pour-compte et étrangers dans leur propre pays, ils tentent tant bien que mal de survivre. Survivre aux longues années de prison et à une nouvelle liberté qui n’a malheureusement pas été à la hauteur du rêve. Et pourtant, c’était bien ce rêve de liberté et de retour au pays qui leur avait permis de tenir le coup...
Deux ans et demi plus tard, le rêve – comme un mirage – s’est dissipé. Et ce sont probablement une force et une ténacité hors normes qui permettent à Joseph et à Ali de lutter encore actuellement. Lutter pour se faire entendre, lutter pour la réhabilitation des ex-détenus des geôles syriennes, lutter surtout pour vivre.
Car, des histoires tristes de leurs anciens compagnons de cellule, ils n’en ont que trop. Il y a ceux qui ont été quittés par leurs épouses, des femmes qui avaient pourtant attendu des années durant le retour de leur conjoint de prison. D’autres ne sont pas très appréciés de leurs enfants, qui ont grandi sans eux, et qui ne parviennent pas à s’habituer à une présence qu’ils considèrent étrangère. Quelques-uns ont quitté famille et amis pour vivre seuls, coupés des leurs, dans des taudis insalubres, comptant uniquement sur l’aumône...
« Pour réhabiliter n’importe quel prisonnier, il faut avant tout lui trouver un emploi », indique Joseph, soulignant que la quasi-totalité des anciens détenus des geôles syriennes est toujours au chômage. « Pourtant beaucoup d’entre nous sont prêts à encaisser moins qu’un ouvrier syrien », relève-t-il, ajoutant que « les gens ont peur de nous assurer des emplois, ils craignent la réaction des services de renseignements ». « Il suffit de dire que l’on a séjourné dans une prison syrienne pour voir toutes les portes se fermer », note-t-il.
Les deux anciens détenus rapportent que, depuis leur libération, eux-mêmes et leurs camarades sont surveillés par les services de renseignements libanais. « D’ailleurs, depuis quelques mois, nous faisons l’objet d’un mandat d’amener », relève Ali, se demandant pourquoi « une telle mesure a été prise quand nous avons été libérés à la suite d’une amnistie du président Assad et que l’État libanais a choisi ensuite de nous remettre en liberté ».
Revenant au problème de l’emploi, Ali et Joseph racontent l’histoire de l’un de leurs compagnons de geôle, Élias Tannous, qui était membre des FSI au moment de son arrestation. Durant ses dix ans de détention, son épouse a bénéficié, chaque mois, de son salaire au sein de la police. Mais dès son retour au Liban et sa remise en liberté, Élias a été licencié. Un autre compagnon de cellule, Nizar Hallack, est ingénieur. Il a répondu à une petite annonce relevant que les employeurs ne tiendront pas compte du critère de l’âge si les demandeurs d’emploi sont des anciens détenus politiques. Mais Nizar n’a pas été retenu pour le poste.
« Cette exception s’applique uniquement aux ex-prisonniers des geôles israéliennes », lui avait-on rétorqué.
Ali et Joseph rapportent également qu’un nombre non négligeable de leurs anciens compagnons de cellule sont partis à l’étranger, le Canada, les États-Unis, l’Australie, voire le Kazakhstan, pour trouver un emploi.
Tous étaient « prisonniers politiques » en Syrie, et tous rêvaient de rentrer au Liban, de vivre en liberté et de ne plus jamais quitter le pays... Et pourtant...
Ali et Joseph, eux, tentent tant bien que mal de travailler. Ali, qui possédait plusieurs camions et magasins qu’il louait avant sa détention, essaie de gagner sa vie comme chauffeur de taxi. Il travaille par intermittence. Camions et magasins et beaucoup d’autres biens avaient été vendus durant sa détention. « Ma famille devait survivre durant mes treize ans en Syrie, et de toutes ses possessions, mon épouse n’a gardé que son alliance en or », raconte Ali.
Avant sa détention, Joseph projetait de partir aux États-Unis pour poursuivre sa spécialisation en médecine. Il a séjourné en prison huit ans. Actuellement, grâce à une aide de l’USJ, il suit une formation dans le domaine médical, travaille à la YWCA et fait du bénévolat auprès de l’Agem, une ONG qui opère auprès des prisonniers et de leurs familles.

Derrière les barreaux,
le temps s’arrête
Joseph se rend donc régulièrement à la prison de Roumié. Mais quand on a passé huit ans en prison coupé de tout et des siens, ne cherche-t-on pas à fuir le milieu carcéral ? « Pas du tout, je ne me sens pas bien dans le monde extérieur, la prison me rassure, je me sens chez moi », dit-il. Ali renchérit : « Quand j’étais en Syrie, je rêvais de liberté, maintenant quand je dors, je rêve de la prison. »
Pourquoi ? Les raisons sont multiples. « en prison, on n’a pas besoin d’argent pour survivre, on se comprend entre détenus, entre personnes qui vivent la même misère ; derrière les barreaux, coupés de tout, le temps s’arrête », indique Ali, ajoutant : « J’étais absent durant 13 ans et je n’étais pas en voyage d’agrément aux Bahamas. »
Ali et Joseph ne mettent pas des mots sur leur souffrance, ils laissent à leur interlocuteur deviner ou non ce qu’ils ressentent. Cette douleur indicible apparaît au détour d’une phrase, d’un sourire impassible ou d’une histoire presque anodine.
Tous les deux se rendent souvent au Virgin Megastore, juste pour regarder le nouveau matériel électronique. Ali, qui a beaucoup d’humour, évoque « les flat screen » et les mini caméras vidéo et raconte la première fois qu’il a tenu un téléphone portable avec vibreur. « J’étais assis près de la fenêtre, le téléphone a sonné en bougeant, mon seul réflexe était de me lever et de jeter la petite machine du cinquième étage », dit-il. « Jusqu’à présent, je n’arrive pas à allumer seul un ordinateur et à me brancher sur Internet pour parler à mon fils en Australie », ajoute-t-il.
Il y a pire encore : aller dans une épicerie pour acheter n’importe quelle marchandise. « Actuellement, un briquet coûte 250 livres, avant mon incarcération, on l’achetait pour quelques piastres... Il faut se réadapter à tout, même à ces toutes petites choses qui semblent bien évidentes pour une personne normale. »
Les anciens détenus des prisons syriennes sentent-ils, quelque part, qu’ils ont perdu la raison, ne se considèrent-ils plus « normaux » ? Eux-mêmes se posent la question.
Ils savent qu’ils ont beaucoup de mal à s’adapter au quotidien, à revivre avec leur famille et revoir leurs amis « d’avant ». Toute une société qui a évolué et vécu sans eux. Jusqu’à présent, ils ne reconnaissent pas les rues, ont du mal à se retrouver dans des endroits qui leur étaient familiers. « L’exposition au centre-ville, sur la mémoire de Beyrouth, avec les anciennes photos de la capitale, c’est là où je me suis retrouvé, c’est ce que j’aimerais voir en vrai », relève Ali. « Pour nous, le temps s’est arrêté le premier jour de notre détention », explique Joseph.
Sur le plan émotionnel et affectif, c’est comme si leurs geôliers avaient réussi à effacer leur passé, leurs bons et mauvais souvenirs, leurs sensations de plaisir ou de douleur, tous leurs acquis d’avant...
Ali et Joseph ne parlent pas de mauvais traitement ou de torture dans les « prisons politiques » de Damas. Ils évoquent juste un sentiment « d’angoisse » qu’il faut savoir gérer des années durant.
« Plus rien ne nous touche. C’est comme si nous étions indifférents à tout, toutes ces choses qui rendent les autres heureux ou malheureux, qui provoquent des réactions... Je peux faire un accident, casser ma voiture, sans m’énerver, comme si rien ne m’était arrivé », dit Joseph, se demandant comment on peut refaire sa vie après être sorti d’une prison syrienne.
Il parle du regard des autres posé sur lui. Joseph, qui est célibataire, évoque son expérience avec les femmes depuis sa libération. « Quand elles savent que je suis un ancien détenu des prisons syriennes, elles s’attendent à être avec un véritable héros... mais je suis un homme ordinaire », dit-il.
Des hommes ordinaires, Ali et Joseph savent – mais ne le diront pas – qu’ils ne le redeviendront jamais plus.
Ils savent que leur séjour en prison et leur remise en liberté – cette liberté qui n’a pas été à la hauteur du rêve – les ont transformés pour la vie. Ils savent aussi que rien ne peut compenser les années passées dans une geôle syrienne.
Ils ne se lasseront pas pour autant de lutter au sein des ONG et d’appeler à la réhabilitation des anciens détenus des prisons syriennes, même si leur bataille demeure jusqu’à présent vaine. « Nous avons frappé à toutes les portes, les responsables ne veulent pas nous recevoir, les représentants des pays européens au Liban ne proposent aucun projet, et il y a même un député de l’opposition qui nous a simplement dit qu’il n’adoptera pas notre cause car elle est perdante », relève Joseph.
Joseph Hallit et Ali Abou Dehn font partie du groupe des derniers Libanais à avoir été libérés des geôles syriennes. On les comptait officieusement parmi les disparus de guerre. L’amnistie du président Assad avait démenti ces rumeurs.
Pourtant, le sort de plus de 175 Libanais ayant séjourné, depuis 1976, dans les geôles syriennes demeure inconnu.

Patricia KHODER
Il y a un peu plus de deux ans, ils sont sortis pleins d’espoir des geôles syriennes. Beaucoup leur avaient dit, dans la foulée des retrouvailles, qu’ils étaient des miraculés, qu’ils devraient célébrer une renaissance. Au tout début, ils y avaient cru. Mais depuis leur libération, c’est un chemin de croix qu’ils vivent au quotidien. La visite à Damas, la semaine...