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Actualités - REPORTAGES

Kodeih : « On ne peut régler un problème aussi complexe par une mesure partielle »

«C’est l’État, et plus particulièrement les deux Chambres de députés, et les gouvernements qui se sont succédé depuis 1994 qui assument l’entière responsabilité du pétrin dans lequel se trouve actuellement le pays du fait de la pollution incontrôlable qui empoisonne la vie de millions de gens et du problème socio-économique qui menace les quelque trente mille chauffeurs de taxi». C’est ainsi que M. Naji Kodeih, expert en pollution atmosphérique auprès du ministère de l’Environnement, qui insiste à parler en sa qualité d’environnementaliste, résume la situation. «L’adoption de la loi n°368 en date du 1er août 1994, qui légalise l’importation et l’utilisation de camions et d’autobus (et minibus) fonctionnant au mazout, a été le point de départ de tout le processus, raconte M. Kodeih. Or le texte de cette loi précise que les véhicules importés ne doivent pas dépasser les cinq ans d’âge. Cela n’a pas empêché qu’après moins d’un an, ce texte a été modifié, prenant la forme de la loi n°432, adoptée en mai 1995, qui élimine le premier article de la 368 relatif à la date de fabrication. La prise en compte des intérêts d’un groupe limité d’importateurs est la seule raison qui puisse expliquer la modification d’une loi si peu de temps après son adoption». Il constate : «Les lois sont adoptées à la vitesse de l’éclair quand il s’agit de répondre aux besoins d’une catégorie diterminée de la populations. Au contraire, quand le sujet concerne l’intérêt général ou la santé de millions de gens, les discussions traînent dans les commissions durant des années. Qu’est-ce qui prime, l’intérêt privé ou l’intérêt général ?». Les autres articles de la loi n°368 n’ont pas été davantage appliqués : les articles 2 et 3 stipulent l’adoption d’un décret d’application qui a vu le jour sous le numéro 6 603. Il relate les conditions impératives devant être suivies par tous les véhicules roulant au mazout : la plus importante est celle qui oblige les propriétaires de ces véhicules à se doter d’un filtre pour les émanations toxiques avant l’enregistrement auprès du service mécanique. «Aucune de ces conditions n’est jamais remplie, alors que le décret date de six ans, dit-il. Est-il possible que la loi soit appliquée dès son adoption et qu’aucune initiative ne soit prise pour que le décret susmentionné entre en vigueur ?». Une autre question brûlante : quel genre de mazout est importé aujourd’hui dans le pays ? «Le mazout utilisé au Liban est de mauvaise qualité, répond M. Kodeih. Selon les critères posés par le ministère du Pétrole lui-même, il ne devrait correspondre qu’à l’usage industriel. Il ne s’agit en aucun cas du diesel destiné aux véhicules». « La santé publique gravement touchée » Il y a donc eu, selon lui, des lacunes à deux niveaux : celui des législations et celui de l’application par les divers organismes étatiques des lois existantes. Il en a résulté un véritable chaos dans le secteur du transport public, notamment après l’inondation du marché par un nombre de plaques d’immatriculation qui dépasse de loin les besoins du pays. Sans compter 4 000 plaques supplémentaires pour les minibus. «Tous les ingrédients étaient là pour une recette explosive, constate M. Kodeih. Du mazout de mauvaise qualité, des taxis et des minibus en surnombre, doublés d’une incapacité foncière de faire respecter le code de la route. De plus, le secteur de transports publics reste très peu attrayant du fait qu’il n’a jamais constitué un système cohérent, ce qui a encouragé les voitures individuelles. D’où le chaos actuel sur les routes, dû à la triple crise du trafic, du transport public et de la pollution dont les taux atteignent des sommets depuis quelques années». La pollution s’aggrave de jour en jour dans la capitale, non seulement parce que les sources nocives existent en abondance, mais aussi du fait de certaines conditions climatiques qui amplifient le phénomène. «L’absence ou la rareté des recensements sur les maladies, sur les taux d’hospitalisation, sur une éventuelle recrudescence des cas des troubles pulmonaires, cardiaques ou nerveux, qui sont en corrélation avec l’accroissement du taux de pollution, nous empêchent d’évaluer la situation avec précision, souligne-t-il. Cela ne signifie pas que l’impact négatif de la pollution n’a pas déjà fait son effet sur la santé publique et que ces troubles ne se présentent pas plus fréquemment au sein de la population. Même si les causes sont multiples, la pollution de l’air reste l’un des facteurs dominants». Un grave problème de santé publique, donc, mais aussi une situation socio-économique explosive. «Le système économique libéral, qui est celui du Liban, ne devrait pas être synonyme de chaos, note M. Kodeih. C’est un système qui devrait accorder des chances équilibrées à tous. Or, dans le secteur des transports publics, les chauffeurs de minibus ont été privilégiés par rapport aux chauffeurs de taxi, puisque la loi permet aux premiers de circuler au mazout, soit de payer leur carburant trois fois moins. Créer un tel climat de concurrence inéquitable est une preuve d’irresponsabilité de la part des autorités». Si les chauffeurs de taxi ont alors cherché une solution radicale en achetant des moteurs à mazout, c’est pour faire face à une situation désespérée, selon lui. «Il s’est alors trouvé des personnes pour profiter de leurs difficultés et importer de tels moteurs usagés et vieux par des voies détournées, et les vendre à prix d’or», poursuit-il. «Même en tant qu’environnementaliste militant, je me dois de comprendre que cette catégorie de la population est la victime, et non la cause, de cet état de choses, affirme M. Kodeih. Quand la source de revenus est menacée, les considérations environnementales arrêtent d’être une priorité. Les autorités qui ont adopté ces lois ne l’ont pas fait par ignorance, mais pour protéger les intérêts de quelques individus aux dépens de l’intérêt général». « Limiter le diesel aux poids lourds » Mais ces chauffeurs ont quand même agi illégalement ? «En effet, mais on ne peut nier qu’ils ne se soient pas basés sur la décision n°39 du Conseil des ministres qui date du 25 août 1998, répond-il. Cette décision, qui a pour objectif d’exempter les véhicules destinés au transport public des taxes douanières, n’exclut pas les voitures fonctionnant au mazout. Bien que le texte ne soit pas très clair sur ce point, il comporte une consécration du fait accompli. Il aurait été accompagné d’une approbation orale de ces pratiques communiquée au président du syndicat des chauffeurs lors d’une réunion avec le Conseil des ministres. Les ventes de moteurs à mazout sont montées en flèche tout de suite après». Que revendiquent aujourd’hui les environnementalistes ? «La modification de la première loi qui a permis l’utilisation du mazout, affirme M. Kodeih. Il faudrait limiter l’emploi du diesel de haute qualité (destiné, à la base, aux véhicules) aux seuls poids lourds, tout en appliquant des règles strictes de contrôle mécanique». Et que fait le ministère de l’Environnement à ce sujet ? «Un plan y a été préparé depuis quatre ans déjà pour éradiquer graduellement l’usage de l’essence avec plomb et pour limiter au maximum l’usage du mazout comme carburant, révèle-t-il. Or la décision du Conseil des ministres d’interdire l’usage du mazout pour les taxis n’est que très partielle et ne traite pas le problème dans son ensemble. Même justifiée, elle ne saurait qu’avoir un impact négatif. À mon avis strictement personnel, une telle décision fragmentaire pourrait cacher une volonté de faire échouer la résolution de tout le dossier. Quiconque a pris cette décision sait pertinemment bien qu’il ne sera jamais en mesure de l’appliquer». Mais pourquoi ? «Les solutions radicales sont rares dans notre pays, répond-il. Peut-être qu’un statu quo dans ce dossier répond aux aspirations de certaines parties influentes plus puissantes que l’État lui-même. Une solution aussi partielle pour un problème aussi global n’en est pas une. On ne peut imposer l’interdiction du mazout pour les taxis que si elle s’accompagne d’une mesure similaire pour les minibus». Toutefois, si l’application de cette décision gouvernementale échoue, que reste-il à faire dans l’immédiat, alors que la population se plaint de la pollution grandissante ? «Il faudrait que le Conseil des ministres modifie très vite la loi permettant aux minibus de rouler au mazout», maintient M. Kodeih. Est-ce réaliste ? «Pour notre part, nous ne pouvons que revendiquer cela, répond-il. Le Premier ministre a suggéré quelque chose de la sorte. Mais tant que ces paroles ne se transforment pas en loi, le résultat sera le même». La commission parlementaire de l’environnement ne peut-elle pas s’en charger ? «Ce sera plus long», dit-il. «Une proposition de loi qu’elle a soumise au Parlement est en discussion depuis deux ans et demi sans résultats concluants». Enfin, M. Kodeih considère qu’il est pernicieux de faire croire que les environnementalistes et les chauffeurs de taxi, ou même de minibus, sont des adversaires dans cette affaire, puisque «tous se savent victimes et sont les fils d’un même peuple, concernés par le même intérêt général». «Le problème réside dans les législations», conclut-il.
«C’est l’État, et plus particulièrement les deux Chambres de députés, et les gouvernements qui se sont succédé depuis 1994 qui assument l’entière responsabilité du pétrin dans lequel se trouve actuellement le pays du fait de la pollution incontrôlable qui empoisonne la vie de millions de gens et du problème socio-économique qui menace les quelque trente mille...