Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Tribune Réflexion à froid sur le mariage civil

L’ouragan s’est un peu calmé. Mais le temps n’est pas encore au beau fixe. Une consigne semble avoir été donnée de mettre tout au moins une sourdine aux controverses. Il est hors de notre propos de les rallumer. Mais ce n’est pas une raison d’attendre un rebondissement de la crise pour s’activer à imaginer des solutions. Du reste, les réflexions dont nous voudrions faire part ici ne procèdent pas directement de la crise telle que nous venons de la connaître, dans son dernier aspect, dirions-nous. Depuis les années cinquante — sans compter de plus lointains précédents — la questionne cesse d’être agitée. Aujourd’hui, nous voudrions reprendre à froid l’essentiel de nos réflexions d’antan, en les complétant à la lumière d’une actualité encore brûlante. Et d’abord nous prendrons grand soin de distinguer le fond et la forme, moins par souci de conformité avec un processus devenu classique qu’en raison de l’importance exceptionnelle que revêt la forme et la nécessité de mettre en lumière des points capitaux qui semblent avoir été laissés dans l’ombre. 1. D’un point de vue humain général, en regardant le mariage civil sous le seul angle des droits de l’homme, on ne voit pas comment refuser aux Libanais le droit de se choisir le mode de célébration de leur mariage. 2. Il en serait autrement si on les assujettissait à un mariage civil obligatoire, car, alors, on inverserait les données au détriment de la liberté, premier droit naturel de l’homme. Or, le mariage civil proposé, dans le temps, comme maintenant, est une formule facultative et rien n’empêche qu’elle soit complétée ou couronnée par un mariage religieux. 3. Le mariage civil, en soi, n’est pas une abomination. Sans reprendre ici les chemins de discussion longuement et largement battus, qu’il nous suffise de rappeler le nombre de mariages civils conclus par des Libanais à l’étranger et qui sont reconnus au Liban. De surcroît les unions qui en sont issues n’ont pas été forcément vouées à l’échec. Bien souvent ce fut le contraire. Des lors, au lieu d’obliger les Libanais à prendre le bateau ou l’avion pour convoler au loin en justes noces, pourquoi ne pas leur épargner un périple parfois pénible et trop coûteux pour leur budget? Mais surtout pourquoi les acculer à user de procédés qui ont tout d’une fraude à la loi, au lieu de les aider à éviter des détours dont l’éthique, au regard de la légalité, est loin d’être au-dessus de tout reproche?! 4. La liberté de religion est garantie par la Constitution libanaise. Le Liban est le seul pays arabe où tout le monde peut, légalement, changer de religion; une procédure spéciale est prévue à cet effet dont les détails sont arrêtés par la loi elle-même. Le fait de contracter un mariage civil serait-il plus grave aux yeux de la religion que d’abjurer cette religion elle-même?! 5. Abjurer ne se limite pas forcément à passer d’une religion monothéiste à une autre religion monothéiste. Ce peut aller jusqu’à l’athéisme, atteindre, pour ainsi dire, l’extrême limite de la liberté à l’épreuve de laquelle Dieu met l’homme. Car Dieu connaît, infiniment mieux que l’homme, les difficultés des voies de la foi. A cette limite, la question du mariage civil doit se poser et se peser en des termes particulièrement prudents que commande le respect même de la religion: obliger un être humain à se marier selon les rites d’une religion — quelle qu’elle soit — sans y croire, est-ce faire preuve de respect pour cette religion? La cérémonie religieuse à laquelle cet être se voit contraint de se plier, ne se ramènerait-elle pas à une pièce de théâtre — pour ne pas dire à une comédie — où la religion est, au fond, bafouée et ses ministres raillés? Personnellement, en tant que croyant pratiquant, je ne conçois pas comment une religion peut accepter de se prêter à un tel jeu. 6. Encore une fois, nous parlons d’un mariage civil facultatif, qui ne porte aucune atteinte à la liberté de l’homme. De plus, rien ne s’oppose à ce que le contrat civil soit complété, ou couronné, par une cérémonie religieuse. 7. Mariage civil et unité nationale: la sert-il? la dessert-il? On a agité cette question et l’on s’est trop hâté d’y répondre comme en se fondant sur des données immobiles voire immuables. Or, il y a eu, dans ce domaine, une évolution qu’on ne saurait nier. Est-il besoin de rappeler que, dans le temps et jusqu’à il y a un demi-siècle environ, les mariages interconfessionnels non autorisés par la loi étaient punis — par une justice privée — de la peine de mort? Détail pittoresque et riche d’expression des mœurs de l’époque: à la suite de l’exécution d’une jeune fille par des membres de sa famille, pour s’être mariée contrairement aux coutumes, les meurtriers, ayant entendu parler d’une possibilité de poursuites judiciaires, s’en sont étonnés et se demandèrent, à haute voix, le plus naturellement du monde, en quoi cela regardait l’Etat et sa justice: pour eux, il s’agissait d’un problème purement familial, qui ne ressortissait pas à l’ordre public! Certes, ces temps ne sont pas encore complètement révolus. Mais l’on ne saurait non plus nier l’évolution — d’ailleurs incontestable — des choses. Témoins les nombreux mariages mixtes conclus à l’étranger ou même — et de plus en plus — au Liban même. La multiplicité des cas, l’heureuse convivialité qui les accompagne, la compénétration sociale qui en résulte sont autant de témoins éloquents. 8. Cependant, le récent projet de mariage civil se heurte à un vice de forme dirimant. Certes, il a été voté en Conseil des ministres à la majorité légale requise des deux tiers. Mais l’on passe sous silence une coutume qui a fini par acquérir une autorité constitutionnelle — que les accords de Taëf eux-mêmes ont reconnue — et qui veut que toutes décisions importantes, ayant des dimensions nationales et susceptibles de provoquer un retentissement national, fassent l’objet d’un large consensus comprenant notamment l’accord des parties intéressées, en l’occurrence les familles spirituelles de la mosaïque libanaise. Or, non seulement ce ne fut pas le cas — et pourtant le problème était important — mais l’on a donné l’impression que la décision prise a été comme emportée par surprise, presque à la sauvette, par un gouvernement dont les membres mêmes ne se ménagent pas entre eux. Or, toutes les fois que de pareilles méthodes ont été utilisées, les débats ont gagné la rue. 9. L’exigence de ce consensus ne fait que réfléter la structure même du pays. Les familles spirituelles qui s’y sont réfugiées au fil des siècles y cherchaient un havre sûr qui préserve leurs libertés, leur dignité, en un mot leur personnalité. C’est une des raisons qui expliquent l’exigence d’un quorum pour la tenue des séances du Parlement libanais: pour éviter précisément que certaines décisions ne soient prises trop à la hâte, au risque de l’être au détriment de tel ou tel groupe. Avant la Constitution de 1926, la composition même du conseil administratif de la Moutassarrifiyah du Mont-Liban, arrêtée et garantie par le concert des puissances, n’appliquait pas à la lettre la règle de la «démocratie du nombre». Ainsi sur les douze membres qui le composaient, trois étaient druzes, alors que les maronites, cinq à six fois plus nombreux, n’étaient que quatre et les grecs-orthodoxes, plus nombreux que les druzes, deux. Et cependant on ne criait pas à l’injustice. L’on prenait plutôt en considération le rôle historique des druzes dans la genèse du pays et les nécessités de l’équilibre confessionnel au nom même de la spécificité libanaise. 10. L’institution du mariage civil ne se limite pas au simple vote. Parmi la foule des rubriques qu’elle implique, qu’il nous suffise de signaler les formalités du mariage, les régimes matrimoniaux, l’autorité parentale, l’éducation des enfants dans son acception la plus large, la séparation de corps et de biens, le divorce, les successions, legs, etc. Certes, une réglementation de ces différents domaines est prévue. Mais n’eut-il pas été préférable de traiter de front de l’ensemble des problèmes? Peut-être la formulation même du principe s’en serait ressentie. Peut-être aussi qu’en prenant connaissance du dispositif au complet, certains contradicteurs assoupliraient leur attitude. En tous cas, proposer aux gens d’accepter l’institution sans leur en montrer les tenants et les aboutissants, c’est les inviter à faire un saut dans le vide. Tâchons donc de mettre à profit le répit que la conjoncture nous accorde en ce moment pour parfaire un projet complet, préparer l’opinion. Et, en ce faisant, évitons de trop abuser de l’opposition entre fait national et fait communautaire: s’ils étaient bien compris, leur antagonisme se réduirait aussitôt d’autant. Ne nous laissons pas surtout entraîner par les slogans ou dominer par les complexes.
L’ouragan s’est un peu calmé. Mais le temps n’est pas encore au beau fixe. Une consigne semble avoir été donnée de mettre tout au moins une sourdine aux controverses. Il est hors de notre propos de les rallumer. Mais ce n’est pas une raison d’attendre un rebondissement de la crise pour s’activer à imaginer des solutions. Du reste, les réflexions dont nous voudrions...