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SOCIÉTÉ - Le silence officiel et l’indifférence de l’entourage plus terribles que la prison Libérés depuis un an, les ex-détenus en Syrie ne parviennent pas à s’adapter

Ils sont les fantômes du Liban et hantent leurs propres vies à défaut de celles des responsables. Les détenus libérés en décembre 2000 de Syrie subissent désormais un autre genre de prison, celle de l’indifférence et de l’oubli. Inadaptés, souvent sans travail et parfois rejetés par leurs familles, ils ont aujourd’hui tout perdu, même la lueur d’espoir que représentait l’idée d’une libération pendant les longes années de détention. Mais pour les responsables, c’est comme s’ils n’existaient pas tant leur cause dérange... Ils ressemblent à des ombres, mal à l’aise dans leurs vêtements et dans leurs vies et, avant même qu’ils ne se présentent, on devine que ces hommes cachent un drame terrible. La plupart du temps, ils requièrent l’anonymat, dans une volonté désespérée de se fondre dans le paysage. Mais malgré leurs efforts, ils savent qu’ils sont porteurs d’une tare, ils ont été prisonniers en Syrie. Dans le Liban d’aujourd’hui, c’est pire qu’une maladie, une sorte de virus dont on craint la contagion. Comme s’ils n’avaient pas suffisamment souffert du silence pendant leurs années de détention, ils continuent à le subir au sein de leur entourage mais surtout au niveau des autorités. Les quelques ministres qui ont accepté de recevoir certains d’entre eux se sont contentés de hocher la tête en guise de témoignage de sympathie et de leur lancer un «Estimez-vous heureux d’être sortis de prison». Nous nous sommes trompés d’ennemis Ce n’est évidemment pas le langage qui est tenu aux ex-détenus de Khiam ou des geôles israéliennes. Certes, aux yeux de la nation tout entière, ceux-là sont des héros, mais ceux qui étaient emprisonnés en Syrie croyaient l’être aussi. En tout cas, même s’ils n’osent plus le reconnaître, ils ont généralement accompli des attaques diverses contre les forces syriennes ou les intérêts syriens au Liban dans ce qu’ils pensaient être une lutte pour la souveraineté. «D’accord, nous nous sommes trompés d’ennemi, dit Youssef. Mais pourquoi nous punit-on encore, puisque la Syrie elle-même a choisi de nous amnistier ? Pourquoi ne pouvons-nous être traités avec un minimum d’humanité ?». Ce cri du cœur, ils sont plusieurs à le lancer, affirmant avoir suffisamment payé pour leur faute, puisque faute il y a. En guise d’aide, des séances chez un psychologue Youssef, par exemple, habitait avant son arrestation à Sabtié. En sortant de prison, il a tout perdu, y compris sa femme, qui avait entre-temps trouvé un autre homme. Youssef est retourné vivre chez ses parents, où il se sent de plus en plus comme un parasite. Son seul moment de détente est son rendez-vous plus ou moins régulier avec un psychologue débrouillé par l’association Justice et miséricorde, la seule avec les Nouveaux droits de l’homme et l’association des droits de l’homme et des droits humains à tenter d’aider les ex-prisonniers de Syrie. Ces associations les pilotent vers des psychologues chargés de les suivre pour les aider à se réadapter à la vie normale. Mais souvent, les ex-détenus arrêtent un beau jour le traitement, non parce qu’il est coûteux, les soins étant gratuits, mais par lassitude, désespoir ou simple paresse. «À quoi bon le traitement ? s’écrie Youssef. Ce qu’il me faudrait, c’est un travail, ce serait la meilleure des thérapies, mais au Liban, pour un ex-prisonnier en Syrie, c’est impossible». Ali aussi a galéré toute une année avant de débrouiller un travail. Emprisonné pendant 13 ans en Syrie, il lui arrive encore régulièrement de se sentir en prison. En 13 mois, il reconnaît n’avoir fait que quatre fois l’amour avec sa femme. «Je n’ai plus de désir, mais j’ai la chance d’avoir une femme compréhensive, patiente. Avant d’être arrêté, je possédais deux boutiques que ma femme a dû vendre pour faire vivre nos deux filles. Je me suis retrouvé sans rien. D’ailleurs, en me voyant, ma femme s’est évanouie. Je n’ai pas reconnu mes filles et elles ne m’ont pas reconnu non plus. Même maintenant, il leur arrive de m’appeler “ammo”, puisque mon frère était le seul homme qu’elles voyaient à la maison pendant 13 ans». Nous venons d’une autre planète Ali a un autre frère et deux sœurs, mais celui-là est le seul à s’être occupé de sa famille et à essayer de l’aider. Les autres préfèrent l’oublier pour ne pas risquer d’avoir des ennuis. Le pire ennemi des ex-détenus en Syrie est justement la peur chez leur entourage. Au moment de leur libération, en décembre 2000, les témoignages de sympathie se sont multipliés. Il y avait aussi beaucoup de curiosité. Puis très vite, les voisins ont cessé de sonner à la porte de Ali, les habitants du quartier ont fait mine de ne plus le voir et il passe désormais des journées entières enfermé dans les deux pièces de son appartement. À force de tendresse, sa femme a réussi à lui donner l’envie de réagir et il a enfin débrouillé une voiture sur laquelle il travaillera comme chauffeur. Mais il redoute déjà le contact avec ses clients. «Je me sens tellement étranger, comme si je venais d’une autre planète». Étrangers dans leurs familles, leur entourage et même dans leur vie, la plupart de ces ex-détenus en arrivent parfois à regretter l’époque de la détention. «Au moins, nous étions totalement pris en charge, tout était prévu, planifié. Aujourd’hui, il faut décider, assumer des responsabilités et souvent le fardeau est trop lourd, la liberté est difficile à gérer». Surtout lorsque le pays tout entier veut oublier leur existence. En ce qui les concerne, la solidarité familiale ou sociale joue rarement. Ils ne peuvent généralement compter que sur eux-mêmes et eux-mêmes, ce sont des êtres diminués, doutant de tout et ayant perdu leurs repères. Un passé inoubliable et un avenir inexistant Youssef raconte ainsi qu’il éprouve un profond sentiment d’insécurité et il ne se sent protégé qu’entre les murs de sa chambre. «Je n’éprouve pas le besoin de sortir, j’ai peur. Tout me paraît confus. Au moins, en prison, je pouvais me dire que ma famille vivait bien, attendait ma libération avec impatience. Mais en sortant, j’ai vu que tout le monde m’avait oublié, même ma femme et mon fils. À quoi bon vivre dans ces conditions ?». Les détenus libérés de Syrie sont si mal adaptés qu’ils ne se sentent bien qu’entre eux, se retrouvant de temps en temps pour se sentir un peu moins isolés. «Nous avons partagé trop de moments difficiles pour pouvoir vivre désormais les uns sans les autres. Ce passé ne peut être effacé ni raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu. C’est pourquoi il nous est plus facile de nous retrouver entre nous». Les ex-détenus de Khiam ou des prisons israéliennes connaissent sans doute une inadaptation similaire, mais eux au moins bénéficient de la reconnaissance de la nation. Le Parlement a même voté des lois leur accordant des indemnités et leur donnant une priorité dans la fonction publique. Ils ont aussi des associations qui défendent leurs droits et demandent toujours plus pour eux. À raison puisque nul ne pourra leur redonner ce qu’ils ont perdu et ce qu’Israël et ses agents leur ont pris. Mais est-ce une raison pour laisser les autres, ces anciens prisonniers en Syrie, dans le dénuement le plus total ? Le plus dur pour ceux-là est le déni officieux et officiel de leur existence qui rend leurs souffrances encore plus inutiles, encore plus intolérables. Une seule association, Solid, a osé parler d’eux. Fondée en 1989 par un groupe de jeunes ayant pour la plupart des proches détenus en Syrie, elle a fondé ses revendications sur un rapport d’Amnesty dénonçant la torture dans les prisons syriennes. Avec la Fédération internationale des droits de l’homme et la Human Rights Watch, Solid a lancé une véritable campagne pour amener l’État libanais à reconnaître l’existence de ces prisonniers. L’association s’est heurtée à un véritable mur et jusqu’à la libération du dernier lot de détenus en décembre 2000, les autorités libanaises continuaient à nier leur existence. Solid estime qu’il y a encore des Libanais détenus en Syrie, même si ce pays a affirmé avoir libéré tous les prisonniers libanais. Mais, comme dirait Youssef, faut-il les rendre à une vie qui ne veut plus d’eux ? Un cri du cœur que les responsables devraient entendre. Scarlett HADDAD
Ils sont les fantômes du Liban et hantent leurs propres vies à défaut de celles des responsables. Les détenus libérés en décembre 2000 de Syrie subissent désormais un autre genre de prison, celle de l’indifférence et de l’oubli. Inadaptés, souvent sans travail et parfois rejetés par leurs familles, ils ont aujourd’hui tout perdu, même la lueur d’espoir que...