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Actualités - OPINION

Opinion Le Saint-siège et le problème du Liban (photo)

La visite que le pape Jean-Paul II s’apprête à effectuer au Liban intervient dans un climat de malaise profond, entretenu par les craintes et les méfiances, exaspéré par les surenchères et par des déclarations stupéfiantes dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne se distinguent pas par la courtoisie du ton; mais qui, prenant délibérément l’allure de mises à l’index de l’adversaire idéologique coupable de crime de lèse-arabité, ont à défaut d’autre mérite celui de montrer à quel niveau et par rapport à quel ordre de valeurs se situent les problèmes du Liban d’aujourd’hui: les fondements de la société et d’un consensus durable entre ses différentes composantes, constituant une charte permanente au-dessus des aléas et des péripéties de la politique quotidienne, et préservée de ses misères, les garanties institutionnelles des droits et des libertés, la définition, enfin, d’une identité culturelle prenant en compte tous les éléments du patrimoine légué par l’Histoire, reconnue et assumée dans sa totalité, sans mutilations ni exclusives.
Que, dans ces conditions, la visite du souverain pontife, qui a déjà alimenté diatribes et invectives avec tout l’attirail d’une rhétorique que, par respect pour cette belle discipline, on s’abstiendra ici de qualifier, puisse difficilement se limiter à son seul aspect pastoral et apparaisse devoir comporter une dimension «politique», est l’évidence même; il en est ainsi toutes les fois où le pape décide de se rendre dans un pays que déchirent les conflits des nationalités, des cultures, ou même des idéologies et des visions éthiques, comme on a pu le voir en France à l’occasion de la célébration à Reims du baptême de Clovis; il avait suscité, dans les milieux attachés à une conception de la laïcité héritée de la tradition jacobine et du «petit père» Combes, des réactions où le ridicule le disputait au déplaisant. Confrontés à une grave déstructuration doctrinale, à des «visions» théologiques plus proches de Nietzsche et de Freud que des Pères de l’Eglise, à la sécularisation et au néo-paganisme qu’entretient et diffuse la culture contemporaine et qui trouvent appui dans l’appareil institutionnel des Etats de vieille tradition chrétienne, qui leur accordent la protection de leur ordonnancement répressif, même contre les droits les plus sacrés de la conscience individuelle, et, complétant un tableau déjà bien sombre, à un relâchement de la discipline tant dans le clergé séculier (voir par exemple l’affaire Gaillot) que dans les ordres religieux (les plus illustres n’étant pas les moins atteints), l’Eglise catholique et celui qui en assume la charge suprême n’ont pas, à l’aube du troisième millénaire de l’Incarnation, la partie facile: tout semble à recommencer, dans ce monde «chrétien» en pleine débâcle spirituelle, coupé de ses racines et de sa mémoire, devenu étranger à l’idée même du sacré sinon sous les formes les plus caricaturales et les plus aberrantes, et que sa culture technicienne privée d’âme rend bien moins capable d’accueillir le message de l’Evangile que le monde païen d’il y a deux mille ans, où l’annonce du «Dieux inconnu» fut reçue avec joie et amour d’un bout à l’autre de l’Empire romain en dépit des persécutions, et bien souvent à cause des persécutions et de l’irrécusable valeur apologétique du témoignage des martyrs, venant conforter la prédication de Clément, Potin ou Irénée. On eût souhaité que le combat de Jean-Paul II fût mieux compris de certains qui sont, malgré tout, les plus proches de lui.

Une vieille chrétienté

Au Liban, le pape trouvera une vieille chrétienté qui subit, comme tant d’autres, les contrecoups de la crise de civilisation du monde actuel (même si elle ne paraît pas toujours revêtir une égale acuité), mais aussi un pays qui doit faire face, dans des conditions difficiles, à des problèmes spécifiques qui commandent son avenir et sa survie même: celui des servitudes qui grèvent sa souveraineté, celui de ses structures institutionnelles telles qu’établies par l’échafaudage boîteux, au demeurant inappliqué, de Taëf, celui, enfin, de la sauvegarde de son patrimoine spirituel et intellectuel, dont dépendent, en ultime instance, ses raisons majeures comme nation et comme Etat, la justification de son existence, le sens et le cours de son destin.
La légendaire prudence de la diplomatie vaticane peut bien convaincre le souverain pontife de se montrer discret sur le premier point, aux implications régionales et internationales délicates – bien que le temps soit révolu où un Grégoire XVI (à qui l’on doit cette autre gaffe, monumentale et tragique, que fut l’«Affaire Lamennais») condamnait dans les termes les plus sévères l’insurrection polonaise de 1830 contre le souverain «légitime» du pays, le tsar Nicolas I!
Mais on voit mal Jean-Paul II cautionnant, fût-ce tacitement, une pseudo-démocratie «du nombre» où se résignant à l’étouffement, par le biais notamment de l’enseignement et de l’école, du pluralisme culturel dont le Liban est (pour combien de temps encore?) l’ultime refuge dans cet Orient arabe figé sur ses crispations. Le Saint-Père sait, pour l’avoir lu dans le plus sûr des maîtres, Thomas d’Aquin, et pour l’avoir lui-même vécu dans son propre pays durant les années sombres, que la culture constitue le «socle naturel» sur lequel s’édifie la vision chrétienne de l’homme et de l’univers, et faute duquel le reste a bien du mal à croître, ou même simplement à se maintenir, comme le prouve surabondamment le tarissement progressif des chrétientés d’Orient, partout sauf au Liban (en dépit de pertes irréparables).

Pluralisme culturel

Sur les fondements et la signification du pluralisme culturel dans ce pays, il est superflu de revenir ici; du reste, le recteur de l’Université Saint-Joseph, le R.P. Sélim Abou, vient de le rappeler, tout récemment encore, à l’occasion de la fête patronale de l’Université (Voir L’ORIENT-LE JOUR du 20 mars 1997), dans un discours qui, par les réactions passionnelles qu’il a suscitées dans certains milieux, montre, une fois de plus, que le vrai problème du Liban est bien là: dans le refus de reconnaître l’autre dans sa spécificité culturelle et dans ce qu’elle entraîne, et qui est le droit de choisir librement les références spirituelles, les axes fondamentaux qui organisent et orientent son existence, tant sur le plan individuel que dans sa dimension communautaire, comme membre de la société civile. Quant à l’intempestive démonstration de fanatisme à laquelle a donné lieu, de la part d’un dignitaire religieux, l’annonce de la prochaine visite – et qui a été désavouée par la grande majorité des représentants politiques et des chefs religieux de l’Islam libanais –, elle ne s’en inscrit pas moins dans la logique d’un univers mental séculaire, aux manifestations toujours récurrentes, où se retrouvent les coordonnées d’une vision théologique de «l’autre» dont on peut trouver l’illustration jusque chez un Ibn Khaldoun lui-même quand il parle, en des pages pourtant solidement documentées, des «Francs» ou des non musulmans en général. Le cas d’Ibn Khaldoun – mais on pourrait penser également, entre autres exemples, à un Ibn Jubeir – est d’autant plus significatif que cet anticipateur génial de la philosophie de l’histoire et de la sociologie politique modernes est un penseur exceptionnel par la vigueur de son esprit, l’ampleur de son horizon et la profondeur de sa réfléxion (1). Mais, rétorquera-t-on, n’en allait-il pas de même, à l’époque, dans l’Occident chrétien? Certes, mais il s’agit d’une attitude déterminée en large partie par des conditionnements historiques et culturels aujourd’hui dépassés, et qui ont pu l’être parce que, bien qu’ils se fussent inscrits dans une vision théologique de l’Histoire, ils n’en restaient pas moins contingents et, dès lors, surmontables; ici, au contraire, la vision théologique «fondamentaliste» s’enracine, ou prétend s’enraciner, dans l’essence même du dogme, ce qui rend le problème sans issue, tout au moins aussi longtemps que le dogme, dans sa formulation, sa réception et son interprétation, restera tributaire d’une herméneutique immuable dont les principes et les techniques ont été définis et fixés par l’effort exégétique des premiers siècles de l’Islam; il en résulte une vision moniste du monde, hostile par principe à tout pluralisme culturel et, naturellement, à toutes les structures politiques susceptibles de lui donner une expression institutionnelle, telles que le fédéralisme ou même, simplement, une véritable décentralisation. Qu’une telle attitude puisse dégénérer en ostracisme, voire en persécution proprement dite, plus d’un exemple, à l’heure actuelle, nous le confirme; et le président Elias Hraoui, dans une allocution prononcée à la cérémonie d’ouverture d’un colloque médical tenu récemment à Beyrouth, dénonçait les brimades, vexations et persécutions de toute sorte endurées, en Egypte, par la communauté copte.
Jean-Paul II, qui n’ignore ni les difficultés ni les risques que présente sa visite tant pour le Saint-Siège lui-même et ses relations avec le monde arabo-musulman que pour la précaire concorde civile interlibanaise, mais qui ne souhaite pas remettre à un futur aléatoire un voyage projeté depuis longtemps, évitera sans doute, au cours de son bref séjour, tout propos, tout terme susceptibles d’exacerber les passions et les méfiances, et qui auraient pour effet d’éloigner encore plus les Libanais les uns des autres; il sait qu’il aborde un pays structurellement fragile, périodiquement soumis à des soubresauts que le moindre faux-pas peut faire dégénérer en convulsions incontrôlables; il mesure parfaitement, enfin, le poids des contraintes résultant de l’environnement régional, de la présence d’un contexte géopolitique implacable et onéreux, et qui n’est guère de nature à favoriser l’épanouissement d’un espace politique et culturel répondant aux exigences d’une authentique démocratie pluraliste. Aussi peut-on penser que, soucieux de ne rien dire qui pourrait compliquer davantage la situation d’un pays moins que jamais maître de ses destinées, il s’abstiendra de prendre position, de manière directe et explicite, sur les questions les plus sensibles et les plus controversées du contentieux idéologique et politique qui divise les Libanais, et notamment sur les trois points sur lesquels le Synode romain, présidé par le pape lui-même, avait pris clairement position dans ses résolutions finales, provoquant aussitôt un déferlement de protestations et de remous.


La souveraineté

Ces points litigieux concernaient le rétablissement de la pleine souveraineté de l’Etat libanais sur l’intégralité de son territoire, un système politique reposant sur une démocratie consensuelle, de manière à éviter toute forme d’hégémonie communautaire s’abritant derrière la loi du nombre, la reconnaissance du pluralisme socioculturel comme fondement de l’ordonnancement institutionnel de l’Etat.
Mais si, pour ne pas s’engager sur un chemin semé d’embûches, le pape (tout comme à Reims en septembre dernier) prive certains de nos tribuns d’une occasion rêvée de s’en prendre à l’Eglise catholique et à son chef, ces questions sont, par l’importance des enjeux en présence, d’une gravité telle qu’elles domineront nécessairement, par la force des choses, tout l’arrière-plan de la visite papale; questions, certes, politiques, et combien explosives, mais où le politique se relie à ce qui le dépasse et le justifie, le fonde et le juge: l’humanisme, en tant que vision totale de l’homme et de sa destinée, temporelle et méta-temporelle, élaborant un système de valeurs qui, pour vivre et s’épanouir, a besoin de s’incarner dans l’ordre du politique, seule chance pour lui d’avoir prise sur l’histoire en fécondant, à l’ombre des murs de la Cité, les ressources latentes de ce qu’Aristote, et à sa suite Averroès et Dante, désignent par l’expression d’«intellect possible».


L’«âge du soupçon»

Que le Liban ne soit pas loin de basculer dans un «âge du soupçon» où le simple fait de se réclamer d’une telle vision devient une sorte de délit d’opinion, les indices se multiplient qui le confirment chaque jour davantage; qu’il s’agisse de l’hostilité avec laquelle ont été accueillies, par certains pôles d’influences religieux, politiques et intellectuels, les résolutions du Synode romain, celle notamment relative au pluralisme et à ses garanties institutionnelles; ou des réactions, l’été dernier, suscitées par la décision, pourtant anodine sur le plan politique et fort timorée quant à sa portée juridique, du Conseil Constitutionnel amendant certaines dispositions de la loi électorale; ou encore, tout dernièrement, l’invraisemblable déchaînement de violence verbale dont a fait l’objet le discours (précité) du recteur de l’Université Saint-Joseph, définissant les bases, les conditions et les critères d’une identité libanaise prenant en compte toute l’histoire du pays et toutes les composantes de son patrimoine spirituel et intellectuel, et qui ne sauraient, en aucune façon, être ramenées à une tradition unique, fût-elle prestigieuse. Pourtant, une position analogue a été soutenue, à peu de jours de distance, par l’intellectuel et poète palestinien Mahmoud Darwich dans un entretien accordé au Monde (Voir LE MONDE du 28 mars 1997); on pouvait y lire notamment, entre autres hétérodoxies, la phrase suivante: «L’autochtone palestinien que je suis est le produit de toutes les cultures qui se sont croisées ici»; et de citer la grecque, la latine, et même la culture croisée, à côté de celle des Arabes.

Le drame du Liban – et la prochaine visite du pape fournit une nouvelle occasion d’y réfléchir – est au-delà des fractures politiques, fussent-elles les plus graves: dans les principes et les règles de base qui fondent la cohésion sociale d’un pays et déterminent le rapport à autrui en termes de reconnaissance. Aucune solution, jusqu’à présent, n’a pu être trouvée à ce drame, dans le cadre d’un système juridiquement cohérent et politiquement viable. L’état d’esprit qui prévaut à l’heure actuelle, enhardi par un rapport de force qui est à son avantage, et qui cherche à s’imposer comme doctrine d’Etat, rend plus improbable que jamais une telle solution. La destinée du Liban lui a-t-elle définitivement échappé?

J.S.

(1) Cf. Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, trad. Vincent Monteil, Ed. Sindbad, Paris.
La visite que le pape Jean-Paul II s’apprête à effectuer au Liban intervient dans un climat de malaise profond, entretenu par les craintes et les méfiances, exaspéré par les surenchères et par des déclarations stupéfiantes dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne se distinguent pas par la courtoisie du ton; mais qui, prenant délibérément l’allure de mises à...