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Ils sont près de cent mille et se considèrent parfaitement intégrés à la société Les Kurdes du Liban, la tête à Beyrouth et le cœur en Irak

Cette année, le norouz (le nouvel an kurde, le 21 mars) sera célébré dans l’angoisse. Ni faste, ni chants, ni danses folkloriques, le cœur des cent mille Kurdes libanais tremble pour leurs frères de l’Irak du Nord. S’ils se considèrent comme des citoyens à part entière, partie intégrante du tissu social interne, ils ne peuvent s’empêcher d’avoir les yeux fixés sur Kirkouk, Erbil et Mossoul, où d’autres Kurdes risquent de faire les frais de la guerre « de libération » de l’Irak. À partir de Beyrouth, le rêve d’un Kurdistan libre apparaît de plus en plus utopique et le spectre d’une nouvelle guerre est loin de rassurer les esprits. Leur quartier ressemble à un camp palestinien. Ruelles défoncées, habitations collées les unes aux autres et des enfants dépenaillés dans les terrains vagues. Les Kurdes vivent dans des zones bien déterminées, mais refusent toute idée de ghetto. « Nous nous considérons comme des Libanais, mais c’est la population qui nous regarde d’un œil différent, voire méprisant », lance Kamila, la tête serrée dans un foulard et les pieds nus dans ses pantoufles. Pourtant, leurs quartiers sont parmi les plus pauvres de la capitale, notamment du côté de Zokak el-Blatt et dans les méandres de Basta. Cela ne les empêche pas de tenir un discours nationaliste. C’est du moins le langage que tient M. Ghazi Khamis, notable de la communauté et vice-président du parti Razkari, le seul autorisé au Liban. Selon M. Khamis, les Kurdes du Liban sont sur place depuis des siècles et ils auraient ainsi activement participé à la formation du Liban moderne. « Même si elles ne veulent pas toujours le reconnaître, dit-il, de grandes familles libanaises sont d’origine kurde, comme les Joumblatt, les Imad, les Fadl, les Meraabi, les Hamiyé. Nous ne nous considérons pas comme une communauté à part, même si nous appartenons à une ethnie différente. » La dernière vague remonte à 1991 Les Kurdes seraient donc arrivés au Liban par plusieurs vagues, dont la dernière importante remonte à 1991, après la guerre du Golfe et la répression irakienne contre les Kurdes du Nord. La plupart d’entre eux vivent à Beyrouth, mais il y en a aussi dans le Nord et la Békaa. Aujourd’hui, ils seraient près de cent mille, dont 15 000 auraient été naturalisés en 1994. Ils ont donc tous le droit de vote, et si la plupart d’entre eux sont sunnites, certains sont yazidis (des adorateurs du diable, version soft, implantés surtout dans le nord de l’Irak), d’autres chrétiens, chiites ou encore alaouites. D’origine non arabe, les Kurdes sont en fait dispersés entre le nord de l’Irak (sunnites et yazidis), la Turquie (alaouites), l’Iran (chrétiens et chiites) et la Syrie (alaouites et sunnites). Les membres de la communauté au Liban viennent de toutes ces régions et se sont fondus en un groupe plus ou moins homogène qui, pour l’instant, ne veut pas réclamer un député au Parlement estimant qu’il est représenté par les députés des régions où vivent les Kurdes et qui sont de différentes confessions. Ils sont fiers de raconter qu’ils ont toujours refusé de porter les armes au Liban, n’ayant pas formé une milice pendant la guerre. Un peu comme les Arméniens, en somme, la prospérité en moins et le nombre certainement plus réduit. Des liens de parenté avec les Kurdes d’Irak Pourtant, les Kurdes voudraient être reconnus officiellement. « Nous sommes une communauté comme les autres. Si nous ne sommes pas très riches, certains d’entre nous sont aisés. Nous avons nos structures et nos institutions », précise M. Khamis, qui confie ainsi que son parti songe à construire une école qui permettrait d’enseigner la langue kurde. Car, pour l’instant, la langue se perpétue grâce aux parents, au sein des foyers, mais elle n’est pas pratiquée officiellement. Anxieux d’être considérés comme des Libanais à part entière, les Kurdes du Liban n’en ont pas moins les yeux tournés vers leurs frères d’Irak. La plupart d’entre eux ont de la famille là-bas. D’ailleurs, dans les rues et les boutiques, tous les habitants ne parlent que de la guerre en marche. « On ne peut pas faire confiance aux Américains, tonne Bachir, un jeune aux cheveux longs et au regard de braise. Ils avaient promis aux Kurdes du nord de l’Irak un État, et voilà que pour les beaux yeux de la Turquie, ils les ont laissés tomber ». M. Khamis se veut plus modéré, mais ses propos reflètent la même inquiétude. « Un Kurdistan libre, c’est notre droit. Mais à chaque fois que nous nous en approchons, les intérêts des puissances rendent ce rêve irréalisable. Nous avons pourtant prouvé que nous étions des démocrates. Les deux partis rivaux, le Parti démocratique de Massoud Barzani et le Parti de l’unité de Jalal Talbani ont réussi à s’entendre et à former un Parlement commun. Malgré cela, les Américains autoriseront les Turcs à entrer dans le nord de l’Irak, contrairement à leurs promesses précédentes. » Victimes des appétits des puissances Les Kurdes du Liban affirment qu’ils ne quitteront pas ce pays pour rien au monde. Leur avenir est désormais à l’ombre des Cèdres, mais leurs liens affectifs et autres avec les régions kurdes ne peuvent être rompus. « Nous souffrons avec nos frères, mais vus d’ici, les événements paraissent plus clairs, précise Ghazi Khamis. Je n’arrive pas à croire à un Kurdistan libre, ayant un siège à l’Onu. Le Kurdistan n’est pas le Timor-Oriental pour que les Américains décident de lui accorder son indépendance. Le nord de l’Irak est une région riche, convoitée par plusieurs parties et comme d’habitude, ce sont les Kurdes qui feront les frais de tant de convoitises. » Selon M. Khamis, il y aurait au Liban des membres du PDK et du parti de l’Ittihad, mais ils seraient arrivés récemment et n’auraient pas d’activités en tant que partisans. Par contre, le parti de Abdallah Ojalan, le PKK, est officiellement interdit, et s’il a des partisans, ils seraient dans la clandestinité. Si M. Khamis les connaît, il affirme qu’il n’ira jamais les dénoncer. « Je suis un démocrate et je crois profondément à la liberté, dit-il. Ce sont d’ailleurs là les principales valeurs défendues par mon parti, le Razkari. » Khamis et ses compagnons ne cachent pas leur tristesse en recevant les nouvelles en provenance d’Irak. C’est surtout l’alliance entre les États-Unis et la Turquie qui les inquiète. « Vous verrez, ils écraseront les Kurdes, sans leur accorder le moindre regard, en allant vers Mossoul (la grande ville du Nord encore sous le contrôle du régime irakien), s’écrie Bachir. Notre peuple est maudit. » Ce qui inquiète le plus les Kurdes du Liban, c’est le phénomène d’« Ansar al-islam », ces Kurdes fondamentalistes apparus récemment au nord de l’Irak, très proches des Arabes d’el-Qaëda, qui pourraient servir de prétexte à une guerre interne. Selon eux, ce phénomène n’existe pas au Liban. De toute façon, les Kurdes libanais affirment ne pas avoir beaucoup de liens avec leurs frères clandestins qui arrivent régulièrement au Liban. « Ils ont leurs propres filières et entrent rarement en contact avec nous. Mais lorsqu’ils le font, nous les aidons », déclare Ghazi Khamis. En fait, les clandestins arrivent surtout d’Irak, car les Kurdes de Syrie peuvent entrer légalement au Liban, à l’instar de leurs compatriotes syriens. Les clandestins seraient entre 3 000 et 5 000, selon les vagues et les départs vers d’autres pays d’accueil. Ils vivent dans des conditions terribles, mais cherchent avec beaucoup de courage à survivre. La tragédie de Jamilé Jamilé fait partie de ces Kurdes sans papiers, ayant fui le Kurdistan irakien avec ses cinq enfants, il y a un an. Petite, pleine d’énergie, les yeux soulignés de khôl, elle reste pleine de dignité malgré sa misère. Elle vit dans un taudis, une petite chambre à la fenêtre sans vitre, qu’elle loue cent mille LL par mois à des bédouins, enrichis grâce à la mendicité. Quelques couvertures sur le sol, une lampe sans abat-jour pendant du plafond, l’ameublement est réduit au minimum. Jamilé et ses 5 enfants s’excusent de la vétusté des lieux. « C’était bien différent dans notre maison à Souleimaniyé. Mon mari était membre du PKK d’Ojalan. Il a été persécuté par les hommes de Saddam Hussein avant d’être recherché par ceux de Massoud Barzani. Un jour, ils sont venus l’arrêter à la maison et ils ont tiré sur mes enfants. Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Je suis quand même restée deux ans sur place, car c’était ma maison. Mais lorsque les hommes de Barzani ont commencé à rechercher mon fils aîné, j’ai vendu la maison et je suis venue ici avec mes cinq enfants. Je me suis d’abord installée à Hay el-Sellom, mais c’était trop cher et j’ai enfin trouvé cette chambre à Sabra. Nous avons présenté une demande pour obtenir le statut de réfugiés au HCR. Mais la demande a été rejetée. Depuis, j’essaie de travailler, je fais le ménage dans deux bureaux et une maison. Si vous avez du travail pour moi, je vous en serais reconnaissante. » Depuis son arrivée à Beyrouth, Jamilé cherche des nouvelles de son mari… En vain. L’homme a totalement disparu et elle essaie de se faire une raison, tentant de faire vivre sa famille. Son fils aîné avait trouvé du travail chez un tapissier, mais une voiture l’a renversé récemment et il est actuellement immobilisé. La petite femme ne perd pas pour autant son courage. « Nous ne demandons pas beaucoup : de quoi manger, un toit pour nous abriter et c’est déjà beaucoup. Au moins, nous sommes ensemble. » La pluie qui tombe par trombes commence à entrer dans la petite chambre au toit de tôle. Jamilé s’en excuse, tout comme elle a honte de ne pas avoir de chaises. Elle veut faire du thé, sur le petit réchaud à gaz, car son four, placé dans la petite cour, lui a été volé il y a quelques jours. Elle ne perd jamais le sourire, tenant à raccompagner ses visiteurs dans les ruelles de Sabra, bondissant sur les flaques d’eau, comme une jeune fille. Elle ne peste pas contre le sort injuste, ne maudit pas le monde et ses inégalités, mais lorgne les affaires jetées dans les bennes à ordures, dans l’espoir d’y trouver de quoi égayer le norouz de ses trois filles. Il n’est pas question de se laisser aller à la tristesse, même si elle ne compte pas revenir au Kurdistan, quoi qu’il arrive. « Entre Barzani et Saddam, je préfère l’exil. » Certes, elle parle kurde avec ses enfants, mais elle leur apprend aussi l’arabe. Pour elle, une page est définitivement tournée. Et si le Liban lui offre une nouvelle chance, elle est prête à la saisir, avec le sourire. Quant à la guerre de Georges Bush, elle n’en a que faire. Scarlett HADDAD
Cette année, le norouz (le nouvel an kurde, le 21 mars) sera célébré dans l’angoisse. Ni faste, ni chants, ni danses folkloriques, le cœur des cent mille Kurdes libanais tremble pour leurs frères de l’Irak du Nord. S’ils se considèrent comme des citoyens à part entière, partie intégrante du tissu social interne, ils ne peuvent s’empêcher d’avoir les yeux fixés sur...