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Actualités - REPORTAGES

Les Phéniciens dans l’Histoire - Carthage, une cité protégée par une chape de 20 siècles de silence Quand Flaubert fut séduit par Salammbô

Avant que Flaubert ne l’eut ressuscitée dans Salammbô, Carthage était un nom enseveli sous les décombres de l’une des destructions la plus longtemps annoncée et la plus tenacement voulue de l’Histoire. La haine des Romains ne s’est pas contentée d’anéantir l’unique puissance qui aurait sérieusement menacé leur hégémonie, mais avait effacé le souvenir d’une civilisation, coupé ou falsifié les canaux à travers lesquels elle aurait pu transmettre à la postérité son image véritable. À moins qu’il ne se fut agi d’archéologues ou de chercheurs de l’antiquité préromaine, on n’avait de Carthage qu’un vague souvenir d’école : Delenda Carthago, Hannibaal et Scipion, les éléphants sur les Alpes, les Délices de Capoue. Et de la civilisation phénicienne en entier, dont le destin avait voulu qu’il n’en soit sauvé aucun témoignage littéraire direct, il n’y avait que quelques informations non contrôlées qui auraient pu figurer dans le dictionnaire des idées reçues : «Phéniciens. Grand navigateurs et habiles commerçants. Inventeurs de la pourpre, du verre et de l’alphabet. Ils adorent un dieu cruel, assoiffé du sang des petits enfants». Qui aurait voulu en savoir davantage pouvait se référer aux études qui avaient pris leur essor depuis un siècle avec le déchiffrement de l’écriture punique, mais il devait compter aussi avec des sources historiographiques décharnées, parfois nettement dénigrantes : la Bible, qui dépeignait en teintes noires les adorateurs du dieu Baal ; les voyageurs de l’antiquité, qui racontaient avec stupeur et terreur des usages et des rites qu’ils ne s’efforçaient pas de comprendre et auxquels ils ne se préoccupaient même pas d’assister ; les auteurs grecs et latins qui voyaient dans les Phéniciens et Carthaginois uniquement le marchand cupide dont il faut se méfier, l’esclave lâche à bastonner, le barbare féroce à anéantir. Ce fut justement l’hermétisme et l’opacité de ce rideau qui attira Flaubert vers Carthage : une cité protégée par une chape de vingt siècles de silence, et par celle, plus décourageante encore, des voix hostiles qui l’ont reléguée dans un passé légendaire, devait lui sembler le contraste idéal du village normand où il avait voulu enfermer Madame Bovary. À la suite du voisinage très proche, l’infiniment lointain ; le fabuleux à la place du banal quotidien ; l’aventure de l’invention face à la découverte laborieuse et bouleversante de ce que l’on croyait savoir depuis toujours. Et entre toutes les régions inexplorées de l’Histoire lointaine, celle de Carthage lui apparaissait à la limite de l’inconnaissable, tellement elle était étrangère aux sources – grecque, latine et chrétienne – qui ont nourri la culture occidentale, et tellement elle était restée étrangère dans les récupérations que l’exotisme du XVIIIe siècle avait faites de tout l’Extrême-Orient et aussi de l’Occident américain. «Je m’occupe – écrivait-il à une amie en mars 1857 – d’un travail archéologique sur une des époques les plus ignorées de l’antiquité. j’écrirai un roman dont l’action se déroulera trois siècles avant le Christ, parce que je sens le besoin de sortir du monde moderne dans lequel ma plume a trop longtemps plongé, et que d’autre part il me fatigue de représenter ce qui me dégoûte tellement de voir». Carthage donc, comme antidote à Yonville-l’Abbaye, mais aussi Carthage comme occasion de représenter les excès barbares de la férocité, de la luxure, de l’idolâtrie avec un plaisir que Sainte-Beuve n’hésitera pas à qualifier de sadique. Et Carthage comme défi aux usages, aux canons du roman historique, aux susceptibilités des lecteurs, et à sa propre image d’écrivain qui, après le succès à scandale de Madame Bovary, ne voulait pas rester liée à la représentation des mœurs de province. Pendant les cinq années qu’il dédia à la rédaction de Salammbô, ces défis se présentèrent à lui comme autant de paradoxes insolubles : «Fixer un mirage, appliquant à l’antiquité les procédés du roman moderne» signifie faire de l’histoire sur quelques fragments peu stables, et le faire sans les intentions scientifiques, didactiques, morales qui lui sont propres, mais pour le seul plaisir de déterrer, dans toute la plénitude de sa vérité, un moment du passé. En d’autres termes, faire du réalisme comme dans Madame Bovary, mais sans aucun des supports documentaires qui rendaient la réalité compréhensible, avant même d’être crédible. Le meilleur moyen de les résoudre, c’est la lente, patiente fécondation que Flaubert, pour ce livre comme pour les autres, atteint à travers la lecture. Lui qui n’est pas archéologue, ni historien, il ignore le grec et sait du latin autant qu’il en a appris au Lycée, il se met à la recherche de tout ce qui a été écrit sur les Phéniciens, sur Carthage et sur la révolution des mercenaires d’Hamilcar à la fin de la Première Guerre punique : Polybe, Xenophon, Salluste, Diodore de Sicile, Apulée, la Bible, et également – un texte sur l’hygiène des Arabes du docteur Bertherand, et pour ne commettre aucune erreur dans la description des tourments de la soif, le compte rendu que le docteur Savigny avait fait de l’aventure des naufragés sur le radeau de la Méduse. «Pour qu’un livre reflète la vérité – écrit-il à Ernest Feydeau – il faut se regorger de son thème par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient spontanément, comme un résultat final et comme une floraison de l’idée elle-même». Mais, sous cet aspect, les 98 volumes qu’il étudie et compulse se révèlent décevants : Polybe lui suggère le cadre de la lutte des Carthaginois contre les mercenaires rebelles, Diodore lui offre la confirmation de la cruauté des pratiques religieuses, Juste Lipse lui donne une connaissance minutieuse des machines de guerre ; il recueille çà et là des informations sur l’architecture, sur les cérémonies, sur l’art militaire. Cela lui suffit pour tresser les grandes lignes de l’événement politique, pour tracer les caractères des personnages – le mercenaire libyen Mâtho, l’esclave grec Spendio, le Prêtre Schahabarim, le chef numide Harr’Havas, qui décida par sa défection du sort de la lutte, Hamilcar qui pour prix de sa trahison lui promet en mariage sa fille Salammbô – et pour construire les épisodes cruciaux avec une riche impression du réel : le banquet, l’incursion nocturne dans le temple de Tanit, les batailles, les sacrifices d’enfants à Moloch, la sanguinaire répression des rebelles dans le Défile de la Hache. Il réussit également à y ajouter l’amour de Mâtho et Salammbô, mais, pour traduire tout cela dans une œuvre vivante, il a besoin d’aller pour trois mois, sans livres et paperasses, respirer l’air de Carthage, et ensuite, étape finale, d’engager un titanique corps-à-corps avec le style. C’est alors seulement, à travers «les angoisses de la phrase, les supplices des assonances, les tortures de la période», que le cadre historique s’animera, que les personnages prendront vie, que les grandes passions gagneront de l’humanité, que les atrocités barbares se chargeront d’une tragique évidence, et ce qui, au départ, paraissait à l’auteur lui-même une «truculente fantaisie» finira par être, comme eut à le dire Théophile Gautier, un véritable «poème épique». Poème épique et non roman historique, en raison de la grande part que Flaubert consacra à l’invention, après être bien imprégné de ses sources. («Dans les textes sur lesquels il se base – disait Gide – il n’a jamais cherché une documentation, autant qu’il a plutôt cherché une autorisation»). Mais par-dessus tout, en raison de la dimension mythologique et cosmologique dans laquelle se place la narration, en raison de la rigoureuse orchestration des symboles magico-religieux (le symbole féminin de l’eau le long de l’axe Salammbô-Tanit-Lune ; celui masculin du feu le long de l’axe Mâtho-Moloch-Solei) qui se déploie et qui préside au développement de l’événement public et de la fable amoureuse autour du talisman sacré du Zaïmph. Ainsi, miraculeusement, deux mille ans après sa destruction, Carthage trouvait sa voix. Et ils la reconnaissaient, chacun à sa façon, parmi les enthousiasmes et les dissentiments, autant Sainte-Beuve qui se révoltait au nom de l’esthétique du roman, et l’archéologue Froehner, qui supportait mal que ce fut l’aile de la fantaisie qui souleva la poussière des ruines, que les bons bourgeois qui frissonnaient d’horreur face aux scènes de massacre et au langoureux tête-à-tête de la vierge carthaginoise avec le serpent, les artistes des café-concert qui improvisaient toutes sortes de parodies, les dames de la société qui, pour le carnaval, se faisaient confectionner des costumes à la Salammbô, et la foule de lecteurs – d’hier et d’aujourd’hui – qui sentent devoir à Flaubert beaucoup plus qu’un «gueuleton de haschisch historique».
Avant que Flaubert ne l’eut ressuscitée dans Salammbô, Carthage était un nom enseveli sous les décombres de l’une des destructions la plus longtemps annoncée et la plus tenacement voulue de l’Histoire. La haine des Romains ne s’est pas contentée d’anéantir l’unique puissance qui aurait sérieusement menacé leur hégémonie, mais avait effacé le souvenir d’une...