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Actualités - OPINION

L'âge de raison

Par un juste retour des choses, David – devenu au fil des décennies le plus arrogant des Goliath – aura fini par déclarer forfait devant plus faible que lui. Et c’est à une retraite sans gloire qu’a dû se résoudre une armée israélienne réputée invincible, mais dont l’écrasante supériorité s’est avérée inopérante face à une résistance aussi insaisissable que résolue. Quoi qu’en disent ses dirigeants politiques et ses gradés, et même s’il a infligé à notre petit pays considérablement plus de morts et de destructions qu’il n’en a subis lui-même, l’État hébreu vient de perdre, dans les faits, l’interminable guerre du Liban : c’est bien la première fois dans les annales du Proche-Orient qu’il se trouve amené à évacuer un territoire arabe non point en échange d’un quelconque traité, mais sous l’effet d’une tenace, d’une incessante pression militaire. Cette paradoxale impuissance de la force brute confrontée à l’esprit de sacrifice et à la mobilité propre à toute guérilla, d’autres colosses aux pieds d’argile en avaient déjà fait l’expérience. Et c’est des images de Vietnam que sont venus irrésistiblement évoquer l’effondrement-éclair de l’ALS, les pitoyables colonnes de réfugiés agglutinées aux barbelés de la frontière, le naufrage d’ un Antoine Lahd conspué par les siens, et qui n’aura encouru une double condamnation à mort pour trahison que pour se voir finalement trahir par ses sulfureux alliés israéliens. Amorcé avec plusieurs semaines d’avance sur le calendrier initial puis accéléré au rythme de la débandade de l’ALS, le retrait n’était peut-être pas exempt d’arrière-pensées, Israël n’ayant jamais été avare de cadeaux empoisonnés. Tous les Libanais gardent ainsi en mémoire les massacres et les exodes de population provoqués – il n’y a pas d’autre mot – par l’évacuation intempestive de la montagne, en 1985. À la joie de la libération est providentiellement venu s’ajouter, dès lors, l’immense soulagement d’une transition aussi empreinte de retenue qu’il était permis de l’espérer en de telles circonstances : dans le délire du retour il n’y a pas eu d’exécutions sommaires de «collaborateurs», les miliciens qui avaient fait reddition ont été aussitôt remis à l’armée, des assurances ont été prodiguées à la population civile. Il reste que tout ordre milicien n’en est pas réellement un, quand bien même s’agirait-il de la formation armée à même de revendiquer l’insigne mérite de la libération. Même s’ils doivent être mis au compte des classiques «éléments incontrôlés», les pillages et autres actes de banditisme signalés dans certaines localités de l’ancienne zone occupée sont autant de signaux d’alarme. Et la profusion d’armements provenant des stocks israéliens ou affiliés abandonnés sur place, et qui ont été prestement récupérés par les diverses formations présentes sur les lieux, laisse craindre le pire si, après les concélébrations, devaient soudain se réveiller les vieilles rivalités partisanes. C’est dire l’urgence impérieuse d’une présence étatique effective dans cette précieuse portion de territoire rendue, 22 ans plus tard, à la patrie. On ne saurait trop applaudir à la tournée de la région frontalière effectuée dès hier par le président Lahoud qui, sous les averses de grains de riz et de pétales de roses, a pu constater, en direct, les fiévreuses attentes des gens. Puisse l’intendance suivre sans délai, car les heures comptent : d’abord parce que cette présence étatique est réclamée à cor et à cri par la planète tout entière, Onu, États-Unis et Europe confondus, qui appellent le gouvernement du Liban à prendre ses responsabilités afin que la force internationale puisse enfin entamer sa mission ; ensuite et surtout parce que cette prise en charge immédiate, l’autorité la doit, et tout de suite, à une population dont l’abandon puis le martyre remontent à bien plus, en réalité, que 22 ans. Des deux côtés du Mur du Sud qui vient de s’écrouler, du bon peuple encore assommé par l’énormité de l’événement, monte en réalité aujourd’hui la même et seule prière: que l’État revienne enfin ; que le Sud, qui a versé plus que sa part du tribut payé à la cause des Arabes, retrouve la normalité tant attendue ; qu’il cesse d’alimenter, de sa chair et de son sang, d’autres libérations, d’autres délivrances. Le fait est que le retrait israélien a changé bien des paramètres, que de dramatiques mutations pourraient être en cours. Le dernier soldat israélien une fois parti, et une fois cadenassée la tristement célèbre Porte de Fatma, le Hezbollah, qui semble avoir parfaitement pris le pouls de la population, n’a pas tiré un seul coup de feu, et des patrouilles militaires se sont tranquillement croisées hier sur les chemins de ronde, de part et d’autre du grillage frontalier. Bien qu’affectée par la perte de sa précieuse «carte» du Liban-Sud, la Syrie, quant à elle, a déjà assuré l’Onu de son concours car elle doit désormais se garder d’un double risque : l’isolement diplomatique évoqué au niveau le plus haut par un pays aussi soucieux des droits arabes que la France ; et les menaces de représailles contre des objectifs tant syriens que libanais, au cas où se poursuivraient les attaques anti-israéliennes. Cette nouvelle donne, si elle est convenablement jouée, offre à son tour à notre pays l’occasion d’un début d’émancipation des plus honorables. Fort heureusement, le Liban a déjà cessé d’offrir au monde ébahi le spectacle de sa mauvaise humeur (pour ne pas dire sa mauvaise volonté) à la perspective de sa libération : il va coopérer avec la Finul, et le cas des fermes de Chebaa – un dossier étrangement oublié depuis des décennies et sommairement dépoussiéré au dernier moment – sera ultérieurement débattu. Si, en outre, les volets libanais et syrien de la négociation de paix restent indissolublement liés, l’unité des deux retraits, érigée elle aussi en dogme ces dernières années, n’existe plus dans les faits : cela, et c’est capital, sans que Beyrouth ait un seul moment failli à la règle de la solidarité, ce qui devrait ôter mauvaise conscience aux plus royalistes des Libanais. Là où la raison d’État, ou ce qui en tient lieu, avoue ses limites, il n’y a plus de prétexte pour faire obstacle à la raison tout court. C’est-à-dire à la prise en charge entière et intégrale, par l’autorité légale, de ses responsabilités les plus élémentaires : à l’égard des citoyens, comme à celui d’une légalité internationale qui reste le principal garant d’un Liban souverain et indépendant.
Par un juste retour des choses, David – devenu au fil des décennies le plus arrogant des Goliath – aura fini par déclarer forfait devant plus faible que lui. Et c’est à une retraite sans gloire qu’a dû se résoudre une armée israélienne réputée invincible, mais dont l’écrasante supériorité s’est avérée inopérante face à une résistance aussi insaisissable que...