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Actualités - INTERVIEWS

Le numéro un du parquet répond aux questions du public au sujet de la justice Addoum à l'Orient le Jour : nous avons la volonté et le courage de lutter contre la corruption . Qu'on nous en donne seulement les moyens (photo)

Brusquement, les responsables se sont découvert une véritable passion pour la Justice. C’est à qui lancera un appel en faveur de son indépendance ou lui demandera de «s’assainir», pour pouvoir jouer un rôle crucial au cours des prochaines années. Bien malgré elle, la Justice se retrouve donc au coeur d’une campagne présidentielle, qui n’ose pas se déclarer. Mais ce soudain souci de son indépendance ou de sa protection n’est-il qu’une manoeuvre politique ou bien la Justice au Liban traverse-t-elle réellement une grave crise? Dans quelle mesure se laisse-t-elle influencer par la politique et pourquoi donne-t-elle l’impression de ne pas réagir suffisamment? Le procureur général près la Cour de Cassation, Adnane Addoum, a décidé, pour la première fois depuis sa nomination à ce poste, il y a trois ans, d’aborder toutes ces questions dans une interview. Certes, l’homme est très médiatisé — ce que certains de ses adversaires lui reprochent d’ailleurs —, mais il se contente en général de déclarations ou de conférences de presse sur des sujets déterminés. S’il a accepté de sortir de la réserve que lui impose sa fonction, c’est qu’il estime que, dans ce climat tendu, il est bon de préciser le véritable rôle de la Justice et surtout les moyens dont elle dispose». Pour lui permettre de lutter contre la corruption, dit-il, il faut d’abord lever toutes les immunités qui protègent les différents secteurs professionnels de ce pays, du député, au ministre, en passant par les avocats et les autres..». L’homme sait de quoi il parle, lui qui essaie chaque jour de tracer la petite voie de la réforme, tout en jouant à l’équilibriste, entre les interdits, les susceptibilités et les limites fixées. Même si les responsables veulent lui donner le rôle de «M. Propre» ou de «Kenneth Starr» lorsque leurs relations sont au plus bas, Addoum essaie malgré tout de faire son travail, n’hésitant pas parfois à aller au-delà de ce qu’on attend de lui, comme ce fut le cas dans l’affaire de la MEA, où il a été utilisé pour améliorer les clauses d’un contrat ou, encore plus récemment, dans sa demande d’annulation d’un jugement de la Cour da cassation, mettant ainsi en cause deux magistrats et provoquant un véritable électrochoc chez les juges. «Oui, la justice est influencée par la politique, mais elle est aussi prête à assumer ses responsabilités. Qu’on lui en donne seulement les moyens», déclare-t-il, tout en appelant les magistrats à procéder à une purification interne, «car la Justice doit être saine». Campagne positive «Une justice saine, précise M. Addoum, est l’indice de stabilité d’une société. C’est d’ailleurs l’une des plus anciennes institutions du monde, puisqu’elle est née dès que les gens ont commencé à vivre en groupe». Comment explique-t-il les récentes déclarations des responsables centrées sur la justice? «Lorsque le climat est tendu, lorsque les responsables échangent des accusations, il est normal de revenir à la justice, afin d’appliquer le principe de la sanction et de la récompense. Recourir à la Justice est une volonté de reconquérir la confiance des citoyens. Et, à mon avis, la campagne actuelle est positive puisqu’elle montre l’importance du pouvoir judiciaire et son aptitude à constituer un sorte d’arbitrage entre les divers pôles». Le procureur général reconnaît toutefois que la Justice est influencée par le pouvoir politique, dont elle ne peut être totalement dissociée. «Elle doit appliquer une politique générale, liée aux institutions du régime, dont elle fait partie», précise-t-il. Peut-on dire, qu’au Liban, la justice est un pouvoir, au même titre que l’Exécutif et le Législatif? «On ne peut pas prétendre, répond M. Addoum, que la Justice soit un pouvoir totalement indépendant. D’ailleurs, c’est le cas un peu partout dans le monde. Exception faite de quelques régimes très développés, la Justice n’est nulle part totalement indépendante. Pour atteindre ce stade, il faut des efforts continus aussi bien de la Justice elle-même que du peuple dans son ensemble». Selon le procureur près la Cour de cassation, la Constitution libanaise est pourtant très claire. Elle prévoit expressément le principe de la séparation et de l’équilibre entre les pouvoirs et considère la justice comme un pouvoir à part entière. «Le principe d’équilibre des pouvoirs, ajoute M. Addoum, dessine la collaboration et régit les relations entre ceux-ci. Toutefois, dans certains cas, une législation précise est nécessaire. Dans son côté administratif, la Justice relève ainsi du pouvoir exécutif et le ministre de la Justice est le chef du parquet». Il a ainsi un droit de regard sur tout. Il en est de même en ce qui concerne les nominations et les mutations judiciaires. «Certes, le ministre actuel de la Justice agit avec beaucoup de doigté et de respect. Pour les nominations, il tient compte de l’avis du Conseil Supérieur de la Magistrature et, en trois ans, je peux affirmer qu’il ne m’a jamais rien demandé». Mais si un autre que M. Tabbarah prenait en charge ce portefeuille? «La Justice a toujours la possibilité de ne pas se laisser faire. Je peux par exemple refuser d’exécuter une demande du ministre par le biais d’une décision circonstanciée. Mais, heureusement, nous n’avons jamais eu à en arriver là». Des garanties Toujours au sujet de l’indépendance de la Justice, M. Addoum fait une distinction entre les magistrats debout ( le parquet qui engage les poursuites) et ceux du siège (qui publient les jugements). Si, en ce qui concerne le parquet, il peut y avoir des interférences politiques et autres, «nul ne peut obliger, dit-il, un magistrat du siège à prendre une décision contraire à sa conscience, sauf s’il le souhaite lui-même. Le législateur a prévu des garanties pour mettre le magistrat du siège à l’abri de l’influence d’un ministre ou d’un politicien». La situation est un peu différente pour le parquet qui relève de l’autorité du ministre de la Justice. «Mais nous ne sommes pas tenus de préserver les intérêts personnels. Nous devons veiller aux intérêts de la société. Et, à partir de là, nous pouvons préserver notre indépendance...». D’où vient, dans ce cas, l’impression chez les Libanais que la Justice est soumise au pouvoir politique? «Elle est due au climat politique général. A mon avis, le peuple devrait avoir confiance dans la Justice qui, au Liban, a un long passé tout-à-fait respectable. Nos magistrats ont derrière eux une jurisprudence qui les honore. Si, aujourd’hui, il y a un malaise sur le plan politique, la Justice ne doit pas s’en ressentir. D’après mon expérience, dans l’exercice de sa fonction, un juge ne regarde ni la confession, ni les intérêts de ceux qui défilent devant lui. Tout cela lui est appris au cours de sa formation». Ce n’est pourtant pas l’impression des Libanais? «Je sais que les citoyens ignorent souvent ces faits. Il faut pourtant leur expliquer que le juge est au-dessus des considérations politiques et il n’est pas influencé par les luttes politiques inhérentes aux régimes démocratiques». Les immunités Pourquoi, dans ce cas, la Justice ne bouge-t-elle pas, dans certains cas, par exemple lorsque des accusations graves sont portées?». Il y a un mécanisme qui lie le juge. Nous avons le courage et la volonté nécessaires pour agir, mais il nous manque les moyens légaux. Je l’ai déjà dit, ce pays est formé d’îlots d’immunités. Chaque groupe, des présidents, aux ministres en passant par les députés et les divers ordres professionnels, bénéfice d’une immunité et, pour la lever, c’est toute une procédure qui fait perdre beaucoup de temps. Si l’on veut que la Justice remplisse son rôle et lutte contre la corruption, il faut lever ces immunités et, pour cela, amender les lois qui les ont instituées et qui ont été votées par le parlement. Même la nouvelle cour chargée de juger les présidents est dotée d’un mécanisme si complexe qu’elle en a pratiquement les mains liées. Enfin, dès qu’un ministre est mis en cause, des polémiques s’élèvent sur la question de savoir si ce qui lui est reproché s’inscrit dans le cadre de ses fonctions ou non... En somme, la lutte contre la corruption est limitée par la loi». Mais pourquoi ne pas commencer par mener des enquêtes et par mettre en cause les exécutants, si on ne peut atteindre la tête? «Parce que, dans la plupart des cas, la justice ne dispose pas d’un dossier. Il faut d’abord que les organismes de contrôle fassent leur travail et préparent les dossiers, les études ou les enquêtes. Les juges ne peuvent pas tout faire seuls. Nous n’avons jamais reçu un dossier de l’Inspection centrale, sans ouvrir aussitôt une enquête à son sujet. Mais le problème est que nous en recevons très peu. Que les organes de contrôle commencent par faire leur travail et l’on pourra ensuite accuser la Justice de ne pas faire le sien... Savez-vous que les experts réclamés par les juges dans les deux affaires de manifestes douaniers falsifiés et des écoutes téléphoniques n’ont pas encore été payés? Le parquet bouge lorsqu’on lui en donne les moyens et lorsque les conditions de son action sont réunies. On parle de l’affaire des médicaments, mais où est le dossier qu’on menace de nous envoyer?» Le parquet ne bouge-t-il pas lorsqu’il reçoit une note sur une affaire? «Si, bien sûr. Mais il n’a pas toujours les moyens de mener sa propre enquête. Cela a été le cas lors des manifestes douaniers et des écoutes téléphoniques. Enfin, le parquet peut juger de la valeur d’une note. Il doit éviter de jouer le jeu des manoeuvres politiques et des vexations entre politiciens». N’est-ce pas ce qu’il a fait dans l’affaire de la MEA, qui s’est d’ailleurs terminée en queue de poisson? «Elle n’est pas terminée. C’est une affaire en suspens, puisque nous attendons des documents que nous avons réclamés à la Banque centrale et le parquet n’a toujours pas décidé si les fonds de la BC, concernant la MEA, sont privés ou publics. Bien qu’il ne puisse pas mener une action préventive, le parquet a réussi dans cette affaire à éviter un gaspillage prévisible à travers les commissions qui devaient être payées à la faveur du contrat, tout en créant le climat nécessaire pour une nouvelle négociation des clauses de ce même contrat». L’inspection judiciaire M. Addoum affirme ainsi que la justice est tout à fait en mesure de lutter contre la corruption, si on lui en donne les moyens. Mais n’a-t-elle pas en son sein quelques failles et comment expliquer la plainte qu’il a portée contre deux magistrats qui avaient acquitté un trafiquant de drogue? «Un juge doit être un exemple pour la société et il doit avoir des qualités essentielles telles que le savoir, l’intégrité, l’humanité et le détachement envers les considérations matérielles. Si certains magistrats ne jouissent pas de ces qualités, une opération de purification interne à la justice devient nécessaire. D’ailleurs, l’inspection judiciaire bouge dès qu’elle entend des rumeurs impliquant un magistrat. Mais, dans la plupart des cas, ces rumeurs se révèlent fausses. Malheureusement, les citoyens ne veulent jamais le croire. Ils refusent de penser que le non-aboutissement d’une enquête est dû à l’inexistence d’un délit. Sans oublier le fait que la partie qui perd un procès se met à accabler les juges. Il en est de même pour les avocats, etc. En tout cas, pour l’instant, nous continuons à enquêter discrètement avec ceux qui ont prétendu avoir «acheté des magistrats» (l’affaire Hamié, actuellement entre les mains du premier juge d’instruction de Beyrouth, M. Saïd Mirza). «Concernant la demande d’annulation du jugement de la Cour de cassation, nous attendons la décision de la chambre plénière de la Cour de cassation. L’opinion publique a toutefois donné à cette affaire plus d’ampleur qu’elle n’en avait». Certains magistrats craignent que cela ne devienne une habitude pour le parquet? «C’est méconnaître son sens de la responsabilité». On l’a accusé d’avoir réagi pour des raisons confessionnelles, les deux magistrats mis en cause étant chrétiens? «La justice n’a pas de religion. Si la société sort d’une grave crise qui a créé une situation confessionnelle et communautaire, le juge, lui, ne voit pas les choses sous cet angle. Il est au-dessus de ces considérations en ce qui concerne les gens ordinaires et à plus forte raison avec ses collègues». Le juge ambitionne-t-il de faire de la politique? «S’il veut le faire, il doit démissionner de ses fonctions. Tant qu’il est juge, il ne doit pas penser à la politique, afin de rester objectif et de continuer à appliquer la loi. S’il lui arrive de tenir compte de certaines considérations politiques, c’est parce qu’il doit respecter la raison d’Etat, liée aux intérêts du pays, mais jamais pour des intérêts personnels». L’affaire du Bahreini Pourquoi y a-t-il eu ce cafouillage dans l’affaire du Bahreini, comme auparavant dans l’affaire des membres de l’Armée rouge? «En ce qui concerne la mort du Bahreini, elle est intervenue au moment où la situation était troublée au Metn. C’est dans cette atmosphère que l’enquête a commencé et le médecin légiste qui a examiné la dépouille a établi un constat erroné. Une commission de médecins a refait le travail et a conclu au suicide, grâce à la position des doigts et aux traces de poudre sur la tempe. De toute façon, l’enquête n’est pas terminée et je ne voudrais pas la devancer. J’ai simplement dû rencontrer le diplomate de ce pays à cause justement des nombreuses déclarations et informations publiées à ce sujet. Normalement, seule la source judiciaire informée est autorisée à parler d’une enquête en cours. En ce qui concerne les membres de l’Armée rouge, les raisons du cafouillage ont été divulguées et les coupables châtiés». Addoum évoque encore l’action de la police judiciaire qui, selon lui, s’est grandement améliorée «d’ailleurs, nous ne recevons plus de plaintes même de la part des avocats», la proposition faite au CSM de demander aux magistrats de déclarer leurs biens afin de dépister une éventuelle corruption «mais nous avons découvert que plusieurs d’entre eux n’ont même pas de comptes en banque..», des rapports d’Amnesty qui, à ses yeux, sont partiaux et injustes envers la magistrature libanaise... Mais le plus important demeure sa détermination à redonner confiance aux Libanais dans leur justice. Un pari difficile, surtout dans un contexte politique aussi troublé. Mais rien ne semble devoir le décourager.
Brusquement, les responsables se sont découvert une véritable passion pour la Justice. C’est à qui lancera un appel en faveur de son indépendance ou lui demandera de «s’assainir», pour pouvoir jouer un rôle crucial au cours des prochaines années. Bien malgré elle, la Justice se retrouve donc au coeur d’une campagne présidentielle, qui n’ose pas se déclarer. Mais ce...