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Actualités - DISCOURS

A la réunion annuelle organisée par l'USJ à l'occasion de la fête de Saint Joseph Une mise en garde du recteur Abou: les valeurs menacées par les manipulations idéologiques (photos)

Comme chaque année, l’Université Saint Joseph a célébré hier sa fête patronale, la Saint Joseph, au campus des sciences et technologies (ESIB), à Mar Roukoz. Cette fête a regroupé plusieurs centaines d’enseignants des différentes facultés et écoles supérieures de l’USJ aussi bien à Beyrouth que dans les trois autres centres régionaux du Liban-Nord (à Tripoli), du Liban-Sud (Saïda) et de Békaa (Zahlé). Des délégations représentant les étudiants, le personnel des services généraux et des laboratoires de l’USJ ainsi que les chefs des services administratifs de l’Hôtel-Dieu de France et les membres des Amicales des anciens ont assisté à la cérémonie. Une messe a été concélébrée à cette occasion par le recteur de l’USJ, le R.P. Sélim Abou, entouré d’une vingtaine de prêtres qui enseignent à l’Université et des aumôniers d’étudiants. A l’issue de l’Office divin, le recteur de l’USJ a prononcé une allocution particulièrement importante dans laquelle il a notamment dénoncé le discours idéologique officiel qui tend à occulter les racines libanaises ainsi que les spécificités historiques et culturelles de la nation libanaise en prétendant que l’Histoire du Liban n’a débuté qu’avec la conquête arabe. Le R.P. Abou a souligné sur ce plan que le Liban n’est pas le seul pays arabe à souffrir de l’amputation idéologique de son histoire. Le recteur de l’USJ a d’autre part mis en garde contre les tentatives de banaliser la répression et la dépendance en essayant d’accoutumer les Libanais à la situation présente qui prévaut dans le pays. Affirmant que le Liban sera toujours une nation pluricommunautaire, le père Abou a souligné à ce propos que le pluralisme communautaire et la diversité culturelle ne sont nullement un obstacle à l’unité nationale. Le recteur de l’USJ a mis l’accent sur le lien qui existe entre la démocratie et la pensée critique, déplorant que l’esprit critique fasse défaut dans cette région du monde. A l’issue de son allocution, le R.P. Abou a été longuement applaudi et a eu droit à une ovation debout de la part de l’assistance. Voici de larges extraits du message du R.P. Abou:
Les paradoxes de l’Université», dont je vous ai entretenus l’an dernier, énonçaient les principes régulateurs censés régir l’action de l’Université dans la cité(...).
Les défis de l’Université», que je me propose d’évoquer aujourd’hui, concernent les conditions d’application de ces principes régulateurs et consistent, au premier chef, dans la critique des idéologies, explicites ou diffuses, qui cherchent à entraver leur mise en œuvre ou à neutraliser leurs effets.
Des milliers de pages ont été écrites sur l’idéologie, sa nature et sa fonction. Il serait fastidieux de dénoncer ici les définitions abusives ou les contradictions qui les émaillent. Il suffit pour notre propos de retenir les quatre caractéristiques suivantes: — l’idéologie est au service du pouvoir, d’un pouvoir quel qu’il soit, et vise à le légitimer; — l’idéologie peut se manifester à travers des institutions, des pratiques, des rites et des symboles, mais c’est essentiellement par et à travers le langage qu’elle s’exprime directement et exerce sa fonction spécifique; — le discours idéologique n’a pas pour autant une existence autonome à l’instar des discours scientifique, philosophique, juridique, éthique ou théologique, il s’insinue dans ces discours, épouse leur forme rationnelle et pervertit leur contenu; — à cet effet, il mêle des concepts univoques à des images percutantes, afin de mobiliser l’affectivité autour de certaines idées-forces et de paralyser l’intelligence critique susceptible de les démystifier.
Quant à son fonctionnement, le discours idéologique se veut rationnel et il l’est formellement dans la mesure où il parvient à occulter ce qu’un politologue appelle le caractère sacré du pouvoir, c’est-à-dire, quelque profane ou laïc que soit ce pouvoir, «le fait qu’il reste sacré pour ceux qui l’exercent, qu’il doit l’être pour ceux qui le subissent et qu’il comporte une menace pour ceux qui le refusent».(1) Au Liban, le sacré a pour signifiant global le mot «arabe» et ses dérivés: arabisme, arabité, arabisation. Tout se passe comme s’il existait une «essence arabe» à la lumière de laquelle nous sommes tenus de redécouvrir notre vérité historique, de réinterpréter notre réalité sociologique, de réviser notre destin politique. Pour nous universitaires, qui n’avons pas d’autre arme que le langage, critiquer les perversions sémantiques d’un tel discours est un devoir primordial.

L’héritage historique

Parmi les disciplines scientifiques, l’histoire est peut-être celle qui se prête le plus facilement aux manipulations idéologiques, du fait qu’elle est moins la restitution du passé que sa reconstruction. Il reste qu’un abîme sépare la tendance à privilégier certaines données par rapport à d’autres, du désir, conscient ou inconscient, d’occulter des pans entiers de la réalité. Dans le discours idéologique, tel qu’il s’exerce dans l’enseignement et l’information, l’histoire du Liban ne commence vraiment qu’avec la conquête arabe, en somme la pointe de l’iceberg. Que le territoire soit parsemé des vestiges du passé phénicien, araméen, grec ou romain et qu’il en révèle de nouveaux aujourd’hui demeure, pour l’idéologie dominante, un fait extérieur à «l’essence». Celle-ci minimise, discrédite ou exclut tout ce qui n’est pas elle. Dans nos manuels scolaires, le passé lointain du pays est réduit à la portion congrue.
Le Liban n’est pas le seul pays du monde arabe à souffrir de l’amputation idéologique de son histoire. Pour s’en persuader, il suffit d’écouter cette protestation indignée d’une journaliste algérienne, Khalida Messaoudi, qui risque tous les jours sa vie pour lutter contre l’obscurantisme dont son pays est victime: «Pour les manuels, dit-elle, l’histoire de l’Algérie commençait avec l’arrivée des Arabes et de l’Islam. Avant, rien. Comme si les Berbères, les Phéniciens, les Romains et les autres n’avaient pas existé. Quant aux Turcs et à l’Empire ottoman, ce n’étaient pas des occupants, mais une «présence musulmane». Un prof d’histoire, un seul, une femme, en seconde, nous a dit que cette matière telle qu’elle était obligée de nous l’enseigner était une escroquerie, et elle nous donnait des références de bouquins qu’on ne trouvait pas chez nous, mais en France. Elle nous disait: «Si vous le pouvez, lisez-les, lisez!»... Faisant écho à l’histoire dénaturée des livres scolaires, il y avait la télévision officielle. Les films, souvent égyptiens, diffusaient un message unique: les arabo-musulmans sont les plus beaux, les plus courageux, les plus tout; ils n’ont jamais fait aucune erreur et, partout où ils sont allés, les populations ont naturellement, spontanément embrassé l’islam».(2)

Discours idéologique
et amalgame

Il ne s’agit certes pas de minimiser l’importance de l’héritage historique arabe de ce pays. Les Libanais, tous les Libanais, en ont une conscience claire. Mais l’idéologie agit sur l’inconscient et c’est à ce niveau qu’opère la sacralisation du signifiant «arabe», dont le signifié mêle inextricablement les connotations linguistique, ethnique et religieuse. La visée occulte du discours idéologique est de reléguer dans l’ombre les racines historiques plus anciennes qui ont contribué à façonner la personnalité spécifique, singulière, originale, de la nation libanaise. A des variantes près, il en va de même dans les autres pays du monde arabe. Partout le discours idéologique arabe ôte au peuple le goût, voire la possibilité de s’approprier l’histoire de son territoire et de découvrir ainsi ses racines profondes. Tout se passe comme si on voulait dépouiller chaque nation de sa personnalité particulière pour la dissoudre dans une généralité abstraite, celle de la «nation arabe», et comme si on laissait aux seuls Occidentaux le privilège de mettre en valeur le patrimoine pharaonique de l’Egypte, l’héritage assyro-babylonien de l’Iraq, le passé phénicien, romain et berbère, lui-même différencié, des pays du Maghreb, et j’en passe.
Il ne s’agit pas non plus de méconnaître le lien étroit entre l’héritage arabe et la religion musulmane, ni de porter sur celle-ci un jugement de valeur quelconque. Comme l’écrivait récemment l’historien français Alain Besançon: «Une religion qui s’est étendue sur une vaste portion de la terre, dont les adeptes sont en train de devenir plus nombreux que les chrétiens (toutes confessions confondues); une civilisation cohérente; un art imposant: tout cela échappe évidemment au jugement global».(3) Mais lorsque le discours idéologique suscite dans l’inconscient collectif un amalgame entre les deux attributs «arabe» et «musulman», il trompe à la fois les musulmans et les chrétiens, et sur la constitution de l’héritage historique arabe, et sur les conditions d’appropriation de cet héritage. D’une part, en effet, il tend à dissoudre dans le patrimoine arabo-musulman l’apport spécifique des chrétiens d’Orient à la littérature et à la pensée arabes, en particulier à l’époque abbaside, ainsi que la contribution décisive des chrétiens du Liban à la Renaissance du XIXe siècle. D’autre part, il implique, à tort, que le chrétien peut et doit s’approprier l’héritage historique arabe dans les mêmes termes que son compatriote musulman.
Ce dernier point mérite d’être explicité. Il l’a été avec une clarté parfaite par le P. Michel Allard, dans une des dernières leçons qu’il a prononcées, avant sa tragique disparition, à l’Institut des Lettres Orientales. Je me contente de le citer: «Dans une proportion qui doit dépasser 90%, ce qui a été écrit en arabe l’a été par des musulmans imprégnés de leur religion. Ce fait, il faut en tenir compte non seulement pour les études et la recherche, mais aussi pour l’enseignement. Il n’est pas de bonne pédagogie, par exemple, d’enseigner la langue et la littérature arabes à des chrétiens en leur affirmant sans nuance que c’est leur langue et leur littérature qu’ils apprennent. Il serait plus franc de leur dire que cette langue et cette littérature qu’ils ont à étudier ont été profondément marquées par une religion qui n’est pas la leur et de profiter de l’occasion ainsi offerte pour les initier à la religion musulmane. Il est d’ailleurs tout aussi néfaste de faire croire aux jeunes musulmans que la langue et la littérature qu’ils apprennent sont seulement arabes. Il faudrait au contraire leur faire prendre conscience de l’influence de leur religion dans ces domaines culturels pour qu’ils comprennent mieux les difficultés des non-musulmans à faire vraiment leur tout ce qu’a produit la civilisation arabo-musulmane».(4)

La réinterprétation de
la réalité sociologique

Pour réduire l’héritage historique du Liban à sa partie arabe, il suffit au discours idéologique de passer sous silence ses autres composantes, plus anciennes mais non moins significatives. Pour réduire la réalité sociologique de la nation à une identité arabe indifférenciée, il ne peut plus faire usage de la même méthode: le silence devient inopérant, car les faits parlent d’eux-mêmes, qu’il s’agisse du pluralisme communautaire ou de la diversité culturelle, qui en est le corollaire. Pour neutraliser ces faits, le discours idéologique utilise un langage stéréotypé qui vise à imposer à tout le monde l’attitude mentale souhaitée et à culpabiliser, en conséquence, tout autre mode de penser (...).
Aux yeux des idéologues, l’arabité du Liban proclamée dans le Document de l’Entente nationale, enjoint aux citoyens de bâtir l’unité de la nation sur le rejet du pluralisme communautaire. Selon une conception magique du langage, qui veut que ce qui n’est pas nommé n’existe pas, il est interdit de parler de ce pluralisme, sous peine d’être convaincu de confessionnalisme. Un diplomate français, surpris par l’inexistence au Liban d’une documentation de base sur ce qu’il appelle «la question primordiale des communautés religieuses», explique ainsi cette carence: «Tout Libanais qui l’eût abordé eut été localement taxé, en raison de sa confession propre, de faire montre d’un esprit partisan»,(5) c’est-à-dire de confessionnalisme.

Une Nation
pluricommunautaire

Quand elle n’est pas une simple tactique destinée à neutraliser le thème de la déconfessionnalisation politique, la revendication d’un code de statut personnel commun à tous les citoyens traduit une exigence démocratique fondamentale. Un dirigeant arabe l’a compris, il y a déjà quelques décennies, et a opéré, dans son pays, une véritable révolution des mentalités. «C’est en Tunisie, écrit Mohammed Kerrou, que le mouvement de sécularisation a connu ses quelques heures de gloire en affrontant d’emblée les mentalités religieuses traditionnelles. Le Code de statut personnel tunisien a été véritablement le coup décisif porté contre l’édifice juridico-culturel de l’islam traditionnel. Il a valorisé le statut de la femme et consacré la famille nucléaire aux dépens de la famille élargie et de sa conception patriarcale. Inspiré du droit positif mais également de l’islam, il a été la réalisation moderniste la plus importante de l’ère des indépendances et aida à mieux faire accepter d’autres réformes qui ont suivi sans épuiser ce qui reste à réformer des lois et de la société pour parvenir à une plus grande égalité sexuelle et sociale».(6) Si un mouvement similaire advenait au Liban, il signifierait la suprématie de la citoyenneté sur toute autre allégeance et l’égalité des droits et des devoirs pour tous, hommes et femmes. Il stimulerait et intensifierait de plusieurs manières les relations et les échanges entre les diverses communautés. Il consoliderait, dans les esprits, la prédominance de l’identité nationale de synthèse sur les identifications communautaires qui la médiatisent et l’alimentent. Il ne supprimerait pas pour autant les communautés elles-mêmes, car celles-ci sont des groupes historiques profondément marqués par leurs spécificités culturelles respectives, la religion y jouant le rôle d’un facteur d’ethnicité, comme ailleurs la langue. Le Liban sera toujours une nation pluricommunautaire: il est plus salutaire de reconnaître cette vérité et d’en assumer toutes les conséquences, que de l’occulter et de s’exposer ainsi à ce qu’on appelle «le retour du refoulé», toujours violent.
Le pluralisme communautaire a pour première conséquence la diversité culturelle, issue à la fois des patrimoines respectifs des divers groupes qui composent la nation, de la manière particulière dont chacun de ces groupes vit les traits culturels communs à toute la population, de son rapport aux cultures occidentales et de son attitude vis-à-vis d’elles. Pour les idéologues, le pluralisme communautaire n’est dangereux que parce qu’il sécrète une grande diversité culturelle. Dès lors, le principe de la solution est clair: l’arabité du Liban exige l’arabisation de sa culture, c’est-à-dire concrètement l’imposition de la langue officielle comme seule langue d’enseignement et de culture et la réduction des autres langues au simple statut de langues étrangères. Or, comme le note un chercheur tunisien, l’identité au nom de laquelle on revendique la langue arabe est elle-même définie à partir de cette langue: est arabe celui qui parle arabe; et il se demande si, par ce «raisonnement circulaire», le Maghreb ne risque pas l’asphyxie.(7) Le Liban, lui, risquerait la dislocation, car la pluralité des langues et des cultures est ici un impératif, à divers titres que j’ai explicités ici même l’an dernier. Qu’on le veuille ou non, le Liban sera toujours bilingue, voire trilingue, ou ne sera pas.
Ni le pluralisme communautaire, ni la diversité culturelle ne sont un obstacle à l’unité nationale. Ils peuvent être au contraire le moteur d’une identité de synthèse riche de combinaisons originales. Il me plaît, à ce sujet, de citer les propos particulièrement pertinents de Mohammed al-Sammak, parus dans An-Nahar du 3 décembre 1996, sous le titre «L’Autre: un point de vue islamique». L’auteur commence par refuser à quiconque le droit de s’arroger le monopole de l’interprétation du texte sacré, car une telle prétention, dit-il, est «contraire à l’esprit de la religion». Puis, s’inspirant à la fois du Coran et de l’idée d’humanité, il affirme: «Les hommes sont différents du point de vue ethnique, social et culturel, mais ils forment fondamentalement une «seule Communauté ». Il précise: «L’unité de la race, de la couleur, de la langue, voire de la croyance, ne constitue pas une nécessité absolue pour la compréhension entre les hommes. Pour établir des relations fondées sur l’amour et le respect, il faut recourir à un dialogue qui tienne compte de ces différences créées et voulues par Dieu».

La révision du
destin politique

C’est dans le domaine politique proprement dit que l’idéologie dévoile sa stratégie. Elle assigne un espace limité à la liberté d’expression: à la discussion, au débat, à la critique. Cette opération répond à un triple objectif: servir d’exutoire aux mécontentements des citoyens et leur donner à penser qu’ils sont libres de s’exprimer; contrôler et censurer par diverses techniques cette liberté d’expression, dès qu’elle prétend transgresser les limites assignées; chercher à persuader les grandes Puissances qui, par commodité, ne cherchent qu’à le croire, que ce qui a cours ici, c’est bien un régime démocratique. Derrière cet espace de liberté restreint, se tient une zone d’ombre qui est celle du sacré et d’où émane le discours idéologique. Au Liban, le sacré est double: celui du pouvoir délégué et celui du pouvoir réel. Discourir contre le premier n’est guère supportable, discourir contre le second est proprement sacrilège. Ainsi par exemple, comme le notait la presse du 3 décembre 1996, oser, lors des débats à la Chambre, certains commentaires sur la nature des relations avec la Syrie, c’est, aux yeux des dirigeants «offusqués», commettre «une transgression blasphématoire d’un domaine sacré».(8) La transgression est d’autant plus grave que, en ultime instance, elle porte atteinte au cœur même du sacré, le leadership présumé de la «nation arabe».
Pour enraciner dans l’esprit et l’imagination des citoyens les rapports de subordination qui lient le pouvoir local au pouvoir régional, l’idéologie ne manque pas d’avoir recours au langage symbolique de l’iconographie. Mais elle a pour tâche essentielle de justifier le pouvoir à double détente qui régit ce pays. A cette fin, elle se fait discours, un discours sémantiquement manipulé. La langue s’y trouve dépouillée de sa capacité polysémique et enfermée dans une stricte monosémie, c’est-à-dire dans l’univocité d’un sens assigné dogmatiquement par la propagande. C’est d’ailleurs là le propre de tout discours idéologique. Pour prendre des exemples lointains, c’était le cas, en Occident, lorsqu’on parlait de «nouveau foyer de vie» (new life hamlet) pour désigner un «camp de réfugiés», ou de «programme de contrôle des ressources» (resources control program) pour évoquer les «préparatifs de guerre chimique», ou encore lorsqu’on célébrait à Prague le trentième anniversaire de «la libération de la Tchécoslovaquie par l’Armée rouge». C’était ici le cas, durant la guerre, lorsqu’on continuait à appeler «force de dissuasion» ce qui était devenu une «armée d’occupation». C’est aujourd’hui le cas, lorsqu’à propos de cette même armée on parle de simple «présence» et que les éléments «présents» sont considérés comme des «hôtes». C’est aussi le cas lorsque des accords contraignants sont officiellement appelés «accords de coopération et de fraternité».
«Mais ce n’est là qu’un premier degré de perversion sémantique: les mots et les expressions sont frappés d’une univocité stricte qui vise à imposer une vision partielle et partiale de la réalité. Or la perversion va plus loin, lorsque le discours devient indifférent à toute référence réelle et que cette chute des référentiels entraîne l’élimination de la tension entre monosémie et polysémie caractéristique de la langue: le discours tombe dans l’asémie, les mots ne veulent plus rien dire».(9) Deux illustrations lointaines de ce genre de discours, ou de ce qu’on appelle couramment «la langue de bois», nous sont fournis par le Français Olivier Todd et le Tunisien Mohammed Kerrou. Le premier s’exprimait en 1975, dans le contexte de la guerre froide. «Nous tous, à l’Est comme à l’Ouest, écrivait-il, nous ferions bien de vider une bonne fois les coffres poussiéreux de notre vocabulaire. Comme ce serait rafraîchissant, si les politiciens, les militants politiques, les éditorialistes s’arrêtaient de défendre l’indéfendable et cessaient de manipuler des mots comme droite, centre, gauche, aliénation, prolétariat, progressiste, conservateur, réactionnaire et révolutionnaire».(10) Le second se réfère au discours officiel de son pays. «Il est frappant de voir, écrit-il, comment les systèmes d’information officielle s’emparent des thèmes politiques et les vident, par répétition continue et abusive, de leurs contenus et les transforment en slogans creux et dépourvus de sens: tel était le cas au cours des années 60 et 70 des notions de «l’unité nationale», «le progrès social», «le socialisme», «la révolution agraire», «l’unité du peuple», «la société médiane», etc. C’est encore le cas de nos jours de «la démocratie», «la société civile», «les droits de l’homme».(11)

Démocratie et
indépendance

Dans ce genre littéraire universel, le discours idéologique libanais occupe une place de choix, car le non-sens s’y concentre sur deux termes qui résument l’essence même de la vie politique: la démocratie et l’indépendance. Il ne s’agit pas ici d’évoquer les faits qui vident ces deux notions de leur sens: ils s’étalent quotidiennement dans la presse. Il s’agit bien plutôt du langage qui prétend banaliser la répression et la dépendance et porter les citoyens à s’y accoutumer. Lorsque le slogan de «la sécurité nationale» justifie le musellement de l’opposition, la répression des manifestations, le contrôle étatique des médias, la censure de la presse, les arrestations arbitraires, la démocratie est sur le point de mourir. Lorsque ceux qui portent à la connaissance du monde extérieur les violations des droits de l’homme commises dans ce pays sont accusés de «ternir l’image du Liban à l’étranger», la démocratie agonise.
Il en va de même de la notion d’indépendance, qu’il s’agisse de la politique intérieure du Liban ou de sa politique étrangère. Le discours idéologique n’est pas à court d’arguments pour justifier ce qu’il faut bien appeler l’aliénation politique de ce pays. «Une tendance se dessine, écrit Fouad Boutros, qui soutient avec quelque approbation tacite que du fait de la mondialisation et de ses prétendues contraintes sur l’Etat-nation, les notions classiques d’indépendance et de souveraineté ont fait leur temps». Justifier la dépendance politique à sens unique qui subordonne un Etat à un autre par l’interdépendance économique qui joue dans tous les sens à la fois entre des Etats souverains, c’est avouer qu’on a renoncé à la souveraineté de son propre pays ou équivalemment qu’on l’a trahi. «L’interdépendance, précise l’ancien ministre des Affaires étrangères, ne produit pas des effets sélectifs contre un pays exclusivement: c’est dire combien elle est inopérante pour justifier l’hégémonie d’un Etat sur un autre, même dans le cadre d’un ordonnancement régional géopolitique ou économique, lequel n’existe d’ailleurs pas en ce qui nous concerne». Indigné par l’outrecuidance de ce type de discours, il s’écrie: «Peut-on reprocher au citoyen, dont la faculté d’étonnement est épuisée, de se sentir bafoué dans sa dignité, méprisé dans son intelligence?».(12)
Il arrive que le discours idéologique, quand il est proféré directement par les protecteurs, se fasse plus familier, plus affectif. Les deux peuples ne sont-ils pas en tout semblables, ne sont-ils pas en interaction constante, ne constituent-ils pas finalement un seul peuple? En témoignent les nombreux liens matrimoniaux entre les ressortissants des deux pays et mille traits historiques et culturels communs, que l’on prend soin de ne pas préciser. Vouloir séparer le destin des deux pays, c’est chercher à «gommer l’identité de la nation arabe». Il est curieux que les Wallons de Belgique ou les Suisses francophones n’aient pas perçu la pertinence d’un tel argument pour déclarer qu’ils constituent, avec les Français, «un seul peuple dans deux Etats séparés»! Dépourvue de sens, une telle assertion est néanmoins inquiétante, car elle rappelle une déclaration historique fameuse de même structure: «Les Autrichiens et les Allemands sont un seul peuple dans deux Etats séparés». C’était en 1938, à la veille de l’Anschluss.

Démystifier
toute idéologie

La critique du discours idéologique à laquelle je me suis livré a un double objectif. Le premier est de désarmer un langage piégé qui, par la répétition incessante de ses antiennes, joue sur la lassitude des citoyens et cherche à miner leur résistance. L’éditorialiste de L’Orient-le Jour, Issa Goraieb, nous met en garde contre cette stratégie: «Il paraît essentiel (...) de protester sans cesse, même si dans le Liban d’aujourd’hui les mots sont impuissants face au fait accompli. Car le pire du pire, c’est la résignation de toute une nation à une conjoncture qui la dépasse, c’est la banalisation de l’anormal, un processus déjà dangereusement avancé au demeurant».(13) Mais protester n’est pas opposer au discours idéologique officiel un discours partisan de même nature, c’est démystifier toute idéologie, d’où qu’elle vienne, et maintenir en éveil le sens critique, afin de pouvoir analyser la réalité telle qu’elle est. Le deuxième objectif est de souligner le rapport qui lie nécessairement la démocratie à la pensée critique, dont l’absence se fait cruellement sentir dans cette région du monde. L’écrivain iranien Dariyush Shayegan l’exprime avec une remarquable lucidité: «C’est l’absence de ce courant intellectuel critique et moderne, écrit-il, qui provoque le double langage, qui suscite des identifications en chaîne (...), qui nous enlise dans des distorsions invraisemblables, qui tisse ce réseau de mensonges par les mailles duquel nous nous faufilons si allègrement, sans connaître le dur apprentissage des limites de la raison». Il ajoute: «Les seuls outils à même de nous libérer intérieurement et de provoquer un changement de registre dans notre faculté de percevoir les choses demeurent une pensée critique et la lame tranchante d’une interrogation fondamentale s’attaquant sans merci aux vérités les plus exclusives».(14)
(...)Quant à notre destin politique, le Liban semble condamné à attendre une conjoncture favorable pour lever l’hypothèque qui pèse sur son indépendance et sa souveraineté. En attendant, faute de pouvoir interroger les oracles, il peut être plaisant de solliciter la poésie. A l’encontre du discours idéologique qui travestit la réalité au gré des manipulateurs, le discours poétique la transfigure en fonction des aspirations profondes du poète et des lecteurs; de ce fait, il a parfois valeur prémonitoire. Dans la poésie biblique, où le Liban représente l’archétype du «haut-pays» qui défie toutes les tentatives d’asservissement, le prophète Habaquq lance à l’oppresseur un avertissement solennel: «La violence faite au Liban te submergera» (2,17), et Isaïe renchérit: «A ton propos se réjouissent les cyprès et les cèdres du Liban. (Ils disent): Depuis que tu t’es effondré, on ne monte plus nous abattre» (14,8). Mais écoutez encore Isaïe: «En deuil la terre languit, dans la honte le Liban se dessèche» (33,9), mais «dans un peu de temps, très peu de temps, le Liban se changera en verger et le verger sera pareil à une grande forêt» (29,17).

(1) Olivier REBOUL, Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980, p. 30.
(2) Khalida Messaoudi, Une Algérienne débout, Entretiens avec Elisabeth Shemla, Paris, Flammarion 1995, pp. 67-68.
(3) Alain Besançon, Trois tentations dans l’Eglise, Paris, Calmann-Lévy 1996, p. 145.
(4) Michel Allard, «Aux étudiants en langue et littérature arabes», in Travaux et Jours, No 58, 1977, p. 11.
(5) Luc-Henri de Bar, Les communautés confessionnelles du Liban, Editions Recherche sur les Civilisations, Paris 1983, p. 15.
(6) Mohamed Kerrou, «Langue, religion et sécularisation au Maghreb», in Actes du colloque international «Diversité linguistique et culturelle et enjeux du développement», tenu à Beyrouth les 21, 22, 23 mars 1996. Sous presse.
(7) Abdallah Bounfour, cité par Mohamed Kerrou, op. cit.
(8) L’Orient-Le Jour, 3 décembre 1996.
(9) Sélim Abou, L’Identité culturelle. Relations interethniques et problèmes d’acculturation, Paris, Anthropos 1981, 1986; 3e édition «Pluriel», Hachette 1995, pp. 149-150.
(10) Olivier Todd, «The Triumph of Newspeak», in Newsweek, 29 septembre 1975.
(11) Mohamed Kerrou, op. cit.
(12) Fouad Boutros, «Diversion et dérobade», in L’Orient-Le Jour, 6 décembre 1996.
(13) Issa Goraieb, «Grandeur nature», in L’Orient-Le Jour, 18 septembre 1996.
(14) Daryush Shayegan, Le regard mutilé. Schizophrénie culturelle: pays traditionnels face à la modernité, Paris, Albin Michel 1989, pp. 44, 46.
Comme chaque année, l’Université Saint Joseph a célébré hier sa fête patronale, la Saint Joseph, au campus des sciences et technologies (ESIB), à Mar Roukoz. Cette fête a regroupé plusieurs centaines d’enseignants des différentes facultés et écoles supérieures de l’USJ aussi bien à Beyrouth que dans les trois autres centres régionaux du Liban-Nord (à Tripoli), du...