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Actualités - OPINION

Opinion Apprenez donc à lire

Les réactions de certains politiques aux propos clairs, argumentés, mesurés et nuancés du recteur de l’Université Saint Joseph, le professeur Sélim Abou s.j. dans son allocution du 19 mars dernier, prouvent, s’il en était encore besoin, la pertinence et la profondeur de son analyse. Le philosophe français Maurice Merlau-Ponty, à qui on reconnaissait pourtant des sympathies à gauche, avait, dans un article écrit juste après la dernière guerre mondiale, dénoncé vigoureusement les déviations du parti communiste français, son stalinisme aveugle et sa connivence avec les multiples négations des droits de l’homme. Mal lu ou mal interprété, il fut injurié par ses meilleurs amis dont Albert Camus, qui ne reprit plus jamais langue avec lui. Merleau-Ponty répondit à ses détracteurs par un mot célèbre et cinglant intitulé: «Apprenez donc à lire». C’est à lui que j’emprunte mon titre aujourd’hui pour cette brève mise au point.
Dans un pays qui se veut démocratique, respectueux des libertés, les instances universitaires, lieux de recherche et de réflexion, peuvent légitimement se considérer comme custodes de la rigueur de la pensée et des principes qui la gouvernent. C’est exclusivement dans cette ligne que s’inscrit le message de Sélim Abou, en continuité avec les orientations de ses prédécesseurs, notamment le recteur émérite Jean Ducruet depuis de longues années, et avec sa propre pensée transmise l’an dernier aux enseignants de l’Université sous le titre «Les paradoxes de l’Université». L’objectif du recteur est fondamentalement éthique et non politique: redonner aux mots leur sens et aux concepts leur portée, en critiquant les perversions et les glissements sémantiques. C’est là une responsabilité à laquelle un universitaire ne peut se dérober sans se renier, car sa raison d’être professionnelle et personnelle est de «transmettre aux étudiants sans relâche, cette éthique du langage, ce souci de la vérité, ce discernement des valeurs...». Faut-il répéter qu’un discours éthique ou épistémologique sur le politique n’est pas un discours à proprement parler politique? Mais certains ne veulent pas ainsi l’entendre et faisant flèche de tout bois, déforment, distordent, interprètent à l’envi. Qu’il me suffise de prendre quelques exemples à titre d’illustration, mon intention n’étant pas d’engager une polémique ou de répondre à tout ce qui a été dit ou écrit à partir du texte du Recteur Abou. D’ailleurs sa démonstration se suffit à elle-même; nous conseillons simplement à ses détracteurs de la relire attentivement.
Rien dans les propos de l’auteur ne laisse entendre une quelconque négation ou remise en question de l’arabité du Liban. Comment un anthropologue aussi rompu que Sélim Abou à la compréhension des réalités ethniques et culturelles pourrait-il contester une telle évidence? Il s’insurge à juste titre, en revanche, contre la déformation de la vérité historique et contre la tentative d’occulter volontairement, à des fins idéologiques circonstanciées, la continuité historique qui explique à la fois la complexité de la nation libanaise, ses différences par rapport à son environnement et sa spécificité. Où trouve-t-on dans le texte incriminé un désir de retour nostalgique au passé ou l’attachement à un «mythe phénicien chrétien»? Pourquoi donc confessionnaliser un problème aussitôt qu’il est soulevé et en réduire ainsi la portée, sinon pour éviter les défis d’une analyse objective ou d’y répondre en des termes appartenant au même champ sémantique? Une argumentation solidement étayée fournie par un responsable académique chrétien est-elle automatiquement confessionnellement chrétienne? Raisonner ainsi serait obturer toute possibilité de réflexion et sonner le glas de la pensée libre. Est-ce ce à quoi on voudrait nous réduire?
Quant au thème de la «présence», quiconque y touche risque de subir la «malédiction du Pharaon» comme jadis les archéologues violant les sépultures royales au cœur des Pyramides. Si celle-ci est nommée, la syrienne, plutôt que l’autre, l’israélienne, c’est que l’occupation sioniste se désigne elle-même, et qu’elle est unanimement et internationalement reconnue comme telle. L’emprise syrienne, dans tous les secteurs de la vie nationale, bénéficie d’une «sémantique atténuante» qui la fait appeler présence plutôt qu’occupation pour en alléger l’effet, pense-t-on, comme ce qu’on n’ose nommer quand il est question de maladies graves et létales. L’universitaire peut-il enténébrer la volonté de savoir de ses étudiants ou de ses lecteurs et se rendre complice de la duperie verbale?
Qui, pensez-vous, à chaque fois que des propos qui échappent à la logique de l’humiliation consentie sont tenus, se dressent, tambourinent, trompettent et tempêtent? toujours les mêmes, porte-voix plutôt que porte-paroles, de commanditaires omnipotents et qui ne se font même plus discrets tant l’abdication du pouvoir local leur laisse les mains libres. Ils passent aujourd’hui à l’attaque. Mais ils pourraient, demain, tenir sans hésiter un tout autre discours.
D’aucuns relèvent dans la conclusion de Sélim Abou une invite à l’attentisme. Il s’agit, en réalité, plutôt d’attente active et dynamique, durant laquelle l’Université conserve son haut niveau de vigilance en dénonçant les nombreuses tentatives de contrainte intellectuelle exercées sur les citoyens et en énonçant les principes d’une démarche à suivre pour garder sa liberté de pensée. L’attente dont il est question concerne la levée de la lourde hypothèque qui pèse sur la totalité de la vie nationale et dont la durée touchera sous peu au quart de siècle. D’autres disent: on analyse sans rien proposer. De proposer serait justement faire sortir l’Université des limites de ses fonctions critiques pour la jeter dans les arcanes du politique. Les tenants de l’Université Saint Joseph, aux pires moments, ont su éviter ce piège, toujours par souci d’éthique et d’ouverture à tous. Non, le message contenu dans l’allocution de la Saint Joseph n’annonce pas une nouvelle guerre civile. Il constitue, au contraire, une main tendue pour l’instauration d’un dialogue authentique fondé sur le respect des vérités historiques, sociologiques et culturelles relatives à chaque composante de la nation libanaise. Il nous est arrivé d’écrire ailleurs, récemment, que toute tentative d’homogénéiser la société recèle une intention ethnocidaire et que le vrai problème n’est pas de réduire les différences mais de réduire les résistances à se rencontrer, à se reconnaître et à se respecter dans sa spécificité.
Le tort de Sélim Abou, le seul, est d’avoir placé le débat à un niveau peu accessible aux esprits pressés, fascinés par le slogan politique démagogique ou par le «scoop» attracteur, et d’avoir osé tenir le langage de la vérité. Or la vérité gêne, elle dérange, elle blesse aussi. Nous, nous savons qu’elle sauve et qu’elle libère.
Les réactions de certains politiques aux propos clairs, argumentés, mesurés et nuancés du recteur de l’Université Saint Joseph, le professeur Sélim Abou s.j. dans son allocution du 19 mars dernier, prouvent, s’il en était encore besoin, la pertinence et la profondeur de son analyse. Le philosophe français Maurice Merlau-Ponty, à qui on reconnaissait pourtant des sympathies...