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Actualités - REPORTAGES

Reportage - A Kfar Kila, le spectacle est permanent La marée humaine veut effacer 22 ans d'humiliations (photos)

Curiosité passionnée, révolte, insultes, jets de pierres ou de divers objets auxquels les Israéliens, arabes ou non, répondent par la peur, la colère, les tirs et même l’envoi d’un Coran, « en guise de bonne foi», le dialogue a décidément commencé des deux côtés de la porte de Fatima à Kfar Kila. Un peu chaotique, parfois violent, et surtout chargé des séquelles du passé, il n’en est pas moins là, étrange et fascinant. À la porte de Fatima, où les Libanais et Israéliens sont séparés par moins de deux mètres, le spectacle est permanent. Malgré les pressions israéliennes, les Casques bleus de la Finul ne parviennent pas à arrêter la marée humaine, enivrée par la chute du syndrome de la peur et qui veut soudain rattraper 22 ans d’humiliations. Chaque jour qui passe apporte du nouveau au Sud. Après la cohue désordonnée des premiers jours de la libération, samedi, la circulation est bien mieux réglementée et les embouteillages ne sont plus causés que par des bus d’écoliers qui tombent en panne, les camions de Pepsi ou de café Maatouk qui distribuent canettes et tasses gratis (les élections sont dans deux mois) et les convois de l’armée ramenant vers Beyrouth des véhicules militaires israéliens. Même le ton des banderoles a changé. La plupart d’entre elles sont désormais en hommage au chef de l’État, particulièrement dans les villages chrétiens, ou évoquent des slogans politiques du genre : «Aujourd’hui le Liban, demain le Golan et la Palestine». Il y en a même qui ne manquent pas d’humour comme cette banderole à Qlaïaa : «Non au vol, oui à la libération». La Sûreté générale s’établit à Naqoura Jour après jour, le Sud commence à s’habituer à la nouvelle situation créée par le retrait sans gloire des Israéliens et de leurs alliés. Déjà, l’État s’installe dans cette région dont il était quasiment absent bien avant l’occupation israélienne. Le ministère des Travaux publics a déjà entamé le réaménagement de la route de Naqoura alors que les Forces de sécurité intérieure ont dressé des barrages dans les villages chrétiens de Rmeich et Qlaïaa. Même la Sûreté générale s’apprête à installer un poste à la frontière de Naqoura, une délégation étant venue samedi inspecter les lieux. En uniforme ou en civil, la présence de cette délégation à moins de deux kilomètres du poste-frontière israélien est rassurante pour les dizaines de civils qui, depuis mercredi, attendent le retour de leurs proches partis précipitamment avec les Israéliens. Depuis jeudi et en raison des vives protestations des Israéliens qui ont même menacé via la Finul de ne plus laisser entrer personne, les Casques bleus ont poussé leur barrage de quelques mètres, empêchant ainsi les Libanais de trop s’avancer vers Israël. De toute façon, de ce côté-ci du Sud, la frontière n’intéresse pas trop la foule en liesse puisque Israël n’y est pas visible. Seules les familles attendant des proches réfugiés de l’autre côté font inlassablement le guet, campant quasiment sur les lieux. Une mère de Yarine attend ainsi son fils, membre de l’ALS. Chaque jour, elle se poste au même endroit, scrutant la route, et lorsqu’elle est trop fatiguée, elle s’accroupit par terre, sortant de sa besace une aigre pitance. «Mon fils veut venir, mais il a peur. Je lui ai parlé au téléphone pour l’encourager. Mais c’est difficile de franchir le pas. Mon fils a été obligé de s’enrôler, sinon nous n’aurions pas pu subsister. Nous sommes pauvres, voyez-vous». Les seules voitures qui passent sont, ici, celles de la Finul et du CICR. Ce dernier s’intéresse au cas des personnes réfugiées en Israël et qui souhaitent rentrer dans leur pays. Bien que n’ayant pas un mandat officiel à ce sujet, le CICR commence à tâter le terrain, multipliant les navettes d’un côté à l’autre de la frontière. «Beaucoup de personnes souhaitent revenir», confie l’un de ses délégués de retour d’Israël. Mais il y a des détails pratiques à régler. «En tout cas nous sommes prêts à apporter notre aide si on nous le demande. Pour nous, ce sont des cas humains». « Maintenant, je n’ai plus de raison de travailler en Israël » Une voiture blanche de la Finul s’approche soudain du passage. Une femme et deux enfants d’une dizaine d’années en descendent. La femme serre les mains de ses enfants et tient en même temps un gros sac noir. Elle regarde la foule qui s’est approchée et a un mouvement de peur. Aminé est originaire de Bint-Jbeil et s’était réfugiée en Israël avec ses enfants mardi. Elle espérait y être bien traitée et elle s’est retrouvée sous une tente, sans ressources, misérable et étrangère. Elle a décidé de rentrer, parce qu’au Liban, elle a au moins une maison, une famille et elle est chez elle. D’ailleurs, très vite, elle aperçoit ses proches qui se précipitent vers elle et l’emmènent au village. Une autre femme l’avait précédée sur cette étrange route qui constitue un fragile lien entre les Libanais et leurs proches en Israël. Elle travaillait en Israël depuis trois ans «pour 2000 shekels par mois, précise-t-elle. L’ALS m’en prenait d’ailleurs le quart, en guise de taxes. Maintenant que l’État a repris le contrôle de la région, je n’ai plus aucune raison de travailler là-bas. Je n’ai pas peur de la justice car je n’ai rien fait d’autre qu’essayer de faire vivre ma famille…». D’après elle, il y aurait plusieurs centaines de personnes dans son cas. «Elles souhaitent toutes rentrer. Mais les Israéliens les découragent en leur disant que le Hezbollah va les massacrer. Je suis quand même venue parce que je n’en pouvais plus de rester là-bas...» Il faut atteindre la porte de Fatima, à Kfar Kila, pour avoir d’autres détails sur les Libanais réfugiés en Israël. Devant ce poste-frontière, le spectacle est permanent, comme si les Libanais de toutes les régions et de toutes les confessions ne se lassaient pas de regarder cet Israël qui pendant tant d’années les terrorisait. Dès le lever du soleil, c’est un défilé ininterrompu et même les personnes les plus calmes ne peuvent rester indifférentes à l’atmosphère magique du lieu, cette foule en transes, ivre de découvrir sa propre force et qui guette les Israéliens pour échanger avec eux des propos ou des insultes et lorsque personne ne se présente, chacun se met à lancer tout ce qui lui tombe sous la main : des fichus, des canettes de pepsi, des bouts de vêtements, des kleenex. Jadis, les rares passants le long de cette frontière jetaient sur Israël des regards envieux, à cause de son ordre, sa propreté et son paysage paisible. La désolation a changé de côté Aujourd’hui, le nord de la Galilée qui paraissait si beau offre un spectacle quasi abandonné : les maisons ont l’air fermées, les rues désertes et la route qui longe la frontière est pleine de détritus et de pierres. Les fenêtres du poste-frontière et du mirador qui le surplombe sont cassées, pierres et débris de béton jonchant le sol. Des images inimaginables, il y a quelques jours. D’autant que du côté libanais, la foule avide se presse le long du fil barbelé, des dizaines de personnes attendant de pouvoir grimper sur le grillage afin de «mieux voir». Il y a désormais plus de drapeaux libanais qu’au cours des premiers jours, mais dès qu’un Israélien apparaît, c’est le drapeau du Hezbollah qui est brandi, dans l’espoir de provoquer une réaction «chez l’ennemi». «Venez, approchez-vous. Pourquoi vous cachez-vous, pleutres ?» Ce sont les mêmes cris qui jaillissent le long du fil barbelé. Les jeunes veulent en découdre avec ceux qui les ont humiliés pendant des années. Dès que l’un commence par lancer une pierre, le second veut l’imiter et lance une pierre plus grosse. La surenchère aidant, ce sont bientôt des blocs de béton qui sont jetés. Un soldat apparaît alors, armé et vêtu de casque et de gilet pare-balles. Il tire en direction de la foule et pendant une seconde, la détonation couvre le bruit des invectives. Mais la foule est de plus en plus excitée, les femmes n’étant pas les moins passionnées. Les Libanais hurlent de plus belle et se collent encore plus au fil barbelé …qui finit par céder. Quelques jeunes avancent vers l’intérieur, avec des mines de conquérants, mais comme il ne se passe rien, ils rebroussent chemin, comme étonnés de leur propre audace et conscients de l’importance du barrage psychologique qui est ainsi tombé. Ils ont cassé le fil, ils sont entrés, le symbole leur suffit pour l’instant, mais la tension est palpable. Un Coran en guise de bonne foi Deux jeunes gens de type arabe s’approchent de la frontière. «Nous sommes des Palestiniens de 48. Même si nous avons des passeports israéliens, nous sommes très heureux pour vous». La foule n’en revient pas. Enfin quelqu’un à qui parler. Chacun veut leur poser une question et celles-ci se croisent, s’entrechoquent, les Israéliens ne sachant plus à qui répondre. «Si vous êtes Palestiniens, passez à travers le fil barbelé et venez chez nous», lance un combattant d’Amal. Nader et Hicham (ce sont les prénoms des jeunes gens) hochent la tête avec désolation : «Nous ne pouvons pas. D’ailleurs, nous allons avoir des ennuis parce que nous sommes venus vous parler. Les Israéliens empêchent quiconque de s’approcher». Comment c’est là-bas ? «Affreux. Nous attendons avec impatience notre tour…» Combien y a-t-il de Libanais ? « Ils sont six mille et vivent dans un campement près du Golan. Ils sont très malheureux. La plupart d’entre eux sont druzes. Vous savez ce sont eux qui ont le plus collaboré avec les Israéliens». Un Libanais druze s’énerve. « Ce sont des agents du Mossad. Ils veulent semer la discorde entre nous. Cessez de leur parler». Des Palestiniens qui viennent nombreux le long de la frontière pour regarder leur terre si proche et si lointaine à la fois protestent vivement. «Ce sont des Arabes, ils sont sincères». Nader et Hicham leur présentent alors un Coran dont les Palestiniens s’emparent hâtivement, le caressant en vraie relique précieuse. «S’ils sont vraiment malheureux, qu’ils viennent. Ils n’ont qu’à sauter», insiste le combattant d’Amal. Le Palestinien rétorque alors : «Comment voulez-vous qu’ils viennent puisque nous qui sommes là, vous voulez nous chasser». La discussion risque de s’envenimer. Les camarades du combattant le tirent par la manche et les Palestiniens s’éloignent en marmonnant. Dans le Sud libéré, de nombreux problèmes restent encore à régler…
Curiosité passionnée, révolte, insultes, jets de pierres ou de divers objets auxquels les Israéliens, arabes ou non, répondent par la peur, la colère, les tirs et même l’envoi d’un Coran, « en guise de bonne foi», le dialogue a décidément commencé des deux côtés de la porte de Fatima à Kfar Kila. Un peu chaotique, parfois violent, et surtout chargé des séquelles du...