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Actualités - ANALYSE

En marge de l'assemblée générale de l'AUPELF La francophonie : une vision culturelle

L’AUPELF (Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française) a choisi, cette année, Beyrouth pour y tenir son Assemblée générale. Nul doute que la participation d’éminents représentants du monde universitaire et culturel francophone contribuera à rehausser l’éclat de ces assises et la tenue scientifique et académique des travaux figurant à l’ordre du jour, et des débats intellectuels ou plus directement techniques qui y trouveront place. Mais n’est-ce pas aussi l’occasion de poser, une fois de plus, le problème de la signification, aujourd’hui, de la francophonie, de ce qu’elle peut et doit être, comme projet et ambition, et de ce qu’elle assigne comme vocation et comme tâche à l’université francophone. Le recul du français dans le monde est un fait, infiniment pénible, certes, mais indéniable; son «universalité» — pour reprendre le terme consacré par Rivarol —, encore reconnue à la veille de la Première Guerre mondiale, a été, depuis, victime de l’hégémonie anglo-saxonne, plus précisément américaine. Cette hégémonie n’est pas seulement d’ordre politique, militaire et économique; et l’eût-elle été, cela eût inévitablement entraîné des conséquences sur le plan linguistique et culturel: «la lengua sigue al imperio» (la langue suit l’empire), écrivait l’humaniste espagnol Antonio de Nebrija, à la fin du XVe siècle, à l’heure où les premiers conquistadores s’embarquaient vers le Nouveau Monde, offrant à la couronne d’Espagne un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. L’histoire, depuis les grandes entreprises impériales de l’Antiquité, confirme cette observation: n’est-ce pas à la suite des conquêtes d’Alexandre et de la création des monarchies hellénistiques, conséquence directe de ces conquêtes, que la langue grecque et l’hellénisme en tant que système de culture et de valeurs liées à cette culture — ta hellenika — se diffusèrent dans tout l’Orient méditerranéen? Et la romanisation de l’Occident européen, qui explique que huit cents millions d’êtres humains parlent aujourd’hui des langues issues du latin, n’a-t-elle pas accompagné, pour ainsi dire, les pas des légions, des rives de l’Atlantique à celles de la Mer Noire? La même fortune allait échoir, quelques siècles plus tard, à la langue arabe, aux dépens à la fois de l’araméen et du grec. Et, dans tous ces cas comme dans les nombreux autres qu’on pourrait citer, la langue conquérante a apporté avec elle de profondes, décisives et, dans la majorité des situations, définitives mutations culturelles. Il n’en va pas différemment en ce qui concerne, aujourd’hui, l’anglo-américain: qu’on s’en réjouisse ou s’en afflige, l’«américanisation» est l’expansion d’un système culturel auquel la langue anglaise d’outre-Atlantique sert de support d’expression et d’instrument de diffusion. A vouloir réduire la fonction de cette langue, dans le monde d’aujourd’hui, à celle d’un véhicule technique et pratique à l’usage de la communication internationale, privé de «message» proprement culturel, on tombe dans une condescendance tout ensemble tentante et dangereuse, parce qu’irréaliste: la séduction croissante du «modèle» américain, l’attrait qu’il exerce partout dans le monde constituent un fait irrécusable, d’autant qu’à cette capacité d’attraction s’ajoutent les gigantesques moyens matériels et technologiques dont dispose cette culture pour pénétrer dans tous les continents, atteindre toutes les couches de la société, inonder tous les secteurs et tous les marchés de la consommation intellectuelle et artistique; prétendre ignorer le poids d’une telle réalité, qui met en œuvre une formidable conjonction de facteurs d’ordre économique, technique et sociologique, et le faire au nom d’une conception normativiste de la culture, c’est fatalement condamner à un combat d’arrière-garde la culture qu’on cherche à défendre contre l’américanisation et contre les progrès envahissants de la langue anglaise. On peut, malheureusement, se laisser tenter par ce type de combat, qui a l’héroïsme des causes perdues, et qui fut, au IVe siècle, celui d’un Symmaque, défenseur acharné et émouvant d’une tradition «romaine» à son couchant: victa Catoni; mais, en définitive, une culture cramponnée sur des positions de pure défensive ne pourrait que voir son champ, son dynamisme, son audience, sa vitalité se réduire comme une peau de chagrin. Une autre tentation, de plus en plus fréquente, consiste à prendre son parti de la suprématie américaine et, en conséquence, à s’aligner sur le modèle américain, à se résigner à une «conversion» culturelle qui ne serait, en fait, qu’un renoncement à l’identité et aux valeurs à la fois universelles et spécifiques de la culture française, telles qu’elles en ont façonné le visage millénaire; attitude de ceux que Pascal appellerait les «demi habiles», et dont on voit les ravages aussi bien en France même que dans la communauté francophone: c’est ainsi qu’au Liban on peut en déplorer plus d’une manifestation, dans les milieux où l’on se serait le moins attendu à les trouver. Mais la francophonie, et de façon plus particulière la francophonie à l’école et surtout à l’université, est guettée également par un autre danger, de nature différente, parce qu’il ne résulte pas d’un rapport de force «objectif», de caractère politique ou économique, mais reflète un mal plus insidieux et plus grave: la crise intellectuelle et spirituelle que connaît à l’heure actuelle la culture française et qui se traduit par le reniement délibéré, systématique, de la tradition qui a fondé, informé, nourri depuis plus de dix siècles cette culture. Pour ce qu’il faut bien appeler l’idéologie dominante, jouissant d’un statut quasi officiel, tout commence avec le Siècle des Lumières, commencement absolu reléguant dans un oubli dédaigneux, une sorte de préhistoire méprisante, l’héritage de huit cents ans de production intellectuelle. Dans un article récent, Marc Fumaroli dénonçait l’«amnésie» qui aboutit à frapper d’un véritable ostracisme les quatre cinquièmes du patrimoine littéraire de la Nation française. Les programmes scolaires reflètent éloquemment — et sinistrement — ces aberrations que l’on tente de justifier au nom d’une culture «vivante», en «prise sur le réel» (qu’on nous pardonne la logomachie). Le résultat est que, pour la grande majorité des lycéens, Racine, «le premier écrivain de la France» (Giraudoux), est devenu aussi étranger et aussi exotique que le Mahabharata. A l’Université, les choses ne se passent guère mieux: des étudiants peuvent arriver au doctorat de Lettres sans avoir jamais lu une ligne de Bossuet, sous prétexte qu’il s’agit là de littérature religieuse devenue «obsolète». On ne pardonne pas à Corneille d’avoir écrit Polyeucte, ni à Claudel Le Soulier de Satin; quant à cette création unique qu’est Athalie, que Voltaire lui-même tenait pour «le chef-d’œuvre de l’esprit humain» et Sainte-Beuve pour «aussi belle qu’Œdipe-Roi», et que l’école laïque de la IIIe République faisait étudier presque scène par scène, on n’en trouve plus, à l’heure actuelle, une seule édition scolaire. Ne parlons, naturellement, ni de Barrès ni de Maurras, cela serait inconvenant; il importe peu qu’ils comptent parmi les plus grands prosateurs de notre siècle, dès lors qu’ils sont coupables, aux yeux de nos intellectuels progressistes, du plus irrémissible des péchés: le nationalisme français, aussi détestable que peuvent être exaltants et attendrissants le «kanaki» ou l’antillais pour autant qu’ils récusent le «colonialisme culturel français». Les responsables de l’Instruction publique, au temps du petit père Combes, étaient souvent sectaires; du moins n’étaient-ils pas inintelligents. Les œuvres majeures du patrimoine littéraire français sont ainsi sacrifiées, par les programmes et par la fantaisie des enseignants, pour faire place à des «écrivains francophones» dont, bien souvent, le dénominateur commun le plus évident est leur absolue illisibilité (il est vrai que les exemples métropolitains et hexagonaux ne manquent pas non plus); mais cela est de peu d’importance devant les vertigineux abîmes ouverts par les «messages» qu’ils nous «délivrent», pour peu qu’on ne regarde pas trop à la cohérence du discours ou aux liaisons logiques de la syntaxe. Dans telle Université, considérée à bon droit comme un des fleurons les plus prestigieux des institutions pédagogiques du monde francophone, on a fait disparaître récemment des programmes du DEUG de Lettres françaises le cours de grammaire historique, indispensable pour comprendre à la fois l’esprit et les structures fondamentales de la langue française; est-ce le meilleur moyen de la servir? La secousse de mai 68 et ce qui devait s’ensuivre, c’est-à-dire à la fois le chambardement de l’ensemble du système éducatif français et la braderie joyeuse de la tradition culturelle et spirituelle du pays, sous l’action conjuguée de l’irresponsabilité, de l’idéologie et de la sottise, auront conduit à un désastre intellectuel sans précédent, dont nous pouvons constater chaque jour davantage les effets et la dimension. Ce n’est pas céder à un quelconque gallocentrisme que d’affirmer que l’avenir de la francophonie est lié, avant tout, à celui de la culture française et de la politique culturelle de l’Etat français qui, depuis le Moyen Age, a donné l’impulsion au mouvement intellectuel et défini les grands axes de son orientation. Or les conditions d’un magistère de redressement sont loin, à l’heure actuelle, d’être réunies. La mésaventure de l’éphémère et timide «Loi Toubon», pour la protection de la langue française en France même, montre jusqu’à quel degré, et jusqu’à quel niveau de l’appareil institutionnel de l’Etat, peuvent aller l’aberration intellectuelle et la dérive idéologique. L’ordonnance de Villers - Cotterets, prise par François Ier en 1539 et qui faisait du français la seule langue de l’Administration et de la Justice dans le Royaume, connaîtrait vraisemblablement le même sort si elle devait être prise aujourd’hui; mais, à l’époque de François Ier, il n’y avait pas encore de contrôle de constitutionnalité pour déclarer illégale la défense du parler national! * * * Aborder de manière rationnelle le problème de la francophonie, de sa signification et de son devenir, implique qu’on l’aborde sur trois plans, interdépendants certes et nécessairement imbriqués entre eux, mais néanmoins distincts quant à leur objet direct et immédiat et quant à l’action spécifique que requiert chacun d’eux: le plan de la défense externe et interne de la langue française, en d’autres termes, celui de sa surface et de son audience mondiale, d’une part, de son usage correct, grammaticalement et lexicalement, d’autre part; celui de la sauvegarde active de l’immense patrimoine littéraire et intellectuel dont le français a été, depuis ses origines (et non depuis Diderot ou... Zola!) l’instrument d’expression, intimement soudé à l’esprit et au contenu d’une culture à peu d’autres comparable; celui, enfin, que pose l’existence d’une francophonie dilatée hors de son espace culturel originel, l’aire culturelle occidentale et chrétienne. Défendre efficacement la langue française, face à la concurrence de l’anglais, n’est pas utopique, à condition que cette défense s’inscrive dans une juste perspective, ce qui revient à dire dans une perspective qui n’escamote pas ou n’ampute pas la dimension culturelle de la langue et ne perde pas de vue que la richesse et la valeur de celle-ci tiennent d’abord aux liens qui l’attachent à une culture, dans l’acception la plus large du terme, mais avant tout à la culture littéraire. La langue française est devenue une grande langue de civilisation parce qu’elle a été façonnée par trente générations d’écrivains; c’est à eux, en première et ultime instance, que le français doit d’être ce qu’il est, et d’avoir, dans son tissu sémantique, dans ses outils grammaticaux, dans ses instruments rhétoriques, dans ses registres stylistiques, le poids et l’épaisseur d’un millénaire d’histoire. Une authentique francophonie doit prendre la mesure de ses ambitions à partir de cette donnée fondamentale et définir ses objectifs, qu’ils soient d’ordre linguistique, pédagogique ou culturel, tels que les lui imposent l’ancrage historico-culturel, la traversée verticale de la langue. La puissance de l’anglais n’est pas sans limites, ni l’attrait qu’il exerce – et qui, pour une bonne part, relève de l’engouement et d’un phénomène de mimétisme amplifié par l’action des médias – aussi général et aussi insurmontable qu’on a tendance à le croire et à le répéter. S’il est vrai que, bien souvent, la langue «suit l’empire», les exemples qui relativisent cette assertion ne manquent pas et interdisent d’y voir la formulation d’une sorte de fatalité historique: c’est ainsi que, même lorsque Rome eut absorbé l’Orient grec dans l’espace politique de l’Imperium en annexant l’un après l’autre les royaumes hellénistiques, la latinisation resta, dans ce qu’on appellera plus tard la pars orientalis, limitée aux structures de la vie politique, administrative et juridique, et cette partie de l’Empire demeurera de langue et de culture grecques, Rome elle-même subissant profondément l’empreinte de l’hellénisme, qui contribuera largement à féconder la génie latin. De même, la conquête arabe ne fit pas disparaître, en Perse, la langue autochtone, le pehlvie, qui évoluera et deviendra le persan; et l’arabe, à son tour, résistera victorieusement à quatre siècles de domination ottomane, tout comme, en Occident, le latin avait pu résister, presque partout, aux invasions des peuples germaniques qui détruisirent l’Empire, mais non la civilisation et la langue de Rome. L’histoire montre que, presque toutes les fois où une langue est porteuse d’une grande tradition culturelle, elle se révèle capable d’opposer à l’invasion d’une autre langue, en position politique, militaire ou économique dominante, une résistance efficace, aussi longtemps qu’elle parvient à maintenir vivante et productive cette tradition. Et plus est riche le patrimoine intellectuel et littéraire d’une langue, plus grande est cette capacité de défense. Or le français appartient au très petit nombre de langues auxquelles on peut reconnaître pleinement le caractère de «langues de civilisation», ayant servi à exprimer les concepts fondamentaux, les valeurs spirituelles, les modèles intellectuels, littéraires et artistiques d’une civilisation et lui ayant servi de véhicule de rayonnement et d’expansion. En ce qui concerne l’Occident, quatre langues seulement répondent à cette définition et à ces critères: le grec, le latin, le français (à deux reprises, au XIIe et au XIIIe siècle et du XVIIe au XIXe siècle inclus), enfin l’italien (de la Renaissance au plein baroque); en Orient, ont joué un rôle analogue de langues de civilisation le chinois, le sanscrit, l’arabe et le persan. Pour s’en tenir à l’Occident et aux Temps modernes, aucune langue n’a contribué autant que la langue française à dégager, élaborer, définir les concepts de base de la civilisation européenne et à leur donner ordre et forme; cela devrait la mettre en position assez forte non seulement pour garder sa sphère de rayonnement, mais pour la consolider et élargir une mouvance que l’anglais ne pourrait lui disputer victorieusement que s’il ne rencontrait en face de lui que le vide d’une culture atrophiée, anémiée et défigurée, celle, hélas, que répandent à l’heure actuelle l’école, le discours public, les médias avec les formidables, et à tant d’égards épouvantables, moyens d’ordre matériel et mental dont ils disposent. Défendre le patrimoine culturel du français, c’est veiller aussi à ne pas couper ce patrimoine des sources dont il procède: la Grèce, Rome, le christianisme. Dans une histoire de la littérature latine (1) parue récemment, les auteurs font remarquer fort judicieusement, dans la préface de l’ouvrage, qu’on ne peut être bon latiniste qu’à la condition d’être, fût-ce modestement, helléniste. Tout autant, une approche sérieuse et intellectuellement féconde de la culture et de la langue françaises ne saurait être entreprise sans une initiation à cette «latinité» – langue, littérature et civilisation tout à la fois – sans laquelle nous n’aurions eu ni Montaigne, ni Bossuet, ni Montesquieu, ni même Victor Hugo, pour qui Virgile, dont il traduisit plusieurs morceaux, était un véritable dieu. L’ouvrage magistral d’Ernst Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, certainement un des livres capitaux de ce siècle, a admirablement montré quelle fut la place unique du latin dans la formation intellectuelle de l’Occident et à quel point les littératures nationales européennes lui sont redevables, et il est superflu ici d’y revenir. Il ne faut pas qu’on en arrive à dire aujourd’hui du latin ce qu’on disait du grec au Moyen Age en Occident: non legitur (cela ne se lit), en quoi la culture de la Renaissance présente une incontestable supériorité par rapport à la culture médiévale, par ailleurs plus haute et plus accomplie à bien des égards. Faire assumer et porter par la langue française l’intégralité de l’héritage intellectuel et de la tradition spirituelle qui l’ont illustrée: telle est la principale justification, tel doit être l’objectif prioritaire d’une francophonie à la hauteur de la culture dont elle est dépositaire, ce qui exige une politique culturelle sans frilosité et sans œillères, libérée des timidités paralysantes et des sectarismes réducteurs. Cela vaut également à l’égard de la communauté francophone qui n’appartient pas à l’aire géographique originelle du français. La dilatation de l’espace linguistique de celui-ci n’est pas sans rappeler celle du grec dans le bassin oriental de la Méditerranée et en Italie du sud, ou du latin en Occident à la suite des grandes conquêtes qui portèrent les légions de la République jusqu’aux rivages de la Mer du Nord et de l’Atlantique. Les écrivains «grecs» de l’époque alexandrine et romaine appartiennent, pour la grande majorité d’entre eux, à un hellénisme d’expansion, extérieur à l’espace géographique grec; et faut-il rappeler que ni Sénèque, ni Lucain, ni Martial, ni Ausone n’étaient «romains»par leur origine? Les cas les plus significatifs sans doute, pour ce qui concerne les lettres latines, sont ceux de l’historien Ammien Marcellin et du poète Claudien, qui réussirent le tour de force d’être les deux seuls écrivains vraiment considérables de la littérature latine sous le Bas-Empire, alors que, d’origine orientale, leur langue maternelle n’était pas le latin mais le grec: leur adoption du latin fut, chez l’un et chez l’autre, l’expression d’un choix, non seulement celui d’une langue mais aussi celui de la culture et des valeurs dont cette langue était porteuse. Exemples éloquents, que devraient méditer ceux qui redoutent une francophonie «trop française», au risque de dépouiller le français de la richesse de son patrimoine, de ne plus en proposer qu’une version revue et expurgée, rabougrie et mutilée, dont on voit mal quelles raisons on aurait de ne pas lui préférer carrément (et commodément) l’anglais – même si ce n’est pas l’anglais de Shakespeare et de Milton. Il ne s’agit en aucune façon de chercher à imposer, par le biais de la langue et de son patrimoine littéraire, la culture française à ceux qui ne se reconnaissent pas en elle et se réclament d’autres traditions spirituelles et d’autres systèmes de valeurs; mais il importe de ne pas occulter et de ne pas travestir, sous prétexte d’une francophonie «neutre» et dont personne ne s’indisposerait, le contenu et les valeurs de la culture française dans la totalité de leurs composantes, et de se convaincre qu’une francophonie qui chercherait à s’en dépouiller au nom de la neutralité serait une pauvre chose pour laquelle il ne vaudrait pas la peine de se mobiliser. Et ce ne sont certes pas les poncifs du jargon intellectuel à la mode, ni la tarte à la crème qu’est devenu le discours sur les droits de l’homme et sur les «valeurs de la République» qui pourraient donner à la langue française un substitut – idéologiquement présentable et politiquement «correct» – de la patine dont l’a marquée l’œuvre des siècles, la consistance, la substance humaine, la saveur qui seules peuvent la faire préférer à d’autres langues. Or que voit-on? Il suffit de jeter un coup d’œil sur les notices de présentation des textes que les anthologies scolaires proposent aujourd’hui aux jeunes lycéens pour mesurer le degré d’indigence, confinant quelquefois à l’ineptie, où peut conduire une politique pédagogique soucieuse avant tout de ne pas encourir l’accusation d’ethnocentrisme occidental et est prête à accueillir dans les programmes académiques n’importe qui et n’importe quoi pourvu qu’il ne sente ni le français ni le chrétien. Ces recueils d’extraits, destinés en principe à l’enseignement secondaire, mais qui, bien conçus, auraient pu constituer d’utiles instruments de travail pour le premier cycle universitaire et même au-delà, ignorent superbement le Discours sur l’histoire universelle, monument du meilleur français classique, mais ne nous épargnent ni Les Egarements du cœur et de l’esprit, ni La Religieuse, ni Le Sopha et autres Bijoux indiscrets, ni, a-t-on besoin de le dire, Sade, couronnement de toute cette production très «Lumières». Conscient de vivre une époque de mutations historiques capitales, et s’interrogeant sur ce que la culture chrétienne en gestation pouvait conserver de l’héritage antique, saint Augustin, qui, Africain et chrétien, n’avait pas les mêmes raisons que l’aristocrate romain et païen Symmaque à revendiquer cet héritage, n’en consacra pas moins le quatrième livre de son traité De doctrina christiana à montrer comment la culture des temps nouveaux pouvait, et devait, se nourrir de la tradition gréco-latine, et orienta ainsi de manière décisive le destin intellectuel de l’Occident en lui évitant d’irréparables mutilations. Ce sont des mutilations de cette sorte qui menacent aujourd’hui, dans le magma d’une francophonie au rabais, l’avenir tout à la fois de la langue française et de la civilisation dont elle est inséparable. Une jeune étudiante libanaise non chrétienne nous confiait, il y a quelque temps, qu’elle souhaitait s’initier sérieusement à la Bible et aux fondements de la doctrine chrétienne, ayant compris qu’ils lui étaient indispensables pour une approche sérieuse de la littérature française. Plût aux dieux qu’une semblable honnêteté intellectuelle, doublée de simple et solide bon sens, inspirât ceux à qui incombe la noble tâche de «défendre et illustrer», à l’orée du nouveau millénaire, l’idiome français, outil intellectuel comme ne pourrait l’être aucune autre langue moderne, incomparable messager d’humanisme, dont le Florentin Brunetto Latini (Brunet Latin) disait déjà, au XIIIe siècle, qu’il est «la parleure plus delitable et plus commune à tous langages». Si, par malheur, la francophonie devait renoncer à être une grande vision culturelle procédant, elle aussi, d’une «certaine idée de la France» et enracinée dans la tradition millénaire de sa culture, elle ne serait plus rien. (1) Hubert Zehnacker et Jean-Claude Fredouille, Littérature latine, PUF, Paris, 1993.
L’AUPELF (Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française) a choisi, cette année, Beyrouth pour y tenir son Assemblée générale. Nul doute que la participation d’éminents représentants du monde universitaire et culturel francophone contribuera à rehausser l’éclat de ces assises et la tenue scientifique et académique des travaux figurant à...