Actualités - OPINIONS
TRIBUNE - Nadia Tuéni et Georges Schehadé
Par MENASSA BECHARA, le 02 août 2001 à 00h00
À l’occasion de la parution des œuvres complètes de Nadia Tuéni à Dar al-Nahar, Béchara Ménassa nous envoie cette réflexion sur les deux grands poètes disparus qui sont Nadia Tuéni et Georges Schéhadé. À examiner le programme encyclopédique da la francophonie galopante à Beyrouth et au Liban durant l’année 2001, on se rend compte que la parution des œuvres complètes de Nadia Tuéni était non seulement nécessaire, mais incontournable aussi. Cette nouvelle édition aura aussi l’effet d’ouvrir les vannes et les portes, pour de nombreux francophones sans doute – comme pour la madeleine de Proust – à tous nos poètes vivants ou disparus et qui ont donné à la francophonie libanaise sa dimension unique et remarquable. Parmi nos poètes disparus, avec Nadia Tuéni, comment ne pas évoquer cette figure de proue de notre poésie francophone, Georges Schéhadé. Schéhadé, il faut bien le reconnaître, était un homme à part, intraitable dans beaucoup de domaines et, surtout, quand il s’agissait de la bonne poésie. Élève d’André Breton, il lançait ses foudres à tout venant, ne faisant de concession que rarement, quand il décelait véritablement une grande adresse artistique ou un bout de génie chez son interlocuteur : alors il ouvrait grand les yeux et puis les oreilles, et rendait même les armes. Schéhadé avait ses maîtres et ses hérauts comme tous et chacun : Breton, Saint-John Perse, Rimbaud naturellement, Apollinaire sans doute, Eluard et Claudel bien que ce dernier fut trop «catholique» à son goût de surréaliste français. Schéhadé ne croyait ni aux idéologies ni aux philosophies qui étaient, selon lui, suprêmement mortelles et fatalement périssables. Que reste-t-il d’un Bergson qui avait fait courir le tout Paris et le monde entier à la Sorbonne ? Il considérait Jean-Paul Sartre, par exemple, comme une page fragile de l’histoire littéraire et qu’on tournera un jour très vite après sa mort. Il disait de la Bible qu’elle avait duré, parce qu’elle incarnait la poésie. Schéhadé était d’une génération qui avait fait ses études dans des écoles strictement françaises à Alexandrie d’abord, puis au collège du Sacré-Cœur de Gemmayzé à Beyrouth au lendemain de la Première Guerre mondiale. À l’époque, et pour une partie de la planète, la France était le monde et il suffisait d’apprendre le français pour connaître toutes les arcanes de la science et de l’univers. Dans ce sens, Schéhadé était le fils de sa génération : l’anglais n’était bon que pour conclure un accord commercial et l’arabe pour adresser les reproches à son boy soudanais, qui souvent répliquait en très bon anglais. Toutefois Schéhadé avait un sixième sens qui éclairait l’univers de son savoir poétique : même exprimé en d’autres langues, une géniale intuition lui tenait lieu d’un guide très sûr. Une fois qu’on jouait au théâtre Gulbenkian – en arménien – sa pièce Histoire de Vasco, il s’était levé indigné qu’on eût sauté un bout de phrase d’un monologue de son personnage le Mirador – comprendre un maréchal ou un général français. C’est ainsi qu’une partie chauviniste des Français, enlisée dans sa guerre d’Algérie, comprit le personnage un peu burlesque du Mirador ; ce qui fit couler beaucoup d’encre au Figaro et la pièce elle-même, à Paris, dans la foulée. Dans le monde du spectacle au Liban, Schéhadé disait des Rahbani – et de Mansour en particulier – qu’ils avaient un côté génial, mais que Ziyad avait pour lui autre chose, ce qu’on appelle du génie. Il disait de Chouchou «c’est un Charlie Chaplin» et de Berj Fazlian qu’il égalait les meilleurs metteurs en scène européens ou français. Que dire encore de Schéhadé ? On n’a pas tous les mois, ni tous les ans, ni tous les siècles un Gibran Khalil Gibran ou un Georges Schéhadé à admirer, pour que nous laissions tomber dans l’oubli tout ce qu’il disait. Georges Schéhadé se résumait dans le physique à un tout petit bout d’homme de quarante kilos à peine, sautillant au propre comme au figuré. Il vivait sabre au clair dans tous les domaines et, surtout, en poésie : Sur une montage Où tous les troupeaux parlent avec le froid Comme Dieu le fit Où le soleil est à son origine Pour l’homme qui marche dans sa paix Je rêve à ce pays où l’angoisse Est un peu d’air Où les sommeils tombent dans le puits Je rêve et je suis ici Contre un mur de violette et cette femme Dont le genou écarté est une peine infinie Schéhadé était bien entendu l’aîné – de plusieurs années – de Nadia Tuéni. Nadia admirait Georges comme nous tous, et Schéhadé aimait cette fragile et rayonnante jeune femme, enfant de la poésie. Cet été Le dernier Est parmi nous comme une larme Intime avec la mer Avec le ciel qui brûle comme une torche Le corps coincé entre des mots C’est l’été Le dernier Puis, elle est partie sans se retourner. Elle s’est évanouie à notre horizon mais sans jamais disparaître de nos cœurs. Fouad Gabriel Naffah était définitivement, pour Schéhadé, un grand poète français. Ne connaissant que l’arabe des jockeys et des croupiers – il aimait les jeux de hasard à en souffrir – il soupçonnait chez Adonis et chez Ounsi el-Hage, deux cyclopes qui dormaient à l’ombre des marronniers. Pour Nadia, il me disait qu’elle avait des accents qui ne trompent pas. Il la lisait, elle, dans le texte français qui était leur raison de vivre à tous les deux. Rééditer Nadia Tuéni nous a donné ce plus, pour la mémoire, pour la poésie, pour l’amour, pour la langue française, celle de Ronsard mais, surtout, ici, celle d’Aimé Césaire, de Senghor et de Schéhadé, le petit grand homme, le grand frère de Nadia, notre frêle et lyrique May Ziadé en français.
À l’occasion de la parution des œuvres complètes de Nadia Tuéni à Dar al-Nahar, Béchara Ménassa nous envoie cette réflexion sur les deux grands poètes disparus qui sont Nadia Tuéni et Georges Schéhadé. À examiner le programme encyclopédique da la francophonie galopante à Beyrouth et au Liban durant l’année 2001, on se rend compte que la parution des œuvres complètes de Nadia Tuéni était non seulement nécessaire, mais incontournable aussi. Cette nouvelle édition aura aussi l’effet d’ouvrir les vannes et les portes, pour de nombreux francophones sans doute – comme pour la madeleine de Proust – à tous nos poètes vivants ou disparus et qui ont donné à la francophonie libanaise sa dimension unique et remarquable. Parmi nos poètes disparus, avec Nadia Tuéni, comment ne pas évoquer cette figure de proue...
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