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Actualités - REPORTAGE

La cour entame l'interrogatoire du brigadier inculpé dans l'affaire Karamé "J'avais peur des FL mais aussi de parties occultes", affirme Khalil Matar (photos)

Avec l’audience d’hier, le procès de l’assassinat du premier ministre alors en exercice, M. Rachid Karamé, est enfin entré dans le vif du sujet. Certes, pendant les premières heures de la séance, l’affaire dite Pakradouni a occupé les présents, provoquant certaines confrontations entre le président du tribunal, M. Mounir Honein, et MM Edmond Naïm et Karim Pakradouni. Mais dès que la cour a entamé l’interrogatoire du brigadier Khalil Matar, l’un des 5 inculpés présents dans le box des accusés, tout le reste est devenu secondaire. Non seulement la présence, dans le box des accusés, d’un haut officier de l’armée essayant de clamer son innocence et affirmant son allégeance à l’institution à laquelle il appartient est particulièrement impressionnante, mais de plus, entendre cet homme raconter sa misère de détenir un si lourd secret, et sa peur d’en parler, ainsi que sa déprime, en se retrouvant arrêté par ses camarades, devant ses deux fils, sa femme et son frère, a quelque chose de très triste. En dépit de la fatigue, due à la longue station assise, et à l’heure tardive, l’assistance ne voulait pas perdre un mot de ce passionnant interrogatoire. Aux questions précises — et souvent déstabilisantes — du président Honein, puis à celles encore plus incisives du magistrat Ralph Riachi, le brigadier Matar a répondu en arguant qu’il ignorait tout du plan de Ghassan Touma et qu’il n’a appris sa détermination à tuer le président Rachid Karamé qu’une fois sur le bateau, à partir duquel a été pressée la radiocommande commandant l’explosion. A plusieurs reprises toutefois, son argumentation a paru faible et décousue et aussi bien les avocats de Samir Geagea que ceux de la parrie civile prenaient des notes et préparaient leurs questions alors que le procureur Addoum, aidé par l’avocate générale, Mme Rabiha Ammache, avait déjà devant lui un long questionnaire. Le président de la cour a toutefois accordé un répit au brigadier (et aux journalistes) en décidant de lever l’audience à 20h30 et de reporter la suite de l’interrogatoire de Matar à vendredi prochain. Est-ce parce qu’une année nouvelle est toujours porteuse d’espoir? On ne saurait le dire, toujours est-il qu’hier, l’atmosphère semblait plus légère dans l’immense salle du tribunal. Le rideau de sécurité entourant Samir Geagea était moins dense que d’habitude — ce qui lui a permis d’échanger de nombreux sourires avec son épouse, mais aussi avec Karim Pakradouni avec lequel il semblait avoir retrouvé une vieille camarderie — et les partisans de la victime étaient moins nombreux que lors des précédentes audiences. La cour fait son entrée à 14h45 et elle entame aussitôt la lecture de sa décision concernant les exceptions de forme soulevées par Me Naïm, par les avocats de Aziz Saleh, MM. Abdo Abou Tayeh et Sleimane Lebbos, et par l’avocat de Camille Rami, concernant, entre autres points, une demande d’extradition du commandant Keitel Hayeck, détenu en Syrie. La cour explique, en plus de 8 pages dactylographiées, les raisons de son rejet de toutes les exceptions soulevées. Au sujet de sa compétence, la cour a estimé que celle-ci est globale. De plus, elle a estimé que la cour ne peut se prononcer sur sa propre compétence qu’elle tire de l’acte d’accusation établi par le juge d’instruction. Au sujet de la demande d’annulation des enquêtes sous prétexte que les avocats n’ont pas pu s’isoler avec leur client, Samir Geagea, la cour a rappelé qu’interrogé par le juge d’instruction, M. Geagea n’a pas soulevé ce point, refusant de répondre aux questions du juge pour des raisons liées à l’ensemble des procédures engagées contre lui. Par contre, elle a répondu à MM. Lebbos et Abou Tayeh, qui avaient soulevé la même exception sur base d’autres motifs, qu’il lui revient d’évaluer le contenu des interrogatoires préliminaires et, de toute façon, l’acte d’accusation, qui est irrévocable, couvre toutes les lacunes de l’enquête préliminaire. Enfin, concernant la demande d’extradition du commandant Hayeck, la cour a estimé qu’elle n’est pas de son ressort. L’affaire Pakradouni Me Pakradouni remet ensuite à la cour une copie du mandat, dans lequel Samir Geagea lui demande de le défendre. Mais Me Khodr Haraké, de la partie civile, prend la parole. D’un ton très poli, il exprime son opposition à ce que Me Pakradouni — qui est aussi, dans cette affaire, témoin du parquet — défende M. Geagea. Il a pour principal argument le fait qu’en tant que témoin, Me Pakradouni doit prêter serment devant la cour de dire la vérité. «Comment, se demande Me Haraké, pourra-t-il concilier entre ce serment et les intérêts de son client?». Me Haraké affirme toutefois qu’il ne peut s’opposer à la décision de l’Ordre des avocats qui avait affirmé qu’il n’a pas d’objection à ce cumul. Il se contente d’en appeler à la conscience de M Pakradouni. Pour les avocats de la partie civile, il faut aussi se demander où M. Pakradouni servira plus la justice, en tant que défenseur de Geagea ou que témoin du parquet? Pour eux, sa déposition, en tant que témoin, est plus importante pour la vérité. A son tour, le procureur Addoum s’oppose au fait que Me Pakradouni prenne en charge la défense de M. Geagea, rappelant que le vice-président du parti Kataëb a déjà prêté serment devant le juge d’instruction, au moment d’être entendu en tant que témoin et il ne s’est pas alors prévalu du secret professionnel. Devant la cour, il devra de nouveau prêter serment en tant que témoin, et s’il ne respecte pas sa parole, il est passible de poursuites judiciaires, alors qu’en tant qu’avocat, son principal objectif sera de servir les intérêts de son client. Me Edmond Naïm plaide ensuite en faveur de la présence de Pakradouni parmi les avocats de la défense. Selon lui, ce problème relève de la déontologie du métier d’avocat et c’est donc à l’ordre de se prononcer sur la question. La cour, selon lui, peut choisir de ne pas entendre Me Pakradouni ou de l’entendre pour information et non en tant que témoin. Me Naïm avance pour confirmer ses dires des écrits de certains grands juristes libanais, tout en précisant qu’ils se sont inspirés de la jurisprudence française puisqu’au Liban, c’est la première fois qu’un tel cas se présente. Addoum se demande alors si Me Naïm est l’avocat de Me Pakradouni. Mais lorsque celui-ci s’avance pour parler en son nom, le président Honein s’y oppose fermement. «Je ne vous autorise pas à parler, dit-il, puisque je n’ai pas encore accepté votre mandat». Pakradouni insiste et menace d’enregistrer le fait qu’on lui a interdit de prendre la parole. Mais le président Honein s’emporte et les présents assistent à sa première colère publique. Il est visiblement redoutable. Naïm veut pourtant plaider encore pour Pakradouni et le président ne veut rien entendre. Me Naïm se retire et enlevant sa robe, s’installe au fond de la salle. Le président décide de reporter la décision de la cour à la semaine prochaine, car comme il s’agit d’un précédent, elle aura valeur de jurisprudence et il faut qu’elle soit bien étayée. La version de Matar Il entame ensuite l’interrogatoire du brigadier Khalil Matar. Celui-ci demande pour commencer une demi-heure pour raconter sa version des faits. La cour lui accorde le temps nécessaire. S’adressant au président Honein, le brigadier essaie de surmonter son émotion. Pourtant, au début, ses propos paraissent confus, tant les mots se pressent sur ses lèvres et tant il souhaite convaincre l’assistance de son innocence, alors qu’il est en prison depuis un an et demi. Le président lui demande d’être précis et de s’en tenir aux faits. Et le brigadier commence sa longue histoire. Selon lui, 10 à 15 jours avant l’assassinat du président Karamé, il rencontre Ghassan Touma (chef du service de sécurité des FL) à un croisement de routes à Jbeil. Ce dernier, qui avait à ses côtés un de ses adjoints, Ghassan Menassa, lui demande de le rejoindre dans un restaurant du coin. Après une petite discussion, il s’y rend et Touma lui raconte alors que l’armée, et plus précisément la direction des renseignements (avec laquelle Matar, ainsi que le commandant en chef de l’armée à l’époque, le général Aoun, était en conflit ouvert), compte assassiner le président Karamé. Matar veut obtenir des détails et le sujet l’intéresse grandement, surtout s’il met en cause ses ennemis des renseignements, mais Touma ne lui en dit pas plus. Deux jours avant l’attentat, un samedi, Touma le contacte par téléphone et lui demande de se rendre chez lui le lundi matin «s’il est toujours intéressé par le sujet». De fait, le lundi 1er juin 1987 (jour de l’assassinat de Karamé), Touma le contacte de nouveau à 7h30. Le brigadier qui se préparait à aller faire du sport (car il pensait que Touma l’appellerait plus tôt) change de programme et se rend chez son interlocuteur, sans changer de tenue, mais en emportant son émetteur récepteur de type Geneva, à la demande de Touma. Arrivé dans l’entrée de son immeuble, il le voit sur le point de sortir un sac en nylon à la main. Touma, accompagné de son garde du corps et chauffeur, Antoine Chidiac (présent dans le box des accusés), demande à Matar de venir avec lui et pendant que le chauffeur amène la voiture, il lui remet le sac, lui précisant qu’il contient des lunettes et une casquette emportées pour son usage. Le sac contient aussi un émetteur appartenant à Touma et Matar, après avoir essayé la casquette, y dépose le sien. Touma informe ensuite Matar qu’ils se rendent à la base navale des FL à Jounieh mais il refuse de lui donner la raison de cette promenade. A la base navale, il lui demande de l’attendre quelques minutes, puis il arrive en compagnie de Ghassan Menassa et lui demande de monter à bord d’un petit yacht. Contrairement à ce qui est dit dans l’acte d’accusation, selon Matar, le bateau est vieux et ses moteurs sont apparents sur le pont. Il précise qu’Antoine Chidiac monte avec eux, bien que Menassa avait commencé par s’y opposer. Matar raconte qu’il demande à Touma: «Qu’est-ce qui se passe?» et ce dernier lui demande de venir avec lui dans la cabine intérieure afin de parler. Puis il lui dit: «Il vient en hélicoptère». «Qui?», demande encore Matar. «Le président Karamé», répond Touma. Matar demande alors: «Y a-t-il donc un changement? Est-ce vous qui allez accomplir l’opération?». Et l’autre s’écrie: «Vous m’étonnez. Après tout ce qu’il vous a fait et ce qu’il a fait au pays! C’est une calamité cet homme». Matar raconte à la cour qu’à ce moment, il a senti qu’il se trouvait dans une impasse. Il était si troublé que Touma lui demande de se détendre et de mettre en marche son émetteur pour écouter les avions. Là, l’inculpé arrive à un point crucial de sa version, car dans l’acte d’accusation, le poste Geneva a un rôle décisif puisqu’il permet d’identifer les hélicoptères survolant la côte ce matin-là. D’ailleurs, au moment où passe le premier avion, tous deux entendent à travers l’émetteur «Proceeding to Adma» et comprennent que ce n’est pas celui du président Karamé qui doit décoller d’Adma vers Tripoli puis de Tripoli vers Beyrouth. Matar explique ainsi longuement à la cour que son émetteur ne permet qu’une communication entre ses propres pilotes et donc entre les avions qui relèvent de sa base à Halate. S’ils entendent cette phrase «Proceeding to Adma», c’est que, selon lui, quelqu’un à la base de Halate a dû interroger le pilote sur sa destination. Interrogé avec précision par le juge Riachi, Matar explique ensuite que cet émetteur n’a été d’aucune aide pour l’identification de l’hélicoptère à bord duquel se trouvait le président assassiné. Selon lui, si Touma a insisté pour qu’il l’amène avec lui, c’est pour lui donner l’illusion qu’il avait joué un rôle déterminant et donc, pour mieux le tenir et le faire taire. Car, pour le brigadier, Touma tenait à sa présence, afin de l’obliger à se taire, car, toujours selon sa propre analyse des faits, ce dernier aurait regretté de lui avoir parlé du projet. D’autant qu’une fois l’assassinat accompli, Matar se serait rendu chez ses supérieurs pour leur donner les informations en sa possession. Or, il pense que Touma ne voulait pas de cela et il n’aurait rien trouvé de mieux que de l’emmener à bord du bateau afin de l’obliger à se taire, ce qu’il a d’ailleurs fait parce qu’il avait peur. Mais plus tard, pourquoi n’a-t-il pas parlé lorsque les milices ont été dissoutes et les FL démantelées? «J’avais encore peur. Pas de Touma, mais des parties ou personnes impliquées dans cette affaire et qui n’ont pas été démasquées». Le procureur Addoum demande que soit notée cette phrase et le président Honein demande à Matar de préciser sa pensée. Le brigadier explique alors que l’attentat comporte plusieurs étapes: l’identification du trajet et de l’hélicoptère, le fait de placer l’explosif à bord du Puma (à ce sujet, rappelons qu’on ignore toujours l’identité de la personne qui a piégé l’hélicopètre) et enfin le fait de presser la radiocommande. Lui-même n’a assisté qu’à la dernière étape, lorsque, selon sa version, Ghassan Menassa, qui se trouvait à l’arrière du yacht, a pressé le bouton de la radiocommande à plusieurs reprises et pendant une trentaine de secondes pour faire exploser l’hélicoptère. Mais il ne sait rien des autres étapes. Selon lui, celles-ci supposent que des ordres n’aient pas été respectés à la base d’Adma — d’où est en principe parti l’hélicoptère transportant le président Karamé — où les avions devaient être soumis à une surveillance constante. Bref, Matar laisse entendre qu’il doit y avoir d’autres parties impliquées dans cette affaire, ou en tout cas des complicités non identifiées et c’est elles qu’il craignait. Et c’est pour cette raison qu’il se serait tu pendant tout ce temps. Il reconnaît ensuite qu’il touchait occasionnellement des sommes d’argent de Ghassan Touma, au total 9 ou 10.000 dollars, jusqu’au début du premier clash entre l’armée et les FL (mars 1989). Il précise aussi que Roger Tamraz a remis à la base de Halate des équipements d’une valeur de 1,8 million de dollars avec l’approbation du général Aoun. Selon lui, si les FL, par la personne de Touma, lui remettaient une aide financière, c’est parce qu’elles tenaient au maintien de cette base puisqu’elles brandissaient le slogan «Halate hatmane». Le président Honein mais aussi le magistrat Riachi le harcèlent de questions et l’homme se perd un peu, invoque sa dépression et explique qu’il a dit un peu n’importe quoi au cours de ses interrogatoires devant le juge d’instruction et au cours de l’enquête préliminaire parce qu’il était troublé et qu’il tenait à la cohérence de ses propos et surtout, il ne voulait pas contredire les autres personnes interrogées, notamment l’autre inculpé Antoine Chidiac. Il se fait tard et la cour décide de lever l’audience. Matar se reposera une semaine avant de subir les questions du parquet puis de la partie civile et de la défense. Nul ne l’épargnera, tant ce qu’il a à dire est capital pour la suite du procès. Scarlett HADDAD
Avec l’audience d’hier, le procès de l’assassinat du premier ministre alors en exercice, M. Rachid Karamé, est enfin entré dans le vif du sujet. Certes, pendant les premières heures de la séance, l’affaire dite Pakradouni a occupé les présents, provoquant certaines confrontations entre le président du tribunal, M. Mounir Honein, et MM Edmond Naïm et Karim Pakradouni....