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Actualités - OPINION

Tribune Solidère, les malais et nous

Les rumeurs faisant état d’une volonté gouvernementale de transmettre au Parlement une proposition de loi autorisant tous les étrangers à acquérir des biens fonciers sans limitation de superficie sont devenues trop insistantes pour ne pas être prises au sérieux. De subtiles manœuvres ont déjà été engagées pour abuser l’opinion, et c’est la société Solidere qui semble avoir été chargée de servir de fer de lance pour préparer le terrain à la réalisation d’un projet menaçant gravement l’intérêt général. Le lancement illégal sur le marché international, de «certificat de dépôts» (GDR) pour une partie de ses actions, a en effet constitué une première initiative, d’inspiration officielle, ouvrant la voie à la spéculation foncière étrangère au Liban. Alors que la loi 117 autorisant la formation de Solidere excluait formellement toute participation étrangère non arabe à son capital, des actions totalisant 100 millions de dollars ont été ainsi placées et cotées sur la Bourse de Londres.
Dès l’annonce de cette opération et ayant décidé non seulement de dénoncer la violation flagrante de la loi que constituait l’émission de ces GDR, mais aussi d’attirer l’attention sur ses probables conséquences, j’avais prévenu, dans ces mêmes colonnes, que les certificats de dépôts devant être introduits à la Bourse de Londres, «tout mouvement sur cette place affecterait sans aucun doute la cotation à la Bourse de Beyrouth». Or cela s’est produit très récemment lorsqu’à la suite de je ne sais quelle obscure manipulation, le cours du certificat de dépôt, correspondant à une action A, s’est élevé à Londres à 16,5 dollars alors qu’il n’était pour cette même action A que de 10,5 dollars à Beyrouth.
Un marché restreint à 100 millions de dollars, par conséquent aisément manœuvrable, a pu ainsi déclencher une considérable réaction (plus de 30% jusqu’ici de hausse) sur le marché principal de près de 1800 millions de dollars. S’il est vrai par ailleurs que la quasi totalité des GDR a été souscrite par des institutionnels et que la souscription n’avait recueilli au départ que 70 millions de dollars, il resterait à déterminer l’identité du ou des souscripteurs des 30 millions restant pour déceler l’origine et les raisons de ces mouvements spéculatifs. S’agirait-il d’une simple opération boursière au bénéfice de quelques initiés, ou plutôt d’une démonstration tendant à prouver que l’ouverture du marché foncier libanais aux investisseurs étrangers arabes et occidentaux serait bénéfique pour les actionnaires de Solidere et plus généralement pour les plus importants des propriétaires fonciers libanais? Il est d’autant plus légitime et urgent de se le demander, que la presse a fait état récemment d’une promesse de vente d’un terrain de très grande superficie, consentie par Solidere au bénéfice d’un important acheteur étranger non arabe, ce qui laisse supposer naturellement l’existence d’un projet de modification de la législation en vigueur.
Lorsque le président Hariri, avant la formation de son premier gouvernement, suivait la préparation du projet que je dirigeais pour la reconstruction du centre-ville, il avait exprimé son étonnement devant l’importance que j’accordais aux études socio-économiques que nous entreprenions et aux scénarios prévisionnels qui les accompagnaient.
«Je ne comprends vraiment pas, m’avait-il dit, l’utilité de telles études. Que craignez-vous? Vous voulez prévoir la durée de l’opération pour connaître sa rentabilité? Et bien moi je peux immédiatement vous rassurer à ce sujet. De ce que vous venez de me dire, je retiens que la superficie totale des terrains constructibles dans le centre-ville représentera environ six cent mille mètres carrés. En supposant qu’il s’agisse de trois cents parcelles de deux mille mètres carrés, je m’engage personnellement à vous trouver en moins d’une semaine trois cents acheteurs du Golfe qui seront ravis d’investir six à sept millions de dollars chacun dans l’acquisition d’un terrain au centre de Beyrouth».
J’étais atterré, et entrepris aussitôt de lui expliquer la signification, les exigences et les séquences obligées d’un tel projet. La rénovation d’abord, la reconstruction à l’identique ensuite, et enfin les constructions nouvelles, devaient toutes tenir compte de la demande progressive de la part d’acheteurs ou de locataires désireux de s’installer au centre-ville. J’insistais aussi sur l’absolue obligation d’interdire toute spéculation foncière, et sur la nécessité de donner l’occasion au plus grand nombre de Libanais de reconstruire eux-mêmes leur ville afin qu’elle soit le reflet de leurs traditions et de leurs aspirations, qu’elle leur appartienne en propre.
«En un mot et compte tenu de tout cela, m’avait-il alors demandé, quelles sont vos prévisions sur la durée qu’il faudra pour reconstruire totalement le centre-ville?» Une vingtaine d’années dans l’hypothèse d’une croissance très favorable, lui avais-je répondu.
Tout souriant, il avait conclu l’entretien par ce dernier conseil: «Concentrez donc vos efforts sur la préparation des plans et les études techniques et laissez-moi le soin d’apprécier l’économie du projet et les délais d’exécution... que j’évalue à moins de dix ans... A chacun son métier...!».
A la suite de cet entretien, j’avais personnellement veillé à ce que la loi 117 ne batte pas en brèche la loi générale sur les ventes de terrains aux étrangers et à ce que le recours aux capitaux arabes ne soit autorisé que parce que la société foncière n’avait pour seule finalité que d’organiser et d’accélérer la reconstruction sans pouvoir rester propriétaire d’une quelconque parcelle de terrain dans le centre-ville ou ailleurs.
Six ans après, le chef du gouvernement actuel, qui est par ailleurs lui-même à la tête d’un énorme patrimoine foncier, ne semble pas avoir renoncé à ses conceptions initiales et cela me paraît singulièrement préoccupant. Sans doute impressionné par des exemples tels que ceux de Monaco, de Hong-Kong ou de Ryad, estime-t-il qu’une spéculation foncière débridée ne peut nuire au développement économique, mais qu’au contraire, elle doit l’accompagner et pourquoi pas la précéder.
Or ces exemples ne peuvent être les nôtres. La situation géographique du Liban, les caractères spécifiques et les traditions de sa population, sa vocation naturelle sont incompatibles avec de tels modèles. Les prix des terrains y sont suffisamment élevés pour qu’ils ne deviennent pas prohibitifs, la place financière de Beyrouth est déjà suffisamment exposée pour qu’elle n’offre pas aux mafias de toutes origines un refuge et un marché supplémentaire au blanchiment de leur argent sale. Autant les investissements productifs étrangers y sont bienvenus, autant la main mise de la finance internationale sur sa propriété foncière doit y être strictement interdite. Ses habitants, quels que soient leurs revenus, doivent être en mesure de disposer de leur territoire pour leurs maisons, leurs équipements sociaux et culturels, leurs exploitations agricoles, leurs bureaux, leurs ateliers et leurs usines. Et cela à des prix compatibles avec leurs moyens.
Ignorer ces évidences reviendrait à aliéner définitivement l’avenir de notre pays.

Henri EDDE

Ancien ministre, ancien
président de l’Ordre
des ingénieurs

(1): Presque la moitié du site 1 des remblais, c’est-à-dire trois hectares, a été déjà vendue à des Malais et à des investisseurs libanais (Magazine du 25 juillet 1997). Cette information non démentie à ce jour, est à rapprocher de celle parue le 2 août 1997 dans l’Orient-Le Jour confirmant la signature avec M. Nabil Sawabini, directeur de la société Middle East Capital Group, d’un «accord» aux termes duquel Solidere vend à la société Park View Reality Company SAL un bien-fonds situé sur les remblais pour l’édification d’un complexe de bureaux estimée à 45 millions de dollars. Pour être réalisée, cette vente qui dépasse sans nul doute de très loin la superficie pouvant être acquise par des ressortissants ou des sociétés arabes, suppose d’après la loi en vigueur, que le capital de la société en question soit à 100% libanais.
Les rumeurs faisant état d’une volonté gouvernementale de transmettre au Parlement une proposition de loi autorisant tous les étrangers à acquérir des biens fonciers sans limitation de superficie sont devenues trop insistantes pour ne pas être prises au sérieux. De subtiles manœuvres ont déjà été engagées pour abuser l’opinion, et c’est la société Solidere qui...