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Interview - Ghassan Salamé dissèque pour « L’Orient-Le Jour » le conflit en Irak et ses enjeux et s’arrête longuement sur la doctrine Wolfowitz Pourquoi cette guerre est un immense coup de poker

« Une guerre peut en cacher une autre. Celle-ci peut même en cacher plusieurs autres. En déclencher plusieurs autres. Et j’en vois quatre. » Ghassan Salamé annonce, d’entrée de jeu (de la vérité ?), la couleur. Et dans une discussion à bâtons rompus avec « L’Orient-Le Jour », il explique, quelques heures à peine après les frappes de Tomahawk sur Bagdad, les pourquoi et les comment de cette guerre, ce qu’il y a en amont et ce qu’il y a en aval. Le tout en braquant toutes les lumières sur les coulisses, sur les enjeux, sur, notamment, la doctrine Wolfowitz et en débusquant les véritables desseins de « Liberté de l’Irak », cette troisième guerre du Golfe, quinze ans après les huit années du conflit irako-iranien, douze ans après que les hommes de Saddam eurent été boutés hors du Koweït par les missiles de Desert Storm. «Les enjeux de cette guerre sont très particuliers. C’est une guerre nouvelle à beaucoup de points de vue. » Nouvelle, en fait, sur trois plans, précise le ministre de la Culture. Primo : « La guerre d’Irak a enterré la doctrine militaire américaine », vieille d’une vingtaine d’années, celle de Caspar Weinberger et de Colin Powell, quand le premier était secrétaire à la Défense et le second chef d’état-major de l’armée US. Pendant ces vingt ans, pour faire « quick and clean » (vite et propre), il fallait une force plus que massive, une agression qui handicape l’autre, le terrasse, et tout de suite après, l’armée américaine retournait dans son « home sweet home ». Avec la guerre d’Irak version 2003, exit cette doctrine. George W. Bush applique désormais le principe du « rolling start ». Commencer puis voir venir. Un « rolling start » qui a été écarté pendant vingt ans à cause du Vietnam. Deuzio : Ce qui était discret sous Clinton s’est fortement amplifié aujourd’hui, avec Bush. Ghassan Salamé parle là des relations entre Washington et le Conseil de sécurité de la Maison de Verre. « Ainsi, nous sommes passés de la “legitimized war” à la “self legitimizing war” ». Comprendre, pour l’Administration Bush : « C’est bien si nous avons l’autorisation de l’Onu pour mener notre guerre, mais si nous ne l’avons pas, ce sont les résultats positifs de cette guerre qui la légitimiseront ». Cela va même plus loin, selon Ghassan Salamé. Les Américains pensent qu’une fois la guerre gagnée, la dictature décimée, la démocratie installée, « Chirac et Poutine, par exemple, s’excuseront et viendront nous féliciter ». Tertio : La prolifération (des armes de destruction massive, ADM) ; la déprolifération ; la contre-prolifération. Pour la communauté internationale, avant cette guerre, « la prolifération était condamnée, la déprolifération se faisait par l’adhésion au traité de non-prolifération, et la contre-prolifération – c’est-à-dire aller, par la force, détruire les ADM –, une option abstraite, vu que le droit international condamne les guerres préventives. Or, aujourd’hui, cette contre-prolifération est devenue la politique adoptée par les États-Unis », explique le ministre libanais. « C’est un changement de génération. George Bush père et James Baker avaient fait quelque chose d’exceptionnel, en déproliférant dans le calme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, l’Ukraine... Pour que Moscou soit le seul héritier du nucléaire soviétique ». Or Bush fils n’a aucune patience, aucune velléité de déproliférer : il veut juste contre-proliférer. L’énorme risque du « menu ouvert » US Mais il n’y a pas que ces trois précédents. Pour Ghassan Salamé, il y a autre chose de « tout à fait » nouveau. « C’est l’incapacité des États-Unis à donner à leur intervention un objectif unique. En réalité, ils ne sont pas d’accord sur ce but, cette finalité ». Et ce n’est pas une divergence entre deux parties, il y a plusieurs camps. « Au petit déjeuner, l’objectif est la contre-prolifération. Au déjeuner, c’est la chute du régime de Saddam. Au dîner, c’est le remodelage du Proche-Orient en fonction des intérêts américains. Ce menu ouvert est un énorme risque. En réalité, j’ai la certitude qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent, et l’échec des Américains risque de leur coller à la peau. Parce que pour construire une véritable alliance, et qui soit cimentée, il faut un objectif précis ». Ghassan Salamé évoque un ami américain, qui lui raconte qu’aux États-Unis, les Américains ne parlent plus de la « coalition of the willing », mais de la « coalition of the unwilling ». Aujourd’hui, il n’y a que trois pays (USA, Grande-Bretagne, Australie), alors qu’en 1991, « même les Tchèques avaient envoyé, dans le cadre de la “coalition building”, 82 hommes, et les Sénégalais, 100 ». Pourquoi, cette fois, il n’y a pas d’objectif précis ? « Parce que, cette fois, l’idéologie s’en mêle. L’Administration Bush est véritablement idéologique. Elle est dans la continuité, en pire, de celle de Reagan ». Bush fils s’est certainement souvenu, en lançant les Tomahawk hier à l’aube, de l’ancien acteur devenu président des États-Unis, et qui avait tenté, en 1986, d’assassiner le colonel libyen Moammar Kadhafi par les airs. Et ce constat, irréversible, de Ghassan Salamé : « Cette guerre est un immense coup de poker ». D’où la réticence de la majorité des États, « qui n’aiment pas le poker. Et cette guerre peut avoir un début et une fin, ou alors elle peut accoucher de plusieurs guerres ». Les 4 autres guerres potentielles Un : La machine militaire US peut se contenter du seul Irak, comme elle peut ouvrir d’autres fronts. « Le coup de poker US est le suivant : si la guerre est “quick and clean” et suivie – et c’est une autre nouveauté – de l’installation des Américains en Irak, elle tétanisera tellement les autres acteurs régionaux que tous les autres problèmes pourraient, à en croire Colin Powell, être réglés pacifiquement, par la seule arme de la dissuasion. » Ainsi, « les régimes iranien, syrien, coréen, saoudien, libanais, etc., qui recevront chacun une “laundry list” US qui pourrait s’avérer fort fournie, seront tellement impressionnés qu’ils ne pourront que répondre ultra-positivement aux desiderata américains », explique Ghassan Salamé. Sauf que cette guerre risque de n’être ni « quick » ni « clean ». Que personne ne soit impressionné, et que l’effet de dissuasion soit réduit à néant. « Dans ce cas, les Américains utiliseront de nouveau la force, s’ils ont d’autres objectifs dans la région. James Bolton, un des visionnaires de l’Administration Bush, a dit aux Israéliens de ne pas s’inquiéter, que dès que la question irakienne sera close, les Américains feront la même chose en Iran, en Corée, en Syrie... » Deux : « Une autre guerre potentielle que nous, Libanais, ne connaissons que trop. Israël a envahi, le 4 juin 1982, le Liban, et Yasser Arafat a quitté notre territoire fin août 82. Si un Libanais avait tiré, entre juin et août, sur un Israélien, tout le crédit aurait échu à Arafat. S’il avait tiré le 1er septembre 82, c’était à lui, le Libanais, que serait revenu ce crédit. Beaucoup de gens n’ont pas tiré entre juin et août, mais le 1er septembre, la résistance libanaise est née. Je pense que les Irakiens peuvent agir de la même façon. Ils laisseront faire les Américains, mais ils pourraient, dès la chute de Saddam, entrer en résistance contre eux ». Comprendre par là que les chefs post-Saddam qu’envisage aujourd’hui Washington pourraient très bien devenir les chefs de la guérilla anti-US demain. « Et si ce sont surtout des éléments pro-iraniens qui se chargent de cette guérilla ? Que fera l’Iran ? Ou bien il deviendra unVietnam du Nord, ou bien il laissera faire les Américains, au risque de perdre toute légitimité islamique ». Et Ghassan Salamé de rappeler la déclaration du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui disait que si les Américains s’imaginent qu’ils seraient accueillis, en Irak, par des fleurs du riz, « eh bien, ils se trompent ». Trois : l’affaire kurde. Si les Américains accordent autonomie, légitimité et indépendance aux kurdes irakiens, « les Turcs seront fous furieux, et fonceront comme des fous ». Quatre : une éventuelle guerre civile en Irak. La doctrine Wolfowitz Y a-t-il réellement volonté, pour les Américains, de démocratisation de la région ? Ghassan Salamé évoque Paul Wolfowitz, le bras droit de Donald Rumsfeld, et tête pensante, véritable théoricien de l’équipe Bush. « Wolfowitz ne pense pas que nous, Arabes, sommes le centre du monde. Wolfowitz fait un transfert psychanalytique : il considère, fondamentalement, que le régime irakien est un mur. Et que si on fait en sorte qu’il s’écroule, cela aura le même effet qu’au moment de la chute du mur de Berlin. Pourquoi Honecker et les Soviétiques ont construit ce mur ? Aucun Allemant de l’Ouest n’allait à l’Est. Le trafic étant unilatéral, c’était pour empêcher les Allemands de l’Est de se rendre à l’Ouest. Le schéma était le suivant : le régime était antioccidental, la population, elle, fascinée par l’Occident ». L’hypothèse Wolfowitz est donc la suivante : au Moyen-Orient, c’est la même chose, et il suffit de détruire le mur du régime irakien pour que l’on découvre, chez les peuples de la région, la même fascination pour l’Occident. « Cette hypothèse domine aujourd’hui à Washington. Bush fils l’a adoptée. Elle était déjà évoquée en 1994, elle avait même été présentée à Bush père peu après la conférence de Madrid, elle faisait partie du programme électoral républicain en 1998, on en parlait même dès le 2 février 2001. Et cette hypothèse n’a rien à voir avec le 11 septembre. Au contraire, le 11/09/01 a profondément gêné Wolfowitz. » À mettre au crédit de Wolfowitz, cette théorie du mur écroulé a parfaitement marché, « ça s’est réalisé au-delà même des espérances américaines. Dès la chute du mur, tous les pays de l’Est ont supplié l’Union européenne de les y inclure, ont adopté l’économie de marché, ont rejoint l’Otan. Aujourd’hui, leurs surenchères pro-US, comparées notamment à l’attitude de Jacques Chirac ou Gerhard Schröder, sont énormes ». Pour Wolfowitz, il n’y a aucune raison que cela ne s’applique pas au M-O. Et à ses contradicteurs qui lui répondent, selon Ghassan Salamé, qu’en Europe de l’Est, il n’y a que des chrétiens et que la culture était, historiquement, occidentale, le théoricien US répond : « Racistes. C’est faux de penser que l’islam n’est pas ouvert à la démocratie. » Et leur donne en exemple le Japon en 1945, où chacun considérait l’empereur comme un Dieu, et dont la culture est « bien plus exotique » que celle des Arabes et des musulmans. Pour Wolfowitz, si les Américains ont réussi à démocratiser le Japon, alors qu’au secrétariat d’État, à l’époque, l’on traitait Mac Arthur de débile, si la Russie, tsariste pendant un siècle, soviétique pendant un autre siècle, s’est (relativement) démocratisée en 1989, idem pour l’Allemagne, « cela réussira » dans la sphère islamo-arabe. Surtout, ajoute Ghassan Salamé, que Wolfowitz est un universaliste, un adepte convaincu de Francis Fukuyama. « Pour lui, il faut que les Américains donnent un coup de pouce pour accélérer la fin de l’histoire. Sinon, ils risquent d’attendre longtemps un sursaut à la roumaine, ou autre chose. » Une question : pourquoi est-ce le régime irakien qui a été choisi comme mur de Berlin ? « Parce qu’il n’a aucun ami, aucun allié ». Tout est dit. Le ministre de la Culture estime que la doctrine Wolfowitz est aussi un énorme coup de poker. « Il n’est pas sûr que les régimes au P-O soient anti et les peuples pro-occidentaux. Je ne suis pas sûr que le peuple égyptien soit plus pro-occidental que Hosni Moubarak. Ou le peuple saoudien que la famille royale. Et il n’est pas rare de lire, dans plusieurs textes islamiques, que bon nombre de populations arabes reprochent à leurs régimes d’être des laquais de l’Occident ». Il y a également Israël. « Sauf que pour l’Administration Bush, le conflit israélo-palestinien est aujourd’hui considéré comme une querelle de paroisse. Les Américains estiment que les leaders arabes ne sont pas du tout concernés par l’issue de la question palestinienne, mais uniquement par le symbole qu’elle représente. Et qu’ils trouvent utile. Et pour son équipe, Bush fils ne doit pas faire la même bêtise que son père. Il ne devra s’occuper de la question palestinienne qu’une fois assuré d’un second mandat. » Ghassan Salamé émet également de très sérieux doutes sur la démocratisation post-chute du mur (irakien). « Au P-O, contrairement au Japon en 45 ou à la Serbie en 99, nous n’existons pas en tant qu’États-nations. Sauf que la doctrine Wolfowitz estime que nous sommes comme la Serbie. Que si l’on écrase avant de démocratiser, cela réussira comme en Serbie. » Pour le ministre libanais, Tommy Franks est « le bras armé de l’histoire ». Le Liban « perdant » dans les deux cas « L’Irak est une occasion et non pas la cause de la transformation du système international ». L’Administration Bush fait peur à ses alliés comme à ses adversaires. Et les Américains, selon Ghassan Salamé, sont accusés de vouloir « fongibiliser » leur puissance militaire. De ne pas se contenter de leur seule hégémonie militaire, mais de devenir une hyperpuissance pétrolière, diplomatique et commerciale, entre autres. « Ce problème entre l’Administration Bush et les autres pays n’est pas né avec la question irakienne. C’est encore un coup de poker. Leur prééminence dans un peu tous les domaines, ils veulent en faire une hégémonie. Et s’ils réussissent, si la guerre est quick and clean, le Conseil de sécurité sera ce que la Ligue arabe est à la diplomatie égyptienne : une annexe ». Du département d’État. « Je ne pense pas que Bush fils puisse réussir ce coup. Mais il se peut aussi que l’axe franco-germano-russe ne réussisse pas non plus. Je pense que la guerre d’Irak verra la défaite de Saddam, mais pas la victoire de George W. Bush. La situation est extrêmement complexe, parce qu’il est très difficile de (pré)juger du bilan de cette guerre qui n’a pas un objectif unique », souligne le ministre Salamé. Et en ce qui concerne l’avenir des relations américano-européennes, il pense qu’une partie des dommages est reconstructible, mais qu’une autre, liée à la fois à cette volonté US de fongibilité comme aux susceptibilités personnelles de bon nombre de dirigeants européens, risque de rester particulièrement conflictuelle. D’autant plus qu’il y a désormais un véritable débat de fond en Europe : l’UE à venir sera-t-elle un complément stratégique pour les USA, ou bien un contrepoids ? Et pour le Liban ? « George W. a réussi ceci : si les USA gagnent quick and clean, leur liste de demandes sera interminable ; s’ils trébuchent, c’est la porte ouverte à bien des débordements, dont ceux, éventuels, d’Israël sur notre territoire. Dans les deux cas, cela ne laisse présager, pour nous, rien de bon. » Charmant... Ziyad MAKHOUL
« Une guerre peut en cacher une autre. Celle-ci peut même en cacher plusieurs autres. En déclencher plusieurs autres. Et j’en vois quatre. » Ghassan Salamé annonce, d’entrée de jeu (de la vérité ?), la couleur. Et dans une discussion à bâtons rompus avec « L’Orient-Le Jour », il explique, quelques heures à peine après les frappes de Tomahawk sur Bagdad, les pourquoi...