Rechercher
Rechercher

Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

A l'ouverture d'un symposium à Harvard sur la reconstruction de la capitale Tueni : Beyrouth est devenue une mégapole monstrueuse

Le PDG du journal «An-Nahar» et ancien ministre Ghassan Tuéni a plaidé pour une reconstruction «démocratique» de Beyrouth, une ville qui, au fil des guerres et du fait de l’absence d’une vision d’ensemble, est devenue, selon lui, une «mégapole monstrueuse». M. Tuéni a tenu ces propos vendredi, lors de la conférence d’ouverture d’un symposium organisé par l’Université de Harvard, à Cambridge (Massachusetts), sur le thème de la reconstruction de Beyrouth.
M. Tuéni a brossé au début de son intervention un tableau sombre de la capitale, une cité «unie dans la forme mais bourrée de contradictions».
Il a expliqué comment des pratiques anarchiques de construction ont artificiellement regroupé dans un même ensemble les localités de Furn el-Chebbak, Chiyyah, Aïn el-Remmaneh, Bourj el-Brajneh, Ouzaï, Choueifat, Aramoun, Bchamoun, Hazmiyé, Baabda, Yarzé, Sin el-Fil, Mansouriyé, Mkallès, Aïn Saadé, Fanar, Rabieh, Naccache, Kornet Chehwane, Dik el-Mehdi, Zalka, Jal el-Dib, Bourj Hammoud, Dora, etc.
«Même pendant que les combats faisaient rage, on construisait, parfois subrepticement, de nuit. De sorte qu’on est parvenu à édifier plus de mètres carrés d’espace habitable ou de bureaux qu’on en a détruits», a-t-il relevé.
Le résultat est «une insulte à l’urbanisation», selon lui. «Toute la région de la capitale baigne dans un chaos total où s’entremêlent centres industriels et commerciaux, zones résidentielles et résidus d’économie agricole», a-t-il constaté.
Historiquement, M. Tuéni a opéré une distinction entre deux processus de formation du Grand-Beyrouth. Le premier constituait dans les années cinquante «le point culminant d’un phénomène de conversion pacifique, né au milieu du XIXe siècle, et qui s’est développé sous la double impulsion des rôles commercial et politique de la ville».
Le second est, au contraire, un processus d’«atomisation et de fragmentation de la vie urbaine et des structures de la ville». «Sous l’effet des guerres successives, des populations entières ont fui la ville, aussitôt remplacées par d’autres», a-t-il rappelé, en notant que ces transformations s’étaient opérées «d’abord lentement et en vagues limitées, puis plus nerveusement et même dans la panique, et enfin, dans un troisième temps, dans les conditions les plus dramatiques».

Cinq catégories
de Libanais

Soulignant que la question de la reconstruction d’une ville «ne peut pas et ne doit pas être envisagée comme un problème abstrait, un ensemble de concepts à proposer à des entités inconnues, composées de citoyens anonymes», M. Tuéni a tenté de répartir les Libanais, et en particulier les Beyrouthins, en catégories selon leur attitude à l’égard du processus de reconstruction.
Il en a distingué cinq: «D’abord, les fatalistes, friands de scénarios apocalyptiques, dont l’un des moindres est que la guerre n’est pas encore finie. Alors, se disent-ils, pourquoi gaspiller du temps, des efforts, et des sommes que nous n’avons pas?»
Puis, «les pessimistes, convaincus que nul ne pourra sauver Beyrouth du suicide, le gouvernement encore moins que quiconque, et qui pensent que toute la classe politique est pourrie et que nous avons la ville que nous méritons».
Viennent ensuite «les optimistes». Selon M. Tuéni, ces derniers «n’insistent pas seulement à ne voir que les aspects positifs des choses, ils voient même du rose là où il n’y a que du noir». Pour eux, «les rues sont plus propres, donc il y a du progrès».
Quatrième catégorie, «les nostalgiques, qui clament: Beyrouth reviendra». Et enfin «les pragmatiques, pour qui la réalité peut être manipulée. On leur parle d’hommes, de liberté, d’idées et d’idéaux, ils vous répondent: oui mais, ce qui compte, ce sont les pierres, l’acier et le ciment. La ville ne crée pas de vie? Et après? Vivons, soyons pratiques, agissons, et puis la vie recréera la cité».

Les impératifs de la
reconstruction

M. Tuéni a ensuite abordé les impératifs qui, selon lui, doivent régir toute politique de reconstruction de la ville. Commençant par «l’impératif humain», il a souhaité que Beyrouth, «aujourd’hui un collage de villes, se transforme en une mégapole harmonieuse de micro-communautés».
Pour cela, il ne faut pas, selon lui, «altérer la diversité» humaine de la capitale. «Au contraire, la diversité devrait être renforcée», mais dans un sens allant «au-delà de la coexistence, vers la convivialité», a-t-il estimé, prônant de «nouveaux systèmes de routes et de communications».
Pour M. Tuéni, «l’état d’urgence» devrait être proclamé pour sauver l’environnement naturel de la capitale. «Tout espace vert, où qu’il soit, devrait être considéré comme un héritage sacré et proclamé non-édificandi», a-t-il proposé, plaidant pour l’édification partout de jardins publics et de parcs. Il a également estimé que les places centrales devraient être le domaine exclusif des piétons et demandé que des arbres soient plantés le long des voies.
«Des groupes de volontaires, des étudiants et des jeunes au chômage devraient être mobilisés dans ce but. Même notre armée oisive pourrait être systématiquement mise à contribution comme cela s’est fait auparavant de manière sporadique», a-t-il poursuivi.
M. Tuéni a aussi lancé un cri d’alarme pour le sauvetage du littoral. A cet égard, il a appelé à «contraindre» LINOR, la société foncière chargée de l’aménagement du littoral au nord de Beyrouth, «à ne pas ériger des gratte-ciel, mais plutôt des parcs balnéaires civilisés et des installations publiques pour les sports d’été».
Sur le plan socio-économique, M. Tuéni a estimé urgent de «combler les fossés naturels qui séparent la ville de sa périphérie». Pour éviter la transformation de l’agglomération en une juxtaposition de bidonvilles, il faut, selon lui, refaire l’urbanisme de la périphérie, en ayant pour objectif de «ne plus semer les graines d’une nouvelle guerre de classe entre les micro-communautés de la ville (intra muros) et les mini-cités de la banlieue».
M. Tuéni a ainsi proposé de reconsidérer la ceinture industrielle de la capitale en transférant progressivement les industries loin des limites de l’agglomération. Il a en outre plaidé pour le recouvrement par Beyrouth de sa tradition cosmopolite et «transnationale».
«Du fait des connaissances des Libanais en matière de commerce international, de leur aptitude traditionnelle à manier les langues et de leur ingénuité», Beyrouth conserve, selon lui, en dépit des années de guerre, la supériorité sur les autres agglomérations de l’Est méditerranéen, pour redevenir «un grand centre de communications».
«S’ajoute à cela la présence physique à Beyrouth de communautés étrangères ou d’origine étrangère conservant des racines et des liens dans leurs pays d’origine», a-t-il relevé.
Ces caractéristiques, a souligné M. Tuéni, «aident le Liban à demeurer tout le temps en état d’alerte au progrès, à y rendre les innovations familières».
S’agissant du tourisme, il a estimé qu’il ne fallait pas «oublier notre part» passée dans ce marché. Mais pour la recouvrer, il faut aujourd’hui tenir compte du fait que «les règles du jeu se sont modifiées», selon lui. «Les pays voisins, amicaux ou non, ont dans l’entre-temps mis en place des circuits touristiques offrant plus d’attraction et de facilités. Pour pouvoir entrer en concurrence avec eux, il faudrait non seulement construire de nouveaux hôtels, mais aussi élaborer une politique globale allant du réaménagement des stations balnéaires à la conservation des richesses naturelles et la restauration du patrimoine historique internationalement reconnu», a-t-il dit.
Sur le plan culturel, M. Tuéni s’est fait l’avocat de la préservation d’une «culture de tolérance». Il a également estimé que «la transformation de nos institutions d’enseignement supérieur devrait avoir une place importante dans la reconstruction». «Nous ne devons pas oublier que nous construisons pour les nouvelles générations», a-t-il lancé. «Elles devront être rendues capables de réinterpréter en termes populaires la culture de l’avenir, non seulement pour examiner la mémoire nationale ou collective, mais pour inventer les moyens avec lesquels les blessures de guerre de la société pourront être pansées», a-t-il ajouté.
Critiquant une pratique devenue commune, il a estimé que la multiplication des monuments commémorant la guerre témoignait d’un «esprit de clocher». «Au lieu de continuer à cataloguer les victimes et les catastrophes de la guerre et de se lancer dans de vaines campagnes d’adulation de héros, il faut nous orienter vers l’édification d’un avenir pacifique», a-t-il dit.
Evoquant l’impératif historique, M. Tuéni a noté que Beyrouth n’était pas et ne devrait pas être Pompéï. Selon lui, les modèles de Rome et d’Athènes, «où l’on se demande constamment si c’est la cité antique qui habite la ville moderne, ou le contraire», devraient être pris en compte pour la reconstruction de Beyrouth.
Il a cité également d’autres modèles «plus proches de nous», comme Grenade, Cordoue ou Ségovie, en Espagne, et en France: «non pas Paris, mais Avignon, Orange et toute la Provence».
M. Tuéni a d’autre part estimé que les récentes découvertes archéologiques dans le centre de Beyrouth imposaient la création de plusieurs musées, consacrés l’un à l’Antique phénicienne et classique (gréco-romaine), un autre à l’art islamique, un troisième à l’art chrétien, en particulier byzantin, et enfin un musée médiéval dans un site croisé.
Mais pour lui, «il faut toujours se rappeler que la ville, ce ne sont pas seulement des pierres, mais des pierres construites par des hommes pour leur bien-être et leur progrès, et conformément à leurs plans rationnels». Surtout, a-t-il dit, «il faut dépasser le syndrome du gratte-ciel» et ne permettre la construction de tels édifices que dans les zones d’affaires.
Il a également appelé à mettre un terme à tous les projets commerciaux sauvages de construction immobilière dans l’enceinte de Beyrouth, jusqu’à l’élaboration d’un plan global, accordant la priorité à des logements à prix réduit.
M. Tuéni a par ailleurs évoqué «la situation anormale» de la banlieue-sud de Beyrouth, qui constitue selon lui «une société quasi-indépendante». «Imposer dans cette région un degré acceptable de normalité est une tâche décourageante parce qu’elle comporte des dimensions politiques dont le Liban ne peut pas s’acquitter tout seul, indépendamment du contexte régional, tout à fait comme c’est le cas pour les camps palestiniens», a-t-il observé.
Cependant, il a souligné que des politiques à moyen et à long terme à ce sujet devraient être «négociées dès aujourd’hui afin qu’elles puissent être appliquées demain». «Dans tous les cas, a-t-il ajouté, préserver la souveraineté de l’Etat doit aller de pair avec la politique des pouvoirs publics en matière de santé, d’environnement et de développement urbain».
M. Tuéni a conclu sa conférence par un appel à l’adoption d’une «charte nationale» pour la reconstruction de Beyrouth. Une telle charte doit selon lui être adoptée après «un débat réellement démocratique, impliquant des consultations avec toutes les parties concernées, à la lumière des expériences de l’étranger, où des crises similaires à la nôtre ont généré des miracles».
Rejetant la planification urbaine menée par des «conseils bureaucratiques obsolètes et encore plus celle imaginée dans les rêves d’un seul homme, quelle que soit sa position au pouvoir et son génie», il s’est prononcé pour la tenue d’une «conférence nationale solennelle loin des servitudes des assemblées dominées par les seigneurs de guerre», afin d’adopter la charte.
«La reconstruction sera réalisée dans le cadre d’une liberté réelle, d’une politique de liberté nationale, ou ne sera pas», a-t-il enfin lancé.
Le PDG du journal «An-Nahar» et ancien ministre Ghassan Tuéni a plaidé pour une reconstruction «démocratique» de Beyrouth, une ville qui, au fil des guerres et du fait de l’absence d’une vision d’ensemble, est devenue, selon lui, une «mégapole monstrueuse». M. Tuéni a tenu ces propos vendredi, lors de la conférence d’ouverture d’un symposium organisé par...