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Actualités - OPINION

Jeux de vilains.

Bien plus qu’une simple redistribution des cartes, c’est un véritable changement qualitatif dans le panorama conflictuel du Proche et du Moyen-Orient que semble annoncer la récente mise sur pied d’un Axe turco-israélien. Bien que revêtant pour le moment un caractère résolument militaire, cette alliance enfonce plus d’une barrière politique ou psychologique, en effet: cela dans une partie du monde vouée à l’instabilité par la profusion de prophètes et de généraux qui s’y agitent et où les frontières étatiques, vieilles de quelques décennies seulement, ne jouissent pas toutes de la rassurante patine des siècles.
Dans son contenu militaire, la coopération établie il y a quelques semaines entre Ankara et Tel-Aviv repose sur la transaction suivante: Israël va se charger de remettre à neuf les chasseurs-bombardiers Phantom et les chars turcs, tous engins de fabrication américaine; en plus de ce juteux contrat l’Etat hébreu, doté d’une aviation surpuissante mais dont l’espace aérien est exigu, est autorisé à évoluer au-dessus de l’immense territoire de la Turquie. Cet arrangement place donc l’aviation d’Israël en situation idéale pour frapper en profondeur n’importe laquelle de ces cibles potentielles que sont la Syrie, l’Irak et l’Iran, tous les trois limitrophes de la Turquie. Et encore, tout cela n’est que la partie visible de l’iceberg, Turcs et Israéliens s’étant engagés à lutter de concert contre le «terrorisme»: entreprise impliquant nécessairement un échange de renseignements et, le cas échéant, des opérations clandestines contre certains de leurs voisins, en dépit des dénégations d’Ankara.
Cette alliance est en ceci remarquable, en outre, qu’elle fait de l’Etat juif le partenaire privilégié d’un grand pays musulman: musulman oui mais non islamiste, l’establishment turc — que coiffe l’armée — semblant prêt à tout en effet pour bouter hors du pouvoir le premier ministre Necmettin Erbakan, chef du parti fondamentaliste de la Prospérité (Refah). En même temps qu’était engagée une procédure légale visant à renverser le gouvernement accusé de trahir l’héritage laïque d’Ataturk, l’état-major a maintenu contre le gré d’Erbakan les manœuvres navales turco-israélo-américaines programmées pour l’été en Méditerranée; les militaires n’ont même pas pris la peine d’informer le premier ministre de l’expédition lancée à la mi-mai contre les séparatistes kurdes de Turquie, loin à l’intérieur du territoire irakien, et ils viennent de limoger des dizaines d’officiers fondamentalistes.
Face à la formidable coalition liguée contre lui, le Cabinet Erbakan paraît irrémédiablement condamné désormais, tant il est clair que les généraux ne permettront jamais que la Turquie devienne un nouvel Iran; mais ne risque-t-on pas de se retrouver dans une situation à l’algérienne? La question mérite d’être posée. Pour les autres peuples de la région en tout cas, la détermination des généraux turcs est d’autant plus inquiétante qu’elle trouve son pendant, à l’autre bout de cette alliance nouvelle, dans l’aventurisme d’un Benjamin Netanyahu qui, en moins d’un an de pouvoir, a réussi à vider de toute substance la conférence de Madrid puis l’accord d’Oslo, menant à l’agonie le processus de paix.
Plus encore que l’Iran qui n’est qu’indirectement impliqué dans le conflit du Proche-Orient et qui jouit par ailleurs d’une substantielle profondeur stratégique, la Syrie a tout lieu de s’alarmer de cette tenaille. Non content de rameuter les royaumes pétroliers du Golfe, Damas a enterré en hâte vingt ans de conflit idéologique avec Bagdad, et la normalisation entre les deux capitales est en bonne voie, avec l’annonce de la réouverture hier de deux postes frontaliers à vocation commerciale puis, par ricochet, d’un prochain rétablissement des relations diplomatiques libano-irakiennes. D’autant plus logique, au demeurant, serait une totale réconciliation entre la Syrie et l’Irak que les deux pays s’estiment grandement lésés par l’exploitation turque des eaux de l’Euphrate. Plus au Sud — et il n’est pas inutile de le relever — c’est la même question centrale de l’eau qui a mis à rude épreuve, il y a peu, le traité de paix jordano-israélien: en finissant il y a quelques jours par satisfaire partiellement Amman, Israël se serait-il ménagé ainsi une recrue en puissance, ce qui viendrait parachever l’encerclement physique de la Syrie? Et quelle serait la position finale de l’Egypte, déchirée entre son aversion pour Netanyahu et ses irréversibles engagements de paix qui la poussent à jouer, même sans trop d’illusions, les médiateurs?
C’est sur l’attitude des Etats-Unis, cependant, qu’il convient de s’interroger surtout: de ces jeux de vilains dont la région est depuis peu le théâtre Washington est-il réellement le chef d’orchestre ou seulement le surveillant, un pion un peu débordé qui à défaut de neutraliser les trublions se contente pour le moment de les encadrer?
Les arguments ne manquent pas, au service de l’une et l’autre de ces hypothèses. Le Pacte de Bagdad, le Traité central (Cento) et, plus récemment le projet d’alliance égypto-séoudo-israélien brandi au début des années 80 par le général Alexander Haig, traduisent tous certes la propension légendaire des Etats-Unis à favoriser l’émergence de blocs censés faire face tantôt à la «subversion communiste», et tantôt au péril intégriste. Il n’est pas impossible dès lors que l’Amérique, résignée à l’effondrement du processus de paix au Proche-Orient, escompte de l’épouvantail turco-israélien soit un assouplissement substantiel des positions arabes, qui serait obtenu par simple voie d’intimidation; soit alors un bouleversement des données sur le terrain qui ferait repartir la négociation sur de toutes nouvelles bases, au net avantage d’Israël.
On ne peut exclure en revanche qu’en prenant acte ostensiblement de l’échec de ses efforts de paix, l’Administration Clinton cherche aussi à fragiliser, au plan interne, ce même gouvernement Netanyahu qu’elle n’ose heurter de front; dans cet ordre d’idée, rien ne permet de croire que Washington a soudain cessé de voir en Damas la clé de tout règlement global dans la région et que la carotte ayant fait son temps, est venu maintenant le temps du bâton; de même l’élection du nouveau président de la République islamique, que d’aucuns vont jusqu’à qualifier de «Gorbatchev iranien», laisse croire que le moment serait bien mal choisi d’une épreuve de force militaire avec Téhéran. Au vu de tout ce qui précède, les Américains n’auraient donc rejoint Turcs et Israéliens que pour fixer les limites d’une gesticulation susceptible de mener beaucoup trop loin: «ménage à trois», commente à ce propos la revue américaine Time qui signale qu’Ankara ne s’est tourné vers Tel-Aviv pour le rafistolage de son matériel militaire qu’après s’être vu refuser les équipements ultramodernes que lui fournissaient généreusement les Etats-Unis, avant l’effritement de l’Union Soviétique.
L’unique superpuissance en lice est bien loin d’avoir instauré le nouvel ordre mondial tant promis. Mais de là à cautionner les désordres des autres...
Issa GORAIEB
Bien plus qu’une simple redistribution des cartes, c’est un véritable changement qualitatif dans le panorama conflictuel du Proche et du Moyen-Orient que semble annoncer la récente mise sur pied d’un Axe turco-israélien. Bien que revêtant pour le moment un caractère résolument militaire, cette alliance enfonce plus d’une barrière politique ou psychologique, en effet:...