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Actualités - REPORTAGE

La justice au Liban : des lacunes, des tentations politiciennes, mais un effort certain de redressement

Victime ou bourreau? A la veille de l’adoption des nominations tant attendues qui marqueront l’ouverture effective de l’année judiciaire, la justice libanaise est de nouveau sur la sellette. Est-elle vraiment à la solde des politiciens, comme le laissent entendre certaines parties et tous ceux qui ont eu à pâtir de ses verdicts? Est-elle paralysée par ses manques et manipulée par les responsables réels ou occultes de la nation, comme certains faits pourraient porter à le croire? Et, enfin, faut-il désespérer de la justice au Liban? Autant de questions qui taraudent de nombreux Libanais et auxquelles il est difficile de répondre objectivement, tant le thème est délicat.
Laissons d’abord parler les chiffres: selon le ministre de la Justice, M. Bahige Tabbarah, il y a actuellement 345 magistrats en poste, dont 20 sont nommés hors du cadre (tels que le juge Assaad Diab placé à la tête de l’UL).
Ainsi, 325 magistrats doivent occuper les 497 postes existant au sein de la magistrature. Toujours selon le ministre, il en faudrait en fait 515, afin d’avoir des magistrats en réserve. C’est dire que nous sommes loin du compte.
Pourtant, il y a 5 ans, il n’y en avait plus que 250, en raison d’une vague de démissions au sein de la magistrature due à la situation financière des juges qui touchaient les plus bas salaires de la fonction publique.

Une amélioration
substantielle des salaires

Dès sa nomination au portefeuille de la justice, le premier objectif du ministre Tabbarah a été d’améliorer les conditions financières des magistrats afin d’arrêter l’hémorragie. Il a d’abord obtenu la séparation de leur échelle de salaires de celle des autres fonctionnaires de l’Etat. Aujourd’hui, le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) touche ainsi un salaire identique à celui d’un ministre (3 millions de LL), ainsi que de nombreuses indemnités assurées par la caisse mutuelle des magistrats qui rembourse les frais de scolarité et d’études universitaires des enfants des magistrats ainsi que les soins de santé et les frais d’hospitalisation. Le magistrat stagiaire, tout frais sorti de l’Institut d’études juridiques, touche un salaire de 900.000 LL et, tous les deux ans, il monte automatiquement en grade. A partir du 16e, il commence à toucher un salaire de 1.800.000 LL et à bénéficier des services de la caisse mutuelle des magistrats. Celle-ci est alimentée chaque année par l’Etat qui lui fournit la somme de 4 milliards de LL et par les frais des taxes judiciaires de chaque procès, dont 20% y sont versés automatiquement.
C’est dire, qu’aujourd’hui, les magistrats peuvent mener une vie décente, leur assurant une certaine indépendance, sans toutefois les plonger dans le luxe.
Si cette amélioration, qui devrait se maintenir, en dépit de la politique d’austérité du gouvernement et qui pourrait même se préciser par l’adoption de projets de crédits de logements pour les magistrats, a permis de stopper la vague de démissions au sein de la magistrature, elle est encore insuffisante pour permettre d’atteindre un nombre suffisant de magistrats.
C’est qu’un avocat préfère généralement faire carrière dans son domaine, où un procès réussi peut lui rapporter l’équivalent du salaire annuel d’un magistrat.
Le CSM ne compte donc pas trop sur l’attrait financier pour attirer les étudiants vers une carrière au sein de la magistrature, se contentant de leur promettre, à ce niveau, une vie décente, préférant miser sur le prestige de la fonction.

Plutôt la démission
que le scandale

Un prestige toutefois sérieusement entamé par les années de guerre et, aujourd’hui, par les déclarations et les interventions des politiciens en mal de démagogie. Car, le plus souvent, ceux qui critiquent violemment la justice sont ceux qui traînent le plus fréquemment dans l’immense salle des pas perdus du Palais de justice, en quête d’un service généralement peu légal. On raconte même, dans les couloirs du palais, qu’un membre du parquet militaire, connu pour son franc parler, aurait renvoyé sans autre forme de procès (c’est le cas de le dire) un député venu réclamer la remise en liberté d’un de ses électeurs potentiels en lui déclarant: «Pourquoi voulez-vous être élu par les voyous?»
Naturellement, ce genre d’incident n’arrive pas souvent. Du moins aussi souvent que l’exigerait l’indépendance de la justice. D’ailleurs, des sources judiciaires estiment que 20% des magistrats seraient sensibles à certaines pressions. Ils seraient naturellement identifiés par les membres du CSM. Mais comment les empêcher d’agir? D’une part, il n’est pas facile de les surprendre en flagrant délit et, d’autre part, l’Inspection judiciaire ne peut ouvrir une enquête de son propre chef et sur la base de simples rumeurs.
L’Inspection judiciaire doit être saisie d’une plainte contre un magistrat pour pouvoir ouvrir une enquête. Or, c’est bien rare que cela se produise et, lorsque c’est le cas, on trouve rarement des preuves concrètes contre les magistrats mis en cause. Si la corruption d’un magistrat est établie, il est déféré devant le Conseil disciplinaire qui prend les sanctions qu’il juge justifiées. Il est toutefois très rare qu’un magistrat soit expulsé du corps de la magistrature. En général, on lui suggère de démissionner pour éviter le scandale. C’est ce qui serait arrivé pour trois magistrats dont la réputation était plus ou moins compromise. Selon des sources judiciaires, trois personnes auraient été spécialement engagées, il y a quelques années, pour compromettre trois magistrats, tout en étant munies d’enregistreurs pour capter la conversation et obtenir ainsi la preuve qu’ils ont accepté des sommes d’argent pour donner des verdicts «orientés».
Confrontés avec l’enregistrement de ces conversations compromettantes, les trois magistrats ont été sommés de présenter leur démission, afin d’éviter le scandale. De même, un autre magistrat aurait été récemment déféré devant le Conseil disciplinaire pour avoir fait des déclarations intempestives à la presse et il aurait reçu un blâme sévère pour cela.
Toutefois, ces démarches restent discrètes, le CSM ayant pour principal souci de préserver la réputation de la justice. Il cherche ainsi à épurer ses propres rangs loin des projecteurs de l’actualité, estimant que la divulgation de ces faits dans les médias causerait énormément de tort à la justice, déjà bien malmenée par les politiciens.
Est-ce à dire que le CSM protège les magistrats corrompus? «Nullement, répond une source judiciaire. Il fait de son mieux pour neutraliser l’action des magistrats dont la réputation n’est pas sans tâche et le dernier train de nominations, qui doit être adopté incessamment, reflète ce souci. Mais il n’est pas question de médiatiser ce genre d’action...»
La hantise des membres du CSM est justement de préserver la crédibilité du corps de la magistrature en évitant l’étalage du linge sale. D’autant que, selon la même source, les juges sont sans cesse pris à partie par les avocats qui perdent un procès et commencent à tenir des conférences de presse mettant en cause la justice ainsi que par les politiciens qui souhaitent se faire une clientèle en rendant des services illégaux aux électeurs potentiels. Or, les magistrats n’ont pas le droit de se défendre ou de défendre leurs verdicts, puisque la justice n’a pas de droit de réponse, le juge étant tenu par le secret de l’instruction, secret qu’il est parfois contraint de briser tant son enquête devient la cible de critiques souvent programmées par des parties lésées.

Des projets pour
combler les lacunes

Pour cette source judiciaire, il faut laisser le CSM travailler dans le calme. Ses membres sont conscients des failles et des tentations qui peuvent guetter certains magistrats, mais la solution à leurs yeux n’est pas dans la médiatisation. D’autant que, vu le nombre limité de magistrats, il n’est pas possible pour le moment de procéder à une épuration radicale des rangs.
Dans ce cas, il n’y aurait donc pas de solution? «Si, mais elle prendra du temps», explique la même source judiciaire. Car non seulement il y a un manque de magistrats, mais il y a surtout peu de magistrats ayant de hauts grades et étant par conséquent susceptibles d’assumer de hautes fonctions. (Ce n’est qu’à partir du sixième grade qu’un juge peut être nommé dans une Cour de cassation). Or, l’Institut d’études juridiques ayant cessé de fonctionner pendant la guerre, il y a désormais de jeunes magistrats et d’autres proches de l’âge de la retraite. C’est d’ailleurs pourquoi le ministre Tabbarah avait proposé de proroger l’âge de la retraite de certains magistrats de deux ans jusqu’à l’an 2001, ainsi que l’annulation des tribunaux de première instance (qui regroupent chacun trois magistrats) pour les remplacer par les juges uniques et gagner ainsi deux magistrats par tribunal qui seraient nommés ailleurs et accéléreraient le cours de la justice, alourdi par les 200.000 procès qui attendent d’être jugés. Ces projets attendent toujours dans les tiroirs de la Commission parlementaire de l’Administration et de la Justice. Le ministre avait aussi proposé de nommer à la magistrature certains avocats chevronnés (une trentaine). Ce qui pourrait aussi permettre de combler quelques lacunes. «Ce n’est certes pas une solution radicale, estime la source, mais elle aurait aidé à parer au plus urgent, le temps d’assurer une relève».
Des sources judiciaires pensent que les projets du ministre de la Justice pourraient être examinés prochainement par la commission parlementaire, car, selon elles, il n’y a pas d’autres solutions pour le moment, quitte à n’en adopter qu’un ou deux.
En matière de justice, il ne faut donc pas s’attendre à des miracles, disent les spécialistes. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut tout condamner en bloc. Selon eux, il y a un effort certain et sincère de la part du CSM pour redorer le blason de la justice. Or, c’est loin d’être une entreprise facile, surtout dans une atmosphère politique aussi troublée. «D’ailleurs, s’écrie un conseiller juridique, y a-t-il une justice réellement idéale dans le monde? Regardez ce qui se passe en France avec le procès de Maurice Papon et les prouesses judiciaires du parquet et des tribunaux pour pouvoir le juger, simplement parce que l’opinion publique veut un bouc émissaire et qu’il est le seul disponible?»
Le plus sûr serait donc d’éviter les pressions qu’elles soient politiques, populaires ou autres. Mais est-ce possible dans un pays comme le Liban qui n’en finit plus de se débattre avec ses fantômes, ses mauvais esprits et une situation régionale complexe? En tout cas, il faudrait pour cela une grande maturité aussi bien au niveau de la population que de la classe politique. En sommes-nous là?

Scarlett HADDAD
Victime ou bourreau? A la veille de l’adoption des nominations tant attendues qui marqueront l’ouverture effective de l’année judiciaire, la justice libanaise est de nouveau sur la sellette. Est-elle vraiment à la solde des politiciens, comme le laissent entendre certaines parties et tous ceux qui ont eu à pâtir de ses verdicts? Est-elle paralysée par ses manques et...