Rechercher
Rechercher

Actualités

REGARD - Les tapis du Caucase Des trésors de sagesse

La belle exposition « Tapis du Caucase à travers trois collections libanaises privées » au musée Sursock (cf. Richesse et lumière des tapis du Caucase, Edgar Davidian, L’Orient-Le Jour du 3 juin 2003) devrait encourager les collectionneurs à remettre sur pied l’Association libanaise des amateurs de tapis anciens (ALATA) qui existait avant la guerre. Elle s’était manifestée pour la dernière fois, fatidiquement, en 1975, avec une exposition de tapis de prière antiques et anciens du XVIe au XIV siècle (Institut Goethe).

La culture du tapis
De nombreuses collections, parfois dotées de tapis rares peu ou pas du tout documentés dans les livres et les revues, attendent d’être découvertes et exposées. Ne serait-ce que pour constituer un antidote au déluge de tapis de bas de gamme et de tapis d’imitation qui noient le marché local, faussant les repères et les critères déjà confus d’un public désorienté. Le mauvais tapis chasse le bon. C’est une contre-offensive qu’il faut monter en organisant des expositions didactiques régulières pour éclairer les profanes qui, s’ils vivent familièrement avec les tapis en tant qu’objets domestiques d’usage courant, ignorent à peu près tout de leurs multiples aspects et dimensions. Si l’association se contentait de dresser l’inventaire des collections et de leurs contenus, ce serait déjà faire œuvre utile. Si elle s’employait à répandre la culture du tapis, elle contribuerait à susciter des vocations de collectionneurs ou, à défaut, d’amateurs avertis.
C’est le même problème qui se pose ailleurs. Faute de musée, le public a en général une idée vague et donc inexacte de la situation des arts plastiques au Liban. Faute de musée du tapis (ne serait-ce que du tapis de Fekyeh, au Hermel, dont la production ancienne mérite considération), le public n’a aucune idée d’ensemble de la richesse inouïe de ce véritable univers qu’est l’art du nouage avec ses galaxies et ses systèmes solaires. Il évite donc, au rebours des amateurs, les tapis qui font montre d’un caractère graphique ou chromatique trop prononcé, préférant les fadeurs passe-partout de quelques provenances persanes qui s’accordent au mobilier dit de « style ». Alors que les tapis caucasiens, avec leur crépitement de couleurs et de formes géométriques, feraient meilleur ménage avec le mobilier contemporain. Cette idée d’une sorte d’harmonie préétablie entre un type de tapis et un type de mobilier est un mythe sans fondement.

Dissidence inhérente
Quand j’étais gosse, je prenais un plaisir fou, vautré à plat ventre sur le Kashgaï de ma chambre, à tenter d’en dénombrer les motifs et d’en vérifier la symétrie. Tentative qui se soldait invariablement par un échec, ne serait-ce qu’à cause de la prolifération des figures dont je m’efforçais de dresser l’inventaire. Ce qui ne m’empêchait pas de recommencer bientôt, sans plus de succès.
Cette perpétuelle frustration m’apprit qu’un tapis, en dépit de sa clôture, tel un jardin entouré d’enceintes successives (ce qu’il est à plus d’un égard), est en réalité inclôturé et même inclôturable. Inévitablement, la symétrie apparente révèle des failles qui semblent dues au hasard, à l’inattention, à la malhabileté des noueurs, à de faux calculs de points, mais qui, par leur récurrence irrégulière, finissent par constituer une sorte de dissidence inhérente au système, une déconstruction délibérée intrinsèque à la construction elle-même. L’œuvre finie et fermée par son format et ses formes devient, du coup, ouverte et infinie par ses rapports internes qui défient les formules toutes faites tout en ayant l’air de les appliquer. Comment comprendre, par exemple, les différences de couleurs des motifs correspondants des bordures latérales ? Au premier abord, ils semblent identiques. Un regard plus attentif fait ressortir des discordances insoupçonnées, parfois bien cachées.

Rupture de symétrie
Le tapis s’avère un système symétrique (il suffit d’en connaître le quart pour le reconstituer en entier) contenant d’autres systèmes symétriques (figures polygonales également décomposables en quatre quarts) perturbés par des ruptures inattendues et réitérées de symétrie. Ruptures qui émanent d’une vie irrationnelle, opaque, reflet du travail de l’inconscient peut-être, ce qui, autrement, serait une armature sèche, transparente, reflet d’une conscience organisatrice trop rationnelle, donc une armature morte, sans suc ni sève vitale. C’est souvent le cas, malgré leur splendeur formelle, des tapis persans d’atelier noués d’après des cartons d’artistes trop puristes. Même leurs rares anomalies semblent artificielles. L’univers lui-même est né d’une rupture de symétrie. Il n’aurait jamais existé si, pour une raison mystérieuse, les particules de matière n’avaient excédé de peu, après le grand boum inaugural, les particules d’antimatière correspondantes. De même, chaque particule élémentaire naît elle-même d’une rupture de symétrie du vide, du champ primordial unifié.
Le bon tapis est donc un équilibre précaire et je dirais fuyant, élusif, puisqu’il ne se laisse pas aisément saisir pour être mis en équation, entre parité et disparité, structuration et déstructuration, complétude et incomplétude, perfection et imperfection, éternité et temps, divin et humain. L’irrégularité n’est donc pas un «diabolus » mais un « homo in musica ». L’imperfection est la perfection spécifique de l’homme. Le tapis avec ses défauts est l’image de l’homme avec ses tares.

Un champ d’énergie
spirituelle
On oublie parfois, pris par les dessins, les motifs, les figures, que le tapis possède un fond qui porte cette fantasmagorie comme la surface de l’eau porte les nénuphars ou le ciel nocturne les astres. Ce fond, c’est le « zamin » en jargon de tapis, la dimension de l’immuable, de l’invariable, de l’éternel, du vide qui sous-tend (tel le silence sans lequel la parole et la musique seraient inaudibles) la dimension du «zaman », du temps, du variable, du muable, du plein de la figuration pictographique. C’est le mariage du microcosme et du macrocosme.
C’est pourquoi le tapis, bien que l’on sache étrangement peu de choses à son propos, et notamment à propos de son langage emblématique, du sens de ses dispositifs, de ses motifs, de ses couleurs (cet art du signe par excellence est un désert sémiotique), est, par essence, un espace sacré, un mandala, un yantra, un temple, un champ d’énergie spirituelle. Il suffit de l’étendre sur le sol le plus profane pour le rendre apte à la prière, c’est-à-dire à ce que lui-même, justement, représente : la liaison de la temporalité humaine avec l’intemporalité divine.

Inverser le regard
S’il enseigne que la perfection est, parfois, dans l’imperfection, comme le rappellent ouvertement les tapis à fond vide (vide peuplé en réalité par les variations de tons de la couleur de base) qui s’ornent d’un ou de plusieurs motifs plus ou moins discrets, rompant délibérément la fameuse symétrie du champ primordial unifié, le tapis ne cesse de professer, également, l’ambiguïté fondamentale de la perception, l’illusion des apparences, l’irréalité de la réalité et la réalité de l’irréalité. Dans la plupart des tapis caucasiens, le jeu réciproque de la figure et du fond, du « zamin » et du « zaman » les fait alterner de telle sorte qu’on ne sait plus quel est le fond véritable et quelle est la vraie figure. Il leur assigne tantôt un rôle, tantôt l’autre, selon la manière dont le regard les aborde. En sorte que la notion même de « véritable » et de « vrai » perd toute pertinence, tributaire qu’elle est du point de vue. Ainsi les «medakhils », sortes de créneaux losangés emboîtés en inversion, qui forment la bordure extérieure de maints tapis et la bordure intérieure du champ vide, comme pour avertir celui qui s’engage dans le tapis comme dans une expérience esthétique spirituelle qu’il s’agit ici d’apprendre à inverser son regard pour mieux appréhender l’équivalence des valeurs de la forme et du vide (le vide est la forme, la forme est le vide), pour mieux s’acclimater à l’ambivalence qui fait lâcher prise, qui oblige à abandonner les évidences et les certitudes pour entrer dans l’incertitude de l’alternance perpétuelle. Le tapis est en quelque sorte l’image de l’instant éternel, de l’éternité qui se fait temps tandis que le temps se fait éternité, ici et maintenant.

L’« indécidabilité » du réel
Enseigner à voir double, c’est aussi l’affaire des hexagones et des octogones concentriques à crochets. On ne peut plus décider, dans cette superposition, quel est l’intérieur et quel est l’extérieur, quel est le supérieur et quel est l’inférieur, quel est le premier et quel est le dernier. Cette « indécidabilité » du réel en perpétuelle métamorphose vient de simples mais efficaces illusions d’optique. Elle est capable de déstabiliser le mieux ancré des hommes, s’il se prête à son jeu. Mais elle apprend à changer très vite de système de référence visuel et mental. En ce sens, c’est un véritable exercice spirituel.
C’est comme si l’on cherchait à saisir du vent. Le tapis nous parle, sans en avoir l’air, de l’inconsistance et de l’« impermanence » universelles : tout change, disparaît, reparaît, redisparaît, respire, inspire, expire dans des cycles sans fin d’alternances simultanées (la répétition déphasée des éléments graphiques et chromatiques). Même l’univers disparaîtra un jour pour être remplacé par un autre, mais la règle de l’alternance, la loi du changement, elles, restent immuables.

À plat ventre
L’enfant qui joue sur le tapis s’imprègne de ces choses et de bien d’autres dont il n’a pas été question, en comptant le nombre des bordures, en caressant son velours, sa laine lâche ou serrée, rêche ou soyeuse, grasse ou sèche, haute ou rase. C’est seulement ainsi, sensuellement, à plat ventre, au plus près de sa texture, de son armature, de sa polychromie, de ses motifs aux secrets bien gardés qu’on apprend à apprécier et à aimer les tapis anciens. Peu d’objets favorisent autant la rêverie lucide.
Les soufis qadirites contemplaient Dieu à travers les nombres, les formes, les couleurs. Qu’est-ce qu’un tapis sinon nombres, formes, couleurs ? On peut méditer dessus des heures durant, en quête, au-delà des choses révélées qui appartiennent à l’homme, des choses cachées qui n’appartiennent qu’à Dieu, à en croire la Bible. Après, quand on marche dessus, on foule aux pieds des trésors de sagesse.
Joseph TARRAB
La belle exposition « Tapis du Caucase à travers trois collections libanaises privées » au musée Sursock (cf. Richesse et lumière des tapis du Caucase, Edgar Davidian, L’Orient-Le Jour du 3 juin 2003) devrait encourager les collectionneurs à remettre sur pied l’Association libanaise des amateurs de tapis anciens (ALATA) qui existait avant la guerre. Elle s’était...