Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

HUMANITAIRE - Centre de réhabilitation pour les ex-détenus de Khiam - Chômage, soucis matériels, problèmes de santé : - le spleen du résistant désœuvré

«Ce sont les Européens qui nous ont tendu la main. On s’attendait à ce que l’État prenne l’initiative. Mais il n’a rien fait pour nous. Notre déception est grande». C’est ce qu’a confié un ex-détenu de Khiam lors d’une rencontre de solidarité organisée par Médecins du monde et l’Association Amel, deux ONG qui collaborent pour soutenir les anciens détenus dans le cadre d’un programme médical et psychologique également destiné à la population du Liban-Sud. Ce projet, initié par Médecins du monde et financé par l’Union européenne, était à l’origine réservé aux anciens de la prison de Khiam «ainsi qu’à tous ceux qui souffrent des séquelles psychiques de l’occupation». Toutefois, les membres de la mission ont vite été débordés par les demandes pressantes sur le terrain, cette région étant des plus défavorisées, et les besoins en matière de soins médicaux et psychiques qui ont dépassé toutes les prévisions. Modeste dans ses objectifs, le centre de réhabilitation, conçu à la manière d’un dispensaire médical, avait démarré en décembre 2000 avec une équipe de généralistes et quelques spécialistes offrant des services médicaux à des tarifs réduits. Autre service fondamental sur lequel misait le projet : le suivi thérapeutique assuré par une assistante sociale et une psychologue supervisées par une pédopsychiatre française recrutée par Médecins du monde. Objectif : offrir aux anciens détenus de Khiam ainsi «qu’à tous ceux qui ont souffert d’une manière ou d’une autre de l’occupation et de la torture» un soutien psychologique afin de les aider à surmonter les traumatismes de cet épisode douloureux. Les psychologue, assistante sociale et thérapeute effectuent un travail de proximité pour assister les anciens détenus et leurs familles. Les experts du centre ont en outre été amenés à visiter quelques anciens membres de l’ALS en très mauvaise santé psychique ainsi que leurs enfants, également traumatisés par les séquelles de l’occupation. Le travail de terrain effectué par les spécialistes du centre vise à expliquer le fonctionnement du centre et le but du soutien psychologique, et de convaincre les personnes concernées de l’intérêt d’engager une thérapie. Sophie Alary, chef de mission à Médecins du monde, est consciente que ce projet a commencé à porter ses fruits. Mais pas tout à fait de la manière dont elle s’y attendait. «Les gens affluent de toutes parts au centre. Nous avons une demande très importante, surtout pour les services offerts en médecine générale. Les écoles nous sollicitent également pour nous demander des psychologues confirmés. Ainsi, le profil de nos patients s’est diversifié. Et notre mission de même», affirme Mme Alary. «Il faut du temps», dit-elle. Du temps pour gagner la confiance des 40 % d’ex-détenus répartis dans les régions de Hasbaya, Bint Jbeil et Marjeyoun, sans parler de ceux qui habitent des régions encore plus éloignées. Du temps également pour que ces personnes fragilisées par la torture et les longues années de détention puissent se faire à l’idée de «demander de l’aide psychologique». En attendant, ce sont quelque 20 à 30 anciens détenus qui se rendent de manière plutôt irrégulière au centre. La plupart y vont pour bénéficier des soins médicaux, certains – mais ils sont rares – pour entreprendre une thérapie. Jeudi dernier, ils étaient pourtant au rendez-vous. Une quinzaine d’entre eux ont répondu à l’invitation des membres du centre pour une rencontre-débat à l’occasion de l’inauguration de nouvelles activités dans le cadre d’un service intitulé «Espace de ressources». Les ex-détenus, qui se connaissaient pour la plupart pour avoir vécu l’emprisonnement à la même période, se réjouissaient à l’idée des retrouvailles. Tous ont convenu à l’unanimité de l’intérêt que représentent les nouvelles activités, telles que l’inauguration d’une bibliothèque, les activités théâtrales, les ateliers de peinture, ainsi que des informations multiples sur les formations professionnelles (enseignement de langue et d’informatique) et les programmes de crédit, etc. Mais il ne faudra pas longtemps pour compendre que l’intérêt de ces personnes réside ailleurs et que le véritable problème n’est pas tant la recherche d’activités supplémentaires que d’emplois réels qui puissent subvenir à leurs besoins. C’est à la question de savoir quels sont ceux parmi les présents qui ont suivi une thérapie que les langues vont se délier. «Une thérapie pour quoi faire lorsque nous sommes désœuvrés 24 heures sur 24 ?, affirme Yasser. Quand bien même j’aurais résolu mes problèmes psychiques, qu’en est-il de mes problèmes quotidiens ? Qui va subvenir à mes besoins ?», s’exclame cet ancien détenu, qui a à peine 27 ans. Lui ainsi que son frère ont connu la détention, chacun à tour de rôle. Jusqu’à ce jour, à l’instar de la majorité, il n’arrive pas à trouver un emploi, pour oublier ses tourments et réintégrer une vie normale. Yasser ne souffre pas tant de ses quatre années de détention que du traitement réservé aux captifs de Khiam à leur sortie de prison. «Je n’ai jamais été aussi irascible. Je perds souvent mes nerfs dans des situations pourtant très anodines», dit-il. Il n’est pas encore prêt, dit-il, à s’engager dans une thérapie dont il reconnaît pourtant l’utilité. «Par peur, ou par lâcheté peut-être…», souligne ce jeune homme dont les traits endurcis révèlent tout un chapitre de non-dit . Ahmad, lui, a réussi à garder son sang-froid. Air jovial et le rire franc, il n’en a pas moins gardé le sens du réel . «La plupart des “Chabab” croupissent dans leur maison et ressassent des idées noires tout au long de la journée. Ils ont le sentiment d’être inutiles à la société. J’ai été emprisonné alors que les terres que je possédais étaient en plein essor. Aujourd’hui, j’arrive à peine à joindre les deux bouts avec mes enfants». Mais il y a eu la libération. Cela ne valait-il pas la peine ? «La libération est une bonne chose, mais elle a été vidée de sons sens. Ce que les gens ne savent pas c’est que nos âmes sont jusqu’à ce jour emmurées», affirme Ahmad. Mais l’essentiel n’est pas là. Lui aussi se sent délaissé par l’État libanais auquel il impute la mauvaise situation dans laquelle se trouvent les ex-détenus. L’État, dit-il, n’a organisé aucune aide ni soutien psychologique à ceux qui pourtant ont combattu pour une juste cause. Ahmad, la soixantaine, n’a pourtant aucun complexe à reconnaître les bienfaits d’un suivi psychologique dont il profite de temps en temps au centre. Désenchantement, amertume et désespoir sont engendrés par une situation économique qui frappe impitoyablement cette catégorie de la population dont les attentes correspondaient aux espoirs et aux rêves nourris des années durant derrière les barreaux de Khiam. À cela est venu s’ajouter une passivité et une insouciance injustifiables de la part de l’État «qui s’est finalement désolidarisé de ses résistants». «La reconnaissance». Un mot qui reviendra souvent dans la bouche des ex-détenus, qui n’en ont pas perçu la moindre manifestation de la part des responsables politiques, «sauf dans les discours». «Voilà où se trouve notre véritable thérapie. C’est une reconnaissance morale que l’on demande, rien d’autre», affirme Majid. Pour Ziad, la réalisation la plus importante du centre «est d’avoir permis que les noms des anciens détenus soient évoqués parmi les gens». Il n’aura retenu de ce dispensaire que l’hommage rendu aux anciens combattants. «L’autre aspect positif, dit-il, est le fait que nous profitons de cet endroit à un niveau collectif». À l’instar de ses compagnons, Ziad n’omettra pas de soulever le problème financier. Comme un leitmotiv douloureux, ce problème reviendra dans tous les discours. Ziad évoque la question des emplois promis par le Premier ministre Rafic Hariri aux anciens détenus et raconte la déception de ces derniers lorsqu’ils apprendront qu’aucun d’eux n’a été sélectionné après le concours passé au Conseil de la fonction publique. «Ils ont embauché à notre place des agents de sécurité et d’anciens membres de l’ALS pour les postes prévus au sein des FSI. Aucun ex-détenu n’a été embauché». Naaman fait partie du lot des anciens de Khiam qui ont été recrutés à Ogero, lorsque «pour des raisons politiques, on avait engagé à l’époque 75 anciens détenus». Bien que provenant d’une famille «qui a donné deux martyrs dans la lutte contre l’occupation», le père et le frère, Naaman garde un moral élevé. Selon lui, la caractéristique fondamentale de ce centre est le fait qu’il a réussi «à garder une neutralité absolue en se posant à égale distance de toutes les communautés et mouvances politiques. Toutes les confessions peuvent bénéficier des soins, sans distinction de leur affiliation religieuse ou politique», dit-il. Magid, un ancien détenu, s’inquiète pour sa petite fille bien plus que pour lui-même. « Je suis incapable de supporter son regard silencieux qui en dit long sur les interrogations d’une petite fille de six ans», dit-il. «Toutes les fois qu’elle entend parler de détention ou de torture, elle me pose des questions sur les traitements que j’ai subis, sur la souffrance que j’ai endurée. Je ne sais pas ce que je dois lui dire», affirme ce père désemparé, au bord des larmes. Bilal, Samer, Abdallah sont tout aussi désemparés. Leurs problèmes ne sont guère différents. Chômage entraînant l’oisiveté, sentiment d’inutilité, la dépression guette et les regards sont soucieux. Après avoir été, ne serait-ce qu’à leurs propres yeux, de véritables héros, aujourd’hui ils souffrent de se voir réduits à si peu. Pour Nazek, psychologue du centre, bien que le facteur économique soit un élément majeur provoquant un état dépressif chez l’ensemble de la population des anciens détenus, la raison ne se trouve pas uniquement là. Lors des visites effectuées à leurs domiciles, les anciens détenus s’étaient plaints auprès d’elle de problèmes psychosomatiques sérieux : maux de tête, de dos, d’estomac, spasmes musculaires, tremblements nerveux. «La plupart sont devenus dépendants aux analgésiques et aux antidépresseurs», nous confie la psychologue. Selon elle, le traitement thérapeutique est incontournable. «Il faut le temps nécessaire pour en accepter l’idée». Mais encore, le véritable «mal» dont souffrent ces anciens héros de la résistance, ne réside-t-il pas précisément dans le spleen engendré par la libération, celle-là même qui a mis fin à leur mission de combattants et à leurs idéologies de résistance, comme le note si bien le responsable d’une ONG humanitaire. Et de souligner avec pertinence : «Après les premiers flashs des caméras et l’ivresse de la victoire, les anciens détenus se sont heurtés à la réalité d’un quotidien dans lequel ils n’ont plus aucun rôle à jouer».
«Ce sont les Européens qui nous ont tendu la main. On s’attendait à ce que l’État prenne l’initiative. Mais il n’a rien fait pour nous. Notre déception est grande». C’est ce qu’a confié un ex-détenu de Khiam lors d’une rencontre de solidarité organisée par Médecins du monde et l’Association Amel, deux ONG qui collaborent pour soutenir les anciens détenus...