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Actualités - INTERVIEWS

Interview Ion Karamitru, ministre roumain de la Culture : notre identité culturelle a été dominée par la terreur(photos)

Journaliste au quotidien « Al-Hayat » (bureau de Tunis), le Tunisien Rashid Khashana a interviewé le ministre roumain de la Culture Ion Karamitru. De l’écriture à la politique, en passant par la réalisation et le théâtre, cet homme de caractère a toujours défendu, en paroles et en actions, la liberté et la démocratie. De la scène du théâtre d’où sa pièce secoua le régime de Ceaucescu, au fauteuil du ministre de la Culture (qu’il occupe actuellement), Ion Karamitru a suivi la même courbe. Pratiquement la provocation culturelle et la critique à peine voilée du régime totalitaire sous la dictature communiste, l’auteur-réalisateur se mua après la chute de Ceaucescu en bâtisseur de la démocratie et adhéra à la Convention démocratique (coalition de centre-droite) qui remporta les dernières élections en 1996. Même pendant les jours les plus sinistres de la dictature, il n’a jamais déserté la scène et quand la censure interdit sa fameuse pièce inspirée de Hamlet, il lui tint tête jusqu’à ce qu’elle cède à la pression de l’opinion publique... un an plus tard. Le public ovationna le réquisitoire fait avec beaucoup de finesse par l’homme de théâtre au dictateur et à ses sbires. Dix ans plus tard, le réalisateur-comédien-agitateur en garde toujours des visions. – Quel rôle a joué la résistance dans la lutte contre le totalitarisme? * La résistance par la culture au totalitarisme et à l’esprit communiste totalitaire a revêtu plusieurs formes. On sait que le communisme a porté un coup fatal à l’Église. Résultat : l’Église elle-même a inventé un égalitarisme stupide qui tend à recréer l’homme comme un esprit de la terre et non comme un esprit de Dieu. Or lorsque l’homme se positionne contre le sacré, symbolisé toujours par le miracle de la naissance, il se retrouve à côté du concept de la liberté et la démocratie. Car la culture est comme le monde un écho de l’esprit de Dieu. Chaque artiste est en fait un canal par lequel s’exprime la voix de Dieu. – Pour l’artiste quel est le choix des armes ? * L’artiste part d’un matériau nommé langue. Or la langue qu’elle soit littéraire ou commune est placée sous le signe de la métamorphose tout comme un organisme vivant et toujours en devenir. Et c’est l’un des aspects sur lesquels les artistes ont misé pour donner du vivant à leur discours; c’est là que les paroles de l’artiste deviennent un véritable discours. Pour jouer Hamlet de Shakespeare, par exemple, nous étions 12 acteurs pour réciter les mêmes paroles mais chacun avait sa propre interprétation, son propre discours. Ceci explique pourquoi le fameux «to be or not to be, that’s the question» n’est qu’une question de voir interne, au-delà cette question n’a plus aucun destin. Lorsque j’ai joué le personnage de Hamlet qui s’oppose à la dictature, déchiré entre la force de la pensée et l’impossibilité d’être actif, j’ai compris pourquoi on doit jouer le texte tel qu’il est. Ceci n’empêche pas le fait que je sois contre la définition culturelle de «to be or not to be» . En effet, après un effort considérable pour l’interprétation de ce personnage, j’ai découvert que je m’opposais à cette définition inconsciemment. Il y a eu donc cette révolution contre moi-même et qui a eu pour point de départ l’interrogation suivante : pourquoi suis-je dans une situation qui me pousse à poser cette question ? La réponse est que je suis né différent des Hamlet. C’est plutôt mon personnage qui a été inscrit dans «to be or not to be» et c’est ce qui m’a conduit à cette situation. J’étais donc différent de lui et avec une somme de révolutions dirigées contre moi-même avant de l’être vers l’autre. C’était l’une des étapes importantes quand j’ai composé le personnage. Un langage épique – Avez-vous opté pour un langage déterminé ? * En Roumanie, en Hongrie, en Pologne, en République tchèque et partout dans le monde communiste l’identité culturelle est la même car dominée par la terreur. Le langage théâtral dans ces pays œuvre bien entendu au profit de cette terreur. C’est un langage épique qui n’était pas fait pour créer une complicité entre le public et la scène. Cette complicité a eu lieu avec la pièce Hamlet et ce n’est pas le texte qui a agi en premier, c’était plutôt la pause qui a joué un rôle extraordinaire. Ce qui signifie que le silence a un pouvoir immense car la résistance est une affaire secrète, faite d’un silence qui définit le monde en deux mots : l’espace et le vide, le blanc en quelque sorte. C’est pour cela que pour être professionnel et efficace un théâtre doit maîtriser la technique sans failles. À l’époque il y avait de vrais artistes intellectuels qui fournissaient un effort de conscience pour transmettre cette «pause» , ce silence, chose qui ne peut pas être réalisée en l’absence d’un immense talent. – Ces artistes ont été «créés» par les circonstances ? * C’est une question d’éducation permanente des artistes, des poètes, des metteurs en scène, comme celle des meilleurs présidents. Dans un monde qui lutte contre le communisme, contre la dictature, le théâtre en tant que spectacle, en tant que monde à part où les personnages mentent constamment, constitue l’une des pièces maîtresses. Il n’y a pratiquement aucune difficulté à recréer le langage secret de l’autre côté de la censure, cela à toujours été comme ça et nous avons eu une chance extraordinaire. – C’est à un travail colossal que vous vous étés livrés pour mettre en scène Hamlet ? * Avant de mettre en scène Hamlet, nous savions qu’il existe en Roumanie 6 ou 7 traductions, la dernière date des anneés 50. Nous avons donc décidé, artistes et metteurs en scène, de refaire la traduction de cette œuvre importante des versions française, anglaise et allemande. La période estimée pour cette traduction a été de trois semaines mais cela a duré neuf mois ! En fait nous nous sommes plongés dans le monde secret d’une multitude de textes. Il aurait fallu aussi inscrire les symboles dans une perspective moderne d’où l’intérêt du spectacle. À la fin c’était comme si Sheakespeare avait écrit la pièce de nouveau mais avec les mêmes personnages. La première force du spectacle réside dans cette traduction, après c’était l’interprétation et notamment la lutte contre la censure. Nous avons eu 5 ou 6 séances où la commission s’est posé de grandes questions d’interprétation. Après trois semaines, et de remaniement en remaniement nous avons refait le spectacle en mieux. Notre stratégie était de leur faire perdre beaucoup de temps. Finalement nous avons changé un petit peu l’histoire : à la fin et après la mort de Hamlet, Horatio en antimonologue dit : «Je pars pour raconter au monde la vérité de cette histoire», mais nous avons introduit un autre élément. Brass tue Horatio parce que la vérité ne doit pas filtrer à travers le monde totalitaire. – Vous avez changé l’original ? * Bien sûr ! nous nous sommes dit que la pièce ne sera jamais autorisée si elle reste intacte. Il y a eu des voix pour nous dire que c’était beaucoup de dire les terribles vérités et j’ai refusé, j’ai dit qu’il fallait laisser le texte tel qu’il est. C’est la seconde interprétation qui fera le reste. J’ai promis alors à mes amis qu’avec les risques que nous avons courus, nous serons connu dans le monde entier, rien que parce que Hamlet a été interdit en Roumanie. Et nous avons joué cette version non sans souci, en novembre 85. À l’époque, il n’y avait pas de chauffage, pas de lumière dans la rue. Et le public assistait à la représentation qui durait 5 heures dans ces conditions rien que pour voir le spectacle d’une Roumanie qui lutte contre la dictature. C’était un exemple fabuleux. Étrange ! Après cette révolution-théâtre, nous avons été invités à jouer au théâtre national de Londres. – Comment avez-vous réagi au succès de votre mise en scène ? En Europe, j’étais en face d’un nouveau public, d’une nouvelle référence, et je me sentais absolument perdu, déboussolé. J’étais sur scène et je n’avais rien à dire. Pourtant Ceausescu était mort et la dictature était là. Finalement je me suis laissé aller et j’étais séduit de voir le texte venir à moi naturellement sans interprétation aucune. C’était un miracle. Après, lorsque j’ai analysé la situation, je me suis rendu compte qu’au début j’ai joué Hamlet et puis après c’était Hamlet qui jouait mon propre personnage. C’était un véritable renversement de rôle. J’ai joué Hamlet pour la première fois en novembre 85, en février 92 j’ai fait une audience à Paris et depuis cette année, cela fait 200 représentations que je suis dans la peau de ce personnage. La culture au service du pouvoir – Est-ce qu’il y avait un statut pour la culture en Roumanie ? * Le statut de la culture en roumanie était vague ou plutôt un espace vide. La culture était au service du pouvoir communiste. Les artistes recevaient de l’argent pour écrire dans le sens de l’intérêt du parti. La culture était donc un espace de discipline avec ses méthodes et ses règles. J’ai fait la résistance à cette «discipline» pendant 30 ans durant lesquels j’ai joué notamment créon, dans l’Antigone de sophocle. Je suis très attiré par un caractère pareil. Pris en l’absence de toute motivation en Roumanie j’ai décidé d’arrêter de faire du théâtre pour réaliser des films en Angleterre jusqu’à ce que les choses aient pris un nouveau tournant en Roumanie. En novembre 1996, lorsque j’étais choisi pour occuper le poste de ministre de la Culture, j’ai accepté parce que je savais que je pouvais faire quelque chose pour la culture. – Pourquoi avait-on tellement peur de la culture pluraliste ? La culture pluraliste constitue un danger et ceci pour deux raisons : d’abord, la liberté donne un espace illimité et le public peut-être perdu aujourd’hui avec une liberté d’expression sans limites. C’est paradoxal, mais je peux affirmer que le public risque de ne pas être satisfait par un grand travail d’artiste de talent. Ensuite, dans un monde préoccupé par le gain et constamment soucieux de son avenir, la culture peut se perdre dans un pluralisme trop dominé par le matériel. Un principe démocratique – Quel contenu avez-vous donné à la réforme ? * La réforme culturelle a commencé avec la décentralisation des institutions, confisquées autrefois par le ministère de la Culture. Tout était donc centralisé aux mains du gouvernement. J’ai donc décentralisé tout en basant la politique ministérielle sur des commissions de spécialistes en beaux-arts, monuments, littérature et sans faire intervenir les fonctionnaires du ministre de la Culture. Cette commission se renouvelle chaque année. C’est un principe démocratique que j’ai voulu introduire. Je fais des choses pour la Roumanie et je suis fier des répercussions positives de cette politique. Cette année par exemple a enregistré un record. En Allemagne, à la foire du livre, la Roumanie a été l’invité d’honneur et c’était un grand succès. Ce qui m’a encouragé à lancer un séminaire international en Transylvanie sur les cités médiévales au XIIIe siècle que j’ai intitulé «Europe : patrimoine commun» .
Journaliste au quotidien « Al-Hayat » (bureau de Tunis), le Tunisien Rashid Khashana a interviewé le ministre roumain de la Culture Ion Karamitru. De l’écriture à la politique, en passant par la réalisation et le théâtre, cet homme de caractère a toujours défendu, en paroles et en actions, la liberté et la démocratie. De la scène du théâtre d’où sa pièce secoua le...