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Actualités - REPORTAGE

Affecté par la crise sociale et financière L'enseignement privé sortira-t-il affaibli de la tension politico-économique qui l'entoure ?

Entre les problèmes économiques et les tensions politiques, l’enseignement privé se bat aujourd’hui pour préserver son identité et la qualité d’éducation qu’il transmet à ses élèves. Les deux problèmes qui se posent à lui sont désormais clairs: la hausse vertigineuse des salaires et la crise économique qui fait que les parents règlent de plus en plus difficilement les scolarités. Mais ce n’est pas tout: une tension continuelle envenime les relations entre le secteur privé et l’Etat. Est-ce qu’il y aurait, comme certains responsables pédagogiques l’affirment, une volonté chez certains dirigeants politiques de briser l’enseignement privé? Pour essayer de déterminer les conséquences de cette crise sur les écoles, mais aussi sur l’ensemble du système éducatif du pays, nous avons interrogé un certain nombre de directeurs d’établissements privés (de catégories différentes), qui ont bien voulu nous exposer la situation.
C’est la sauvegarde de la liberté d’enseignement qui préoccupe au plus haut degré les personnes concernées par le dossier, tant au niveau des forces vives du pays et des pôles d’influence que des classes populaires. A ce sujet, Mgr Boulos Matar, archevêque maronite de Beyrouth, a commenté l’affaire dans un de ses discours: «Nous ne voulons pas au Liban entretenir une crise latente de méfiance entre les deux secteurs (public et privé) attelés l’un et l’autre au service de la culture. Au contraire, nous aurions besoin d’un homme comme le général De Gaulle qui a résolu la crise de l’enseignement libre en France en créant le Contrat d’association, qui instaurerait chez nous des liens franchement positifs entre l’Etat et l’Ecole libre, en considérant cette dernière, et une fois pour toutes, comme d’utilité publique».
De fait, la question de l’éducation, de par sa nature même, touche tous les pôles de la société comme l’illustre cette conversation impulsive entre deux usagers des transports en commun: et les conversations sur ce sujet vont bon train:
«— Les scolarités sont exorbitantes cette année.
— Pourquoi ne places-tu pas tes enfants dans un collège officiel?
— Je n’ai pas confiance dans le niveau.
— En tout cas, ces écoles privées sont beaucoup trop chères. Ce sont des mines d’or pour leurs propriétaires!»
Ces propos, apparemment anodins, échangés entre un chauffeur de taxi-service et son client, renferment tous les clichés dont l’imaginaire populaire se nourrit en matière d’écoles. Mais cette idée très vague que tout le monde, à peu près, se fait à ce sujet ne peut pas correspondre à l’entière réalité. Il ne faut pas être, en effet, un observateur très averti pour se rendre compte de la crise actuelle de l’enseignement au Liban. Et, face aux changements qu’elle entraîne inévitablement, et qui concernent l’ensemble de la société, un examen plus attentif de la question s’impose. Des entretiens avec des directeurs d’écoles privées (de différentes catégories) ont permis de situer la crise à tous ses niveaux: économique d’abord, mais aussi dans la relation avec l’Etat, les liens entre secteur public et privé qui oscillent entre complémentarité et rivalité...

Problèmes économiques

Sur la nature des problèmes économiques rencontrés aujourd’hui par les écoles, tous les responsables vous répondront invariablement que deux facteurs dominent: la hausse des salaires des enseignants survenue l’année dernière, et les scolarités impayées. Un directeur d’école catholique, qui a requis l’anonymat, fait état de 140 millions de livres de déficit pour l’année 96-97, soit presque l’équivalent d’un mois de salaires. «L’augmentation des salaires à effet rétroactif nous a posé d’énormes problèmes, puisqu’elle a été décidée en décembre 96 et qu’elle revenait à janvier de la même année», précise-t-il, «nous avons donc dû payer des sommes énormes pour l’année précédente». Le père Sélim Daccache, recteur du collège Notre-Dame de Jamhour, confirme: «Ce dont très peu de gens ont conscience, c’est que les hausses de salaires de l’année passée, ont eu l’effet d’un séisme sur l’enseignement, auquel administrations et parents ont été appelés à répondre».
L’autre grand problème est celui des scolarités: depuis quelque temps, de plus en plus de parents trouvent de la difficulté à régler la facture de l’école. Le constat est unanime, mais les conséquences sur les écoles sont plus ou moins graves selon leur dimension et leur clientèle. Certaines perdent des élèves, d’autres sont obligées d’offrir de plus en plus d’aides et de faciliter le paiement, afin d’assister les parents en difficulté.
Dans la catégorie d’écoles qui ont perdu une partie de leurs effectifs, nous avons interrogé Mme Salma Fayad, directrice des écoles Saint-Antoine à Aïn Rammané et Saint-Georges à Bsalim. De ces deux écoles appartenant à l’évêché orthodoxe du Mont-Liban, la seconde supporte assez bien la crise. Mais on ne peut pas en dire autant de la première: «Saint-Antoine a toujours eu une clientèle d’un milieu populaire, explique-t-elle. Or ces gens-là se trouvent aujourd’hui incapables de payer leur dû. Non seulement nous avons un déficit de 82 millions de livres sur un total de 400 millions de livres, soit un cinquième, à cause de factures impayées, mais nous avons également perdu 80 élèves qui ont intégré le secteur public». Elle poursuit: «Il faut par conséquent admettre que l’école Saint-Antoine puisse ne pas survivre cette année».
Autre cas: les Makassed. Le directeur général de l’éducation et de l’enseignement de ce groupe d’écoles de mission islamique, M. Rafic Eido, expose la situation: «Nous avons 11 écoles primaires et 8 lycées à Beyrouth, et 42 écoles primaires dans les mohafazats, soit un total de 22 mille élèves. Nos écoles primaires sont gratuites (300 mille livres payées par les parents, et la même somme versée par l’Etat), alors que nos lycées sont payants (un million six cent mille livres de scolarité). Nous perdons régulièrement 40% de nos élèves entre le primaire et le complémentaire. Ces élèves sont récupérés par l’école publique. Mais nous leur aurons au moins assuré une bonne formation au départ». En cas d’augmentation, M. Eido a précisé qu’une partie est alors prise en charge par les parents, l’autre par l’école. «Bien que l’école soit continuellement en déficit, nous trouvons toujours des fonds d’aide du Liban et de l’étranger, parce que nous sommes une association philanthropique à la base», a-t-il ajouté.
A Jamhour, le R.P. Daccache a admis que son collège n’a pas perdu d’élèves (au contraire, leur nombre est passé de 2772 l’année passée à 2812 cette année), malgré les difficultés que plusieurs parents éprouvent à payer les scolarités (2,8 millions de livres environ). A propos d’écoles en difficulté, le R.P. Daccache les groupe en trois catégories: «Les écoles jouissant d’une certaine notoriété ne sont pas très touchées par le problème. Les écoles stables n’ont pas énormément perdu. Mais les établissements qui ont une clientèle plutôt populaire risquent la fermeture». M. Eido va même plus loin: «Cette crise économique va permettre de ramener l’école privée à sa dimension normale. Elle avait pris trop d’importance pendant la guerre, et certains établissements scolaires qui ont été créés ne sont pas dignes de ce nom. Je crois que ce sont ces petites écoles qui vont fermer, alors que les grandes familles d’écoles subsisteront».
Le directeur d’une école privée laïque dont la scolarité est élevée, nous a confié que, pour la première fois, les parents montrent des signes d’essoufflement. Quelques-uns ont retiré leurs enfants de l’école pour les inscrire dans un collège où la scolarité serait moins coûteuse. Cette remarque confirme un fait: il n’y a aucune classe sociale qui ne soit touchée par le problème. Mais ce directeur ne pense pas que l’école privée en général court un grand danger.

Aides aux parents

Il est évident que, malgré leurs propres problèmes financiers, les établissements privés ne peuvent rester insensibles aux difficultés des parents, sauf exception bien sûr. Une source bien informée du secrétariat des écoles catholiques nous a révélé que les aides (sous différentes formes) qui sont présentées aux parents sont aujourd’hui plus importantes que par le passé. «Pour l’ensemble des écoles catholiques, en tout 160 établissements, les réductions sur les scolarités ont atteint l’an dernier le chiffre de 22 à 23 milliards de livres, sans compter les 45 milliards de livres qui n’ont pas été payées», précise cette source.
Les responsables interrogés confirment que l’aide aux parents est plus substantielle de nos jours. Le R.P. Daccache explique: «Nous avons toujours eu dans les 300 boursiers qui s’acquittent de 50% de la facture; leur nombre n’a pas augmenté récemment. Mais de plus en plus de parents nous demandent de patienter, et d’échelonner les scolarités sur toute une année. Ils tiennent cependant tous à payer en définitive. Quant à l’école elle-même, elle récupère une partie de ses pertes par des aides qui lui arrivent: d’une part, l’amicale des anciens (mutuelle de bourses) prend en charge 60 à 70 boursiers; d’autre part, une association française nous vient aussi en aide. Finalement, les parents peuvent collaborer en payant, s’ils le peuvent, une scolarité plus chère que la normale, dans le cadre de notre système qui offre trois montants possibles, A, B et C (les B et C représentant des sommes plus élevées). Environ 10% des parents optent pour les deux dernières».
Quant à Mme Fayad, elle avoue volontiers faire «autant d’activités sociales que d’éducation». «Je reçois régulièrement les parents qui me racontent leurs difficultés, ajoute-t-elle. Je les aide autant que possible car j’ai la conviction que c’est aussi une des fonctions de l’école. Les moyens d’assistance pratique sont limités ces temps-ci: nous échelonnons les scolarités, qui ne sont pourtant pas du tout élevées (1,65 million pour le primaire et 1,85 pour le secondaire). Certains groupes nous viennent en aide, comme l’évêché des Etats-Unis (qui parraine environ 600 enfants dans tout le Liban) et des associations franco-libanaises (notamment l’association Saint-Basile). Mais le montant des aides est bien en deçà de celui qui nous parvenait en temps de guerre».
Ces systèmes d’échelonnement, de mutuelles, parfois de réductions, sont aujourd’hui pratiqués discrètement dans tous les collèges qui se respectent et qui assistent les foyers dans leurs difficultés. Deux constatations s’imposent d’emblée:
1. Les écoles sont plus coopératives qu’il y a quelques années (au niveau strictement financier).
2. Il y a aujourd’hui plus de solidarité entre les collèges, surtout les grandes familles d’écoles. En effet, les responsables interrogés nous ont révélé l’existence d’un comité formé de représentants de toutes les grandes institutions privées (musulmanes et chrétiennes), qui se réunit périodiquement depuis deux ou trois ans. Le but de ces réunions est de rapprocher les points de vue et d’adopter une même politique vis à vis de l’Etat.
Nous avons nettement l’impression que l’enseignement privé est aujourd’hui en plein combat, un combat de survie pour certains, et un combat pour préserver la spécificité de l’enseignement libanais pour d’autres. Un combat, aussi contre certaines forces qui, selon les témoignages, chercheraient à affaiblir le secteur de l’enseignement privé...

Relation avec l’Etat

La liberté d’enseignement est protégée par la Constitution. En effet, l’article 10 stipule ce qui suit: «L’enseignement est libre en tant qu’il n’est pas contraire à l’ordre public et aux bonnes moeurs et qu’il ne touche pas à la dignité des confessions. Il ne sera porté aucune atteinte au droit des communautés d’avoir leurs écoles, sous réserve des prescriptions générales sur l’instruction publique édictées par l’Etat». Cela veut dire que l’Etat devrait être le partenaire de l’enseignement privé (et vice-versa), en temps de prospérité comme en temps de crise. Comme nous l’a confié un responsable pédagogique: «La prospérité de l’un est un indicateur de la prospérité de l’autre, le Liban étant très dépendant de son élite cultivée, qui est son principal capital». Or la question se pose aujourd’hui: quelle est la position de l’Etat face aux difficultés actuelles du secteur privé? Si solution à la crise de l’enseignement il y a, passe-t-elle par le privé, ou seulement par la réhabilitation des écoles publiques?
Outre les questions financières (que tout le monde connaît très bien), les responsables ont l’impression que d’autres dangers guettent les établissements privés. Le secrétariat des écoles catholiques nous a révélé avoir eu vent d’un projet de loi (dont elle n’a pas défini la teneur) qui «permettra à l’Etat d’avoir un contrôle direct sur la gestion des écoles privées, sous prétexte de protéger les intérêts des parents».
Ces appréhensions sont partagées par la plupart des directeurs. Le R.P. Daccache parle même d’une modification possible de la loi 515 sur l’organisation des budgets scolaires, devant permettre un contrôle plus étroit des finances des écoles. «Aujourd’hui, l’école consacre 35% de son budget aux frais généraux. Si l’Etat fait baisser ce taux, les établissements risquent l’asphyxie, et ne peuvent plus améliorer leur performance. Est-il permis de nous traiter comme si nous étions juste là pour piller les gens, sans considération pour les nécessités de l’éducation?»
Ce que certains considèrent comme une menace de mainmise de l’Etat n’est pas le seul objet d’appréhension de la part des responsables d’écoles. La perte d’un bon nombre d’enfants au profit des écoles officielles inquiète les uns, mais semble tout à fait normal pour les autres. M. Eido, des Makassed, a une position extrêmement claire à ce sujet: «Pendant la guerre, le nombre d’élèves abrités par le secteur privé a dépassé les limites du possible. Il est tout à fait normal que le secteur public reprenne ses fonctions parce qu’il est une nécessité nationale. Seules les grandes familles d’écoles privées résisteront à cette étape difficile, mais elles sont aussi, précisons-le, les plus dévouées à l’éducation».
Beaucoup d’efforts ont été fournis au niveau du secteur public, mais le plus gros reste à faire dans l’infrastructure et l’éducation, notamment au primaire. Un directeur nous a affirmé: «C’est la chance ou jamais que le secteur public fasse ses preuves, afin de gagner la confiance des citoyens». Mais généralement, les responsables interrogés relèvent le fait que l’école publique, malgré l’essor qu’elle connaît actuellement et la qualité de certains établissements, est assez peu préparée à relever le défi, surtout au niveau éducatif au sens large (formation de l’esprit, rendement des enseignants...)
Mais pour revenir au problème des relations entre l’école publique et l’école privée, les responsables insistent tous sur un point crucial: la complémentarité entre les deux secteurs pour un meilleur rendement, sans que l’un écrase l’autre... M. Eido insiste sur «l’équilibre crucial entre les enseignements public et privé, les expériences de l’un profitant à l’autre». Le R.P. Daccache aussi pense que «l’émulation entre les deux secteurs ne peut être que bénéfique pour l’ensemble de l’éducation dans le pays, et la préservation des libertés».
D’ailleurs, un bon exemple de coopération entre les deux secteurs a été donné lors de la création des nouveaux programmes, auxquels directeurs et professeurs du privé ont activement participé. Ces programmes sont unanimement perçus comme un «grand saut qualitatif», bien que trop ambitieux et vagues (surtout pour le programme de philosophie et civilisations) aux yeux de certains.
L’amélioration du secteur officiel ne passe donc pas par un affaiblissement du privé, et vice-versa. Mais l’Etat s’en tiendra-t-il à ce principe, bien que la Constitution protège la liberté de l’enseignement? Nous avons soulevé, pendant les entretiens, l’idée d’une subvention par l’Etat de l’école privée, bien qu’un tel projet paraisse invraisemblable dans la politique actuelle du gouvernement.
M. Eido pense que «les parents ont droit à une subvention puisqu’ils sont en tout cas contribuables». Le directeur d’un établissement d’un niveau social élevé s’est déclaré en faveur d’une subvention de l’Etat capable, selon lui, de résoudre une partie des problèmes, et de préserver la liberté de choix. Le R.P. Daccache, bien qu’il approuve le principe, a cependant exprimé la crainte qu’«un système de subvention ne limite la liberté de mouvement de l’école». Quant à la source du secrétariat des écoles catholiques interrogée, elle a jugé qu’«une subvention de l’Etat n’est pas réaliste pour le moment, et nous refusons de voir nos écoles traitées à la manière des établissements semi-gratuits, qui viennent d’encaisser en 97 les scolarités de 95, versées par l’Etat».
Pour conclure, on peut se demander quelle idéologie est à la base de l’incertitude qui entoure aujourd’hui l’avenir de l’enseignement privé. L’inquiétude à ce propos est-elle justifiée? Et, quel que soit le cas, un directeur précédemment cité se demande: «Pourquoi le gouvernement s’acharne-t-il invariablement à soulever les questions de scolarités (préparatifs, lois et autres), dans les semaines qui précèdent la rentrée, plutôt que de les étudier à tête froide?»

Suzanne BAAKLINI
Entre les problèmes économiques et les tensions politiques, l’enseignement privé se bat aujourd’hui pour préserver son identité et la qualité d’éducation qu’il transmet à ses élèves. Les deux problèmes qui se posent à lui sont désormais clairs: la hausse vertigineuse des salaires et la crise économique qui fait que les parents règlent de plus en plus...