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Actualités - OPINION

Regard - Les artistes arméniens : 50 ans au Liban Le Royaume des Cieux

Bien entendu, les plasticiens d’origine arménienne, majoritairement des peintres, font partie intégrante, voire essentielle, du paysage artistique libanais. Les œuvres de ceux que l’on peut appeler les pionniers et même celles de la génération suivante procèdent, peu ou prou, du vécu, de la mémoire ou de la saga d’un traumatisme collectif, le génocide, l’exode, l’exil. Tantôt directement, tantôt indirectement. Mais toujours leurs productions, même quand elles traitent de sujets anodins ou donnent dans l’abstraction, démarche relativement rare, trahissent une vision dramatique, voire tragique de la vie. Chez certains, ce pessimisme du cœur devient pessimisme de l’esprit pour aboutir à une sorte de catastrophisme métaphysique universel qui ne se rapporte plus à un passé plus ou moins obsédant mais à l’essence même de l’existence humaine, de la vie en commun sur la planète Terre. À la différence de leurs collègues autochtones qui pratiquent plutôt une peinture d’adhésion et d’abandon à la beauté et à la bonté des choses et des êtres, du monde et de l’instant dont ils cherchent à distiller le parfum dans leurs paysages, leurs natures mortes, leurs nus, voire leurs portraits, cette sensibilité particulière des peintres arméniens fait d’eux des écorchés vifs attentifs aux hommes, à leur vie en communauté, à leurs travaux, leurs peines, leurs rites, leurs mythes. L’injustice et la compassion Les effusions privées ou le paysagisme qui peuvent mener à l’abstraction par une pente naturelle qu’emprunteront nombre de peintres libanais sont esquivés. Nos peintres sont résolument figuratifs, dans un large éventail de styles. Ancrés dans le social, ce sont de véritables témoins de leur temps et de leurs semblables, peintres humanistes et, en un certain sens, militants qui épousent la cause des opprimés, des pauvres, des déclassés, des réfugiés, des exilés, qui interpellent aussi la solitude fondamentale de l’être, sa déréliction, sa détresse de sinistré de naissance. Ils ont en commun un sens développé de l’injustice et de la compassion. Même ceux qui semblent se lancer avec acharnement dans des exercices de style ne font jamais abstraction du facteur humain et de sa dimension problématique. Chacun d’eux élabore un langage pictural propre puissamment expressif, apte à traduire à la fois le malheur des hommes et le bonheur de la peinture. Cette démarche qui leur est commune correspond d’ailleurs à une époque où les valeurs et les causes militantes, tant dans la vie sociale que dans la vie artistique, sont encore vivantes et capables de mobiliser les esprits et les cœurs. Acclimatation Parce que l’homme est un loup pour l’homme, leur peinture est aussi universelle qu’actuelle : elle a préfiguré en quelque sorte la guerre libanaise et toutes les guerres et les abominations dans le monde qui l’ont suivie jusqu’à ce jour et qui la suivront à l’avenir. C’est là, je crois, son plus grand honneur, abstraction faite de toute considération de valeur artistique. Avec l’acclimatation, le passage des générations, l’apprentissage du métier dans les académies, facultés et ateliers du pays ou de l’étranger, l’effritement des valeurs, des repères et des références, y compris dans le domaine de l’art, la multiplication, l’écourtement et la dispersion des expériences artistiques nouvelles dans le monde, transformées en marchandises intensément médiatisées pour un temps avant d’être mises définitivement au rancart, et malgré le récent traumatisme de la guerre libanaise digéré par la plupart des artistes locaux avec une déconcertante rapidité, comme si, contrairement aux générations précédentes, il ne s’agit plus de souvenir coûte que coûte mais d’oublier le plus vite possible, ce qui correspond sans doute à l’accélération généralisée de l’Histoire, la peinture arménienne tend à se «normaliser», à devenir de moins en moins «arménienne» et de plus en plus «libanaise» à un moment où la peinture au Liban, en pleine inflation quantitative, ne passe guère par un âge d’or qualitatif. À part quelques jeunes artistes talentueux et créatifs capables de surprendre, et qui débordent d’ailleurs les domaines stricts de la peinture ou de la sculpture vers ceux de l’installation, du multimédia, etc., certains, y compris parmi les Arméniens, réassumant à nouveau frais, par des voies et des moyens originaux, la pratique de l’apostrophe et de l’interpellation, de la mise en cause et en question de l’état des choses et des idées, la plupart des peintres, fuyant toute problématique que ce soit dans un art sans question et sans réponse, sans vision et sans avenir, démodé avant même de naître, léger, décoratif, futile, même pas plaisant, affichent une sorte de «lingua franca» artistique issue de leurs études communes (curieusement, même ceux qui ont étudié à l’étranger l’exhibent également, ce qui montre qu’on n’apprend jamais rien quand on ne porte pas déjà en soi son monde) : une démarche picturale navrante de banalité doublée d’un manque étonnant d’imagination, d’inventivité, de culture, voire de goût (il a d’ailleurs mauvaise presse par les temps qui courent). Ce spectacle désolant ne le serait pas autant si ces soi-disant peintres étaient plus réservés et plus modestes et si le cercle de famille n’applaudissait pas à tout rompre au moindre peinturlureur sous couleur qu’il a appris à manier un pinceau et sous prétexte que les critères de qualité artistique ayant été abolis, il n’y a plus moyen de distinguer ce qui est valable de ce qui ne l’est pas et qu’il faut par conséquent tout accepter, le pire n’étant jamais sûr, fausse maxime destinée à justifier le laxisme déplorable dans lequel baigne le milieu de l’art en cette fin de siècle. Est-ce à dire que l’aventure de la peinture arménienne a bien commencé et risque de mal tourner tout comme celle de la peinture libanaise? Non, bien entendu : l’aventure est interminable et peut rebondir à tout moment, et la peinture est comme le Royaume des Cieux : beaucoup sont appelés, peu sont élus. La porte est étroite : Dieu retrouvera toujours les siens. (L’ancienne imprimerie catholique. Organisation : galerie Rochane).
Bien entendu, les plasticiens d’origine arménienne, majoritairement des peintres, font partie intégrante, voire essentielle, du paysage artistique libanais. Les œuvres de ceux que l’on peut appeler les pionniers et même celles de la génération suivante procèdent, peu ou prou, du vécu, de la mémoire ou de la saga d’un traumatisme collectif, le génocide, l’exode,...