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Actualités - OPINIONS

Itinéraire d’un francophone gâté

Je m’appelle Edmond, deuxième du nom, j’ai vingt ans et je suis Libanais. Chez nous, la langue française a toujours été une seconde nature. J’ai grandi dans le culte de cette langue. Charles, mon père, profondément francophile, affichait fièrement les œuvres complètes de Balzac et d’Hugo, reliées rouge et or, dans sa bibliothèque, et c’est dans les bras de ma mère, Denise, que j’ai ouvert des yeux éblouis sur les albums de photos de leur lune de miel à Paris, en Bretagne, en Provence, en Alsace. Tout y était si beau, si net, si propre, tout respirait la civilisation. Enfant déjà, j’ai souvenir d’un imaginaire fabuleux peuplé des Contes du Chat Perché, de Martine et des aventures de Marmouset. Jeune garçon, je dévorais Le Journal de Mickey et rêvait devant les images de la tour Eiffel et des Champs illuminés. À l’école où je faisais l’apprentissage de la vie, les cours de français étaient mon champ d’évasion, et les textes de Marcel Pagnol et du grand Fabuliste, des mondes infinis peuplés d’images et de rêve. C’est tout dire si la rédaction était mon épreuve favorite. Par contre, la langue arabe me semblait figée, indigeste et hermétique. Pour l’enfant que j’étais, le professeur d’arabe me semblait être l’incarnation du Mal absolu, un individu surgi d’un autre âge, avec des manières révolues, aussi vieux, sec et gris que les manuels dans lesquels il enseignait. Au contraire, les livres de français, riches en couleurs et en images, étaient synonymes de gaieté et de joie de vivre. Je n’avais de pire cauchemar que l’épreuve de la «incha», qui ne dépassait jamais les dix lignes, dix lignes d’une aridité épouvantable. Bref, j’abhorrais cette langue, avec ses tournures compliquées, son alphabet qui astreignait la bouche à mille grimaces ridicules et que, de toute façon, je n’avais jamais réussi à retenir. Je trouvais alors refuge dans l’univers adulé du français, qui m’ouvrait des horizons infinis. Les péripéties de la Révolution française et les conquêtes de Napoléon n’avaient plus de secret pour l’adolescent que j’étais devenu. Pris de passion pour les auteurs classiques, sur ma table de chevet traînait toujours un recueil de nouvelles de Maupassant. Parallèlement, je découvrais les auteurs contemporains, Camus, Sartre, des courants comme l’existentialisme et l’absurde, qui révolutionnaient la pensée. Et les idéaux de liberté, d’égalité, de laïcité, d’humanisme et de réalisation de soi, que je tentais de vivre au quotidien. J’écoutais Joe Dassin en voiture, pour aller à la fac, et le Grand Jacques ou la sublime Barbara les soirs moroses. Les lundis, c’était le ciné-club de l’Iesav et les mercredis, celui du CCF, qui passaient et repassaient les chefs-d’œuvre de Truffaut, de Chabrol et de Godard, tout en finesse et en sensibilité. Et de temps en temps, pour changer, la salle Six de Sodeco. Conséquence directe de mon éducation, je rêvais de Paris, ses rues, ses cafés, ses pavés, son ciel gris au-dessous duquel coule la Seine. Montmartre, Saint-Germain, le Quartier Latin, autant de lieux mythiques que je connaissais par cœur à force de les avoir tant explorés en imagination. Bref, le français était ma langue et la France, mon chez-moi. Comment ne l’auraient-ils pas été ? Cela me semblait être plus qu’une évidence. Ma petite amie la partageait, et je lui offrais ses vingt ans sous forme de poèmes inspirés de Baudelaire et d’Aragon. Bien sûr, je subissais l’incompréhension, sinon les railleries de mes camarades, devant ma francophilie affichée. Comment les blâmer ? Même si le patriotisme n’a jamais été mon fort, j’aimais mon pays, et en famille l’on défendait le Liban, une certaine conception du Liban. Aboutissement ultime de mon parcours, des études à Sciences-Po, dans la ville lumière. J’y étais enfin, dans cette France que j’avais tant chéri, l’eldorado de ma jeunesse. J’y suis toujours. Un étranger.
Je m’appelle Edmond, deuxième du nom, j’ai vingt ans et je suis Libanais. Chez nous, la langue française a toujours été une seconde nature. J’ai grandi dans le culte de cette langue. Charles, mon père, profondément francophile, affichait fièrement les œuvres complètes de Balzac et d’Hugo, reliées rouge et or, dans sa bibliothèque, et c’est dans les bras de ma...