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Actualités - OPINION

Brigades fantômes

Notre pays est le plus sûr au monde après la Suisse et la Suède, se hasardait à décréter récemment le ministre de l’Intérieur, ajoutant que l’actuelle vague de criminalité n’avait d’autre et machiavélique objet que de jeter le discrédit sur son auguste personne. Ou alors — c’est la dernière trouvaille — de faire oublier aux bonnes gens les viles manigances du réseau terroriste qui vient d’être démantelé. Le comble, c’est que si les gouvernants voulaient bien se donner la peine de gouverner, les administrateurs d’administrer et les policiers de «policer», notre pays aurait très bien pu accéder à un remarquable niveau de sécurité: en comptant pêle-mêle les effectifs de l’armée régulière, du contingent de l’armée syrienne stationné au Liban, des forces de police et de gendarmerie et de la bonne demi-douzaine de services secrets dont a cru bon de s’affubler la république, cela fait un représentant de la loi pour à peine trois cents habitants. Qui dit mieux? L’ennui, c’est qu’ils sont trop occupés ailleurs, ces représentants de l’ordre. Ce n’est certes pas, en tout cas, aux 35.000 soldats syriens déployés chez nous qu’il incombe de dissuader ou d’arrêter les malfaiteurs: le feraient-ils d’ailleurs que nous serions les premiers à nous en offusquer, car ils auraient ainsi suppléé carrément à une force publique nationale qu’ils sont censés seconder seulement, au besoin. Comme tout le monde sait, la présence militaire syrienne répond à deux objectifs: empêcher ces irresponsables et immatures de Libanais de s’entre-tuer à nouveau; et tenir en respect l’ennemi israélien, en prenant garde toutefois de répondre systématiquement à chaque agression ou provocation, de peur que Damas se laisser entraîner à un vaste conflit au moment qu’aurait dicté l’Etat juif. L’armée libanaise, quant à elle, est partie prenante à la confrontation, même si elle ne fait en réalité que riposter à la furie israélienne quand celle-ci se déchaîne à la suite de quelque opération particulièrement réussie du Hezbollah (lequel, soit dit en passant, ne s’embarrasse guère pour autant d’une quelconque coordination avec l’état-major). Mais c’est surtout en tant que vigilant gardien du système en place que s’est illustrée la troupe, tout au long des dernières années. Elle est le garant le plus évident d’une stabilité interne à caractère essentiellement politique: stabilité tenue pour éminemment prioritaire, bien que souffrant parfois certains accommodements. Toute à son œuvre de neutralisation des groupements extrémistes issus des «Forces libanaises» dissoutes, la Grande Muette n’aura, par exemple, rien vu, rien entendu des tirs intempestifs qui ont ponctué la victoire iranienne sur les Etats-Unis en Coupe du monde de football, et qui provenaient d’une banlieue de la capitale dont l’accès lui est notoirement interdit. Tout cela pour dire que l’armée n’a pas précisément pour vocation, et pour rôle, de veiller à la sécurité des personnes et des biens, tâche incombant naturellement aux Forces de sécurité intérieure dont le ministre tutélaire est le premier à déplorer d’ailleurs qu’elles soient à court d’effectifs. On le croit sans l’ombre d’une hésitation: une proportion invraisemblable de ces agents est affectée à la protection personnelle — sinon au confort — des dirigeants et de leurs proches; leur tonitruante tâche consistant surtout à écarter peu courtoisement les manants, à emprunter les sens interdits en se jouant des embouteillages, afin que ces messieurs-dames — il faut croire qu’il y va de l’intérêt supérieur de la nation — puissent arriver à l’heure, qui à son bureau, qui à son dîner mondain. Aussi vainement saignées à blanc, les F.S.I. ne sont que plus impuissantes et inaptes à fournir toutes les prestations que le citoyen est en droit d’attendre d’elles. Le manque de formation y est sans doute pour beaucoup. Plus effroyable cependant est le mépris de la vie humaine — celle des gens ordinaires, bien sûr, les sans-escorte, les sans-chiens-de-garde — que semble professer l’Autorité, et qui a inévitablement fini par déteindre sur ses agents: comment expliquer autrement que près d’une décennie après la fin de la guerre, on ne se soit pas encore préoccupé d’instituer — et d’en imposer le respect avec la plus grande sévérité — un code de la route qui mettrait fin à la meurtrière anarchie régnant sur les voies à circulation rapide, où l’on slalome aux allures les plus insensées sans jamais la moindre surveillance policière? Sécurité des gens, sécurité des biens: là résident les fondements de toute société digne de ce nom, avant même que l’on songe à ergoter sur la chose politique, surtout dans l’actuel contexte libanais. C’est ce que doivent finir par comprendre les responsables barricadés dans leurs palais, quand ils ne sont pas affalés sur les coussins de leurs limousines blindées et surgardées. Là doivent tendre tous les efforts, sur ce point doivent se concentrer toutes les bonnes volontés, c’est dans ce domaine précis que le ministre de l’Intérieur est tenu de donner toute la mesure de ses talents d’organisateur. Que l’on mette fin au pillage organisé des ressources étatiques, que l’on réduise les dépenses somptuaires, que l’on rogne même sur certains services publics, que le Trésor se débrouille comme il peut mais, de grâce, que l’on se décide à doter le pays d’une force publique crédible. Et que l’on cesse à la fin de voir un complot derrière chaque manifestation d’une criminalité exacerbée par des éléments aussi divers que les failles dans le contrôle de la main-d’œuvre étrangère; la récession économique; et la montée du chômage dans un pays où l’on persiste néanmoins à dépenser, en feux d’artifice ou autres agréments de fêtes, l’équivalent d’une vie entière de labeur. Se moquer de la vie des citoyens est déjà assez grave. Se moquer carrément d’eux, insulter leur intelligence, c’est inouï.
Notre pays est le plus sûr au monde après la Suisse et la Suède, se hasardait à décréter récemment le ministre de l’Intérieur, ajoutant que l’actuelle vague de criminalité n’avait d’autre et machiavélique objet que de jeter le discrédit sur son auguste personne. Ou alors — c’est la dernière trouvaille — de faire oublier aux bonnes gens les viles manigances du...