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Société - Clientèle variée, prix abordables et cadre kitsch « Le Chef », un bistrot incontournable à Gemmayzé(photos)

Respirer Beyrouth. Retrouver la vieille ville, les endroits que le temps qui passe n’enlaidit pas. Il y a, par exemple, les façades mandalouns aux couleurs délavées, les escaliers de pierre qui relient des quartiers à d’autres, à Sioufi ou à Gemmayzé, les cages d’ascenseurs en fer forgé... Il y a aussi Le Chef. Un bistrot libanais qui avait ouvert ses portes le 1er mai 1967, à Gemmayzé. L’endroit tenu par la famille Bassil, originaire du Kesrouan, n’a pas changé depuis. Une porte d’entrée minuscule, une vitrine couverte de vieux rideaux verts quasi transparents, une cuisine presque entièrement ouverte sur la salle... qui peut recevoir au maximum vingt-deux clients. Le décor du bistrot n’a jamais été modifié, les objets qui meublent l’endroit ont rarement été remplacés. Depuis plus de trente-cinq ans, une fresque qui reproduit des scènes de la pampa mexicaine couvre l’un des murs du restaurant populaire. Elle avait été dessinée par un certain Joseph Chamoun, qui était établi à Furn el-Chebback, et qui avait laissé en 1967 son numéro de téléphone au-dessous de sa signature. Le même Chamoun avait aussi peint deux tableaux de style japonais, l’un reproduisant un cygne aux plumes folles, l’autre une barque amarrée dans un lac, devant une maison en bois. Il y a trente-cinq ans, la fresque avait coûté 650 livres, les tableaux 35 livres l’un. Actuellement, ces œuvres ne sont pas recherchées par les amateurs d’art, mais elle donnent à l’endroit un style bien particulier... kitchissime. Des étagères en bois marron, où trônent des bouteilles d’alcool et de boissons gazeuses de toutes les formes et les dimensions, des assiettes blanches et des verres couvrent un autre mur. Il y a également le comptoir, toujours encombré de menus écrits à la main, de serviettes en papier, de couverts, de fruits... et d’une immense balance d’épicier en Inox. Le Chef a aussi ses employés en blouse blanche, souriants, gentils, polis, qui ponctuent calmement votre commande par des « Sahtein » et des «Tékram aynak » et qui se tournent, l’espace de quelques secondes vers la cuisine, en criant le nom des mets que vous avez commandés. Car ici, pour servir rapidement la clientèle, on ne prend pas de commandes écrites. Tout se passe par le biais de quelques mots lancés à haute voix de la salle en direction de la cuisine. Et ce n’est pas tout. Il faut compter les plats du Chef, les véritables grands et petits plats libanais ou européens libanisés... qui ont si bien le goût de ce qu’on mange à la maison... Samket harra, kebbé ou kafta bissaynieh, moughrabieh, kebbé arnabieh, kebbé labanieh, mloukhié, cheikh el-mehchi, adas behamoud et toutes sortes de ragoûts et de plats à l’huile. Compter 10 000 livres pour un repas copieux Le plat le plus abordable est vendu à 1 000 livres, le plus cher atteint les 6 000 livres... Pour un repas copieux, constitué d’une soupe ou d’une salade, d’un plat principal, d’un dessert, d’une boisson et d’un café, il faut compter un maximum de 10 000 livres libanaises. Le service, les petites assiettes de crudités, les olives et le pain sont gratuits. Depuis trente-cinq ans, c’est toujours le même homme, chef cuisinier et propriétaire, qui opère derrière les fourneaux. Et pourtant, François Bassil, âgé d’un peu moins de soixante-dix ans, n’avait jamais imaginé – il y a trente-cinq ans – qu’il passerait la moitié de sa vie, six jours sur sept, de 5h 45 du matin à 18h 30 du soir, dans ce petit restaurant de Gemmayzé. Bassil, qui a commencé à travailler à l’âge de douze ans dans un restaurant tenu par son oncle à Kantari, a appris le métier sur le tas. Il était doué et se souvient fièrement de ses années de jeunesse, quand il avait travaillé tour à tour chez Saad, l’un des restaurants les plus réputés de Beyrouth des années cinquante, au restaurant du Regent Hotel, non loin du cinéma Rivoli, et celui du Palace Hotel à Dhour Choueir, et encore au Bristol. Il s’était rendu ensuite à Bagdad et en Arabie saoudite pour revenir au Liban, au début des années soixante, tenir la cuisine du Riviera Beach, à Khaldé. En mai 1967, quand il a ouvert Le Chef, François Bassil était chef cuisinier au night-club Yellow Submarine, à Khaldé. Il était payé 700 livres par mois. Le local de Gemmayzé était, à l’origine, une épicerie et François avait décidé de monter une petite entreprise familiale afin d’aider ses frères qui avaient, eux aussi, acquis une formation de cuisinier mais qui ne gagnaient pas leur vie aussi bien que lui. Un mois plus tard, le 5 juin 1967, le monde arabe vit la guerre avec Israël et le couvre-feu est observé à Beyrouth. Le Yellow Submarine ferme provisoirement ses portes, et François vient travailler avec ses deux frères à Gemmayzé. Il se souvient qu’à cette époque, le plat de foul coûtait 35 piastres, le hommos était à 50 piastres et le plat de mloukhié à 2 livres. Le Chef s’est vite fait une clientèle, constituée principalement d’employés et d’étudiants. « Les serveurs sortaient dans la rue en portant des plateaux à livrer aux bureaux de la capitale et aussi à Ahwet el-Ezez (qui a fermé ses portes il y a un peu plus de deux ans) », se rappelle Bassil, ajoutant, en souriant, que son service à domicile existe depuis 1967. « Je n’employais pas trois motards, comme c’est le cas actuellement, mais des livreurs qui se déplaçaient à pied », dit-il. Durant la guerre, le bistrot qui était situé à proximité de la ligne de démarcation, a fermé ses portes en raison de l’intensité des combats. « Mais j’avais de la chance. Dès que je rouvrais, le restaurant était bondé », note-il. « J’accueillais à cette époque beaucoup de miliciens qui venaient avec leurs armes et qui payaient rubis sur l’ongle », raconte-t-il. L’ancienne clientèle, faite d’employés et d’étudiants, est elle aussi restée fidèle durant la guerre. Une nouvelle clientèle constituée d’Européens Depuis la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, de nouveaux venus poussent quotidiennement la porte du bistrot : des étrangers, européens et américains, établis au Liban. « Certains soldats de la Finul, stationnés du Liban-Sud, viennent manger chez moi », indique Bassil. D’ailleurs, pour répondre aux besoins de cette clientèle, Le Chef présente actuellement des menus en langue française. Et sur sa vitrine, des affiches qui vantent les événements culturels qui se tiennent en ville – et que l’on n’aurait jamais vues durant les années soixante-dix et quatre-vingt – y sont collées. François Bassil est fier de la diversité de la clientèle dans son petit bistrot : ministres, députés, hommes d’affaires, employés, ouvriers, soldats, étudiants, Libanais et étrangers... Tous viennent, de temps à autre, se restaurer à Gemmayzé. Bassil rapporte également que son bistrot est passé à la télé, dans les émissions spéciales de TV5, au cours du Sommet francophone d’octobre dernier. « Ils ne m’avaient pas interviewé, mais ils avaient filmé l’endroit », raconte-t-il. «C’est probablement parce que Le Chef sert de bons plats », ajoute-t-il. Il n’a sûrement pas remarqué, lui qui passe toutes ses journées dans ce restaurant depuis plus de trente-cinq ans, que l’endroit a gagné beaucoup de charme en vieillissant. Pourquoi avait-il baptisé son bistrot Le Chef ? « Durant les années soixante, il y avait à Hamra deux restaurants, Big Chef et Small Chef. J’ai voulu faire plus simple », relève Bassil qui a misé surtout sur la simplicité et la propreté. Et puis, il aime son métier, sa cuisine et sa clientèle. François Bassil raconte des anecdotes, vécues avec les personnes qui fréquentent régulièrement son établissement ou qui se font livrer des plats à domicile. Celui qui est parti sans payer, celui qui a brisé la cuisse d’une dinde à Noël pour la reconnaître une fois sortie du four, et celle qui se vante devant ses amis qu’elle a commandé son exquis repas chez un grand traiteur de Beyrouth… Il se souvient aussi de la naissance de certains de ses clients, âgés de moins de trente-cinq ans. Leurs parents, habitués du Chef, avaient passé la commande de moughli au bistrot de Gemmayzé… Qu’est-ce qui a changé en trente-cinq ans ? Quasiment rien. Au fait, si : quelques frigos ont été remplacés, deux climatiseurs installés, les chaises et les tables restaurées, plusieurs plats du jour (au lieu d’un) sont proposés. Et c’est toujours la famille Bassil qui tient le bistrot. Elle s’est agrandie. La nièce de François tient la caisse, son fils Charbel est responsable de la salle... François, lui, opère toujours à la cuisine. Les jeudis, il prépare pour lui et ses clients son plat préféré : une mloukhié... Patricia KHODER
Respirer Beyrouth. Retrouver la vieille ville, les endroits que le temps qui passe n’enlaidit pas. Il y a, par exemple, les façades mandalouns aux couleurs délavées, les escaliers de pierre qui relient des quartiers à d’autres, à Sioufi ou à Gemmayzé, les cages d’ascenseurs en fer forgé... Il y a aussi Le Chef. Un bistrot libanais qui avait ouvert ses portes le 1er mai...