Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

Conservation des vieilles demeures Un souci louable mais qui provoque bien des tiraillements ... (photo)

«Avec leur destruction, n’est-ce pas la tristesse éternelle des sources».
GEORGES SCHEHADE

Comme on sait, Solidere et quelques particuliers ont investi les vieux bâtiments du centre-ville en les relookant... La capitale regorge de souvenirs. Le passé évanoui garde une présence obsédante, riche de tant de résonnances. Pour le compte du ministère de la Culture, l’Association pour la protection des sites et demeures anciennes (APSAD) a chargé un groupe d’architectes dirigé par Fadlallah Dagher et Wissam Jabr de répertorier, dans la première couronne autour du centre-ville, toutes les vieilles maisons libanaises.

L’opération s’est étalée sur 15 secteurs pris sur le découpage de l’EDL: Aïn Mreissé; Joumblatt; Kantari; Zarif; Sérail; Patriarcat; Bachoura; Basta el-Tahta; Jésuites; Mar Maroun; Gemmayzé; Rmeil; Saint Nicolas; Furn el-Hayek et Sagesse. L’architecte Dagher a dressé une liste de 1.016 bâtiments datant d’avant 1945 et reflétant selon lui un type de société patriarcale. Ces édifices anciens ont été regroupés selon leur position géographique dans la ville; l’état des lieux: délabré, moyen, ou bon, la date de construction: avant 1860, entre 1860 et 1920, entre 1920 et 1945; la typologie du bâtiment, la majorité étant à hall central; la qualité architecturale et historique; le nombre d’étages; les matériaux de façade: pierre de taille, ramlé, grès, enduit. Fadlallah Dagher classe comme «hautement intéressants» 456 bâtiments «intégrés dans un tissu représentatif d’une époque précise». Trois cent douze autres, tout en étant également typiques d’une période donnée, présentent un intérêt moyen vu leur isolement. Les 248 restants sont dans «un état de délabrement trop avancé pour garder une quelconque valeur architecturale». dans quelles limites, par quels moyens peut-on sauver des bâtisses anciennes, leur redonner longue vie...
Les lois libanaises, protégeant le patrimoine archéologique et architectural, datent des années 30. ces lois toujours en vigueur ne couvrent que les vestiges et les bâtisses antérieurs à 1700. beiteddine, Deir el-Kamar et quelques rares autres sites constituent des exceptions incorporées à la liste de la Direction Générale des Antiquités (DGA)... Or depuis l’indépendance, la progression démographique, l’extension foncière de la capitale et des villes ont rogné sur le patrimoine architectural. Les vieilles pierres sont prises en étau par le béton et l’acier. Les années d’hostilités ont réduit en ruine toute une culture, toute une esthétique, tout un art de vivre. En 1991, la reconstruction livre beaucoup de bâtiments au bulldozer alors que quelques voûtes anciennes laissent toujours échapper la sourde rumeur de celui qui se refuse à mourir tout à fait...
Que fait alors la direction de l’Urbanisme (fondée en 1963)? «Les lois gérant l’urbanisation du Liban et la préservation des sites naturels sont très claires» dit M. Assem Salam membre du Conseil supérieur de l’urbanisme et président de l’Ordre des ingénieurs et des architectes. «Beaucoup de zones auraient pu être déclarées non-edeficanti, d’autres auraient dû être soumises à des conditions de servitude c’est-à-dire à des règlements de construction précis. En ce qui concerne les vieilles maisons, des conditions de restauration auraient pu être établies... Mais, affirme-t-il, la Direction générale de l’Urbanisme n’a jamais rien fait». M. Salam ajoute qu’il n’y a jamais eu dans le cadre d’un plan directeur une action en faveur de la protection du patrimoine. Il insistera également sur le fait que «la destruction du centre-ville est un des facteurs qui ont mené à une prise de conscience pour sauver le patrimoine architectural».
Mais l’APSAD, fondée en 56, et d’autres ONG sensibles à l’histoire sinon à la beauté, réagissent. De son côté, le ministère de la Culture s’efforce de mettre fin à l’érosion du patrimoine architectural. Dans une première étape, M. Michel Eddé, alors ministre, décide de «placer sous étude» les maisons répertoriées par le groupe de l’APSAD, en attendant qu’une loi vienne planifier les choses. Cet arrêté No1879, signé le 7 mars 1996, est envoyé au mohafez de Beyrouth. Il interdit, pour un délai de six mois renouvelable, la démolition de toutes les bâtisses répertoriées. Entre-temps, une trentaine d’architectes, sociologues et juristes sont réunis par le ministre pour plancher sur un projet de loi donnant les moyens d’agir. Mais là, les points de vue se révéleront divergents...

Clivage

Pour les uns, le classement d’une bâtisse entraîne la dépréciation de la valeur du terrain; il faudrait, par conséquent, une indemnisation de compensation pour encourager le propriétaire à participer de bon cœur à la conservation du patrimoine. M. Ziad Akl, membre du Conseil supérieur de l’urbanisme et membre de l’APSAD, explique qu’«une maison classée, donc interdite de démolition, peut se trouver sur une parcelle susceptible, côté valeur foncière, d’abriter un immeuble de 10 étages, par exemple. Le propriétaire qui ne peut plus exploiter son terrain va donc se sentir lésé, voire dans certains cas ruiné. Une contribution de l’Etat axée sur le transfert de cœfficient doit donc être proposée. Elle permettrait au propriétaire d’un terrain constructible de vendre son coefficient (de permis de construire) pour une autre propriété foncière...» Mais pour M. Salam, «c’est une hérésie. Le constructeur qui ne devait s’élever qu’à quatre ou six étages peut maintenant monnayer un transfert de coefficient pour dresser une vraie tour. Cette disposition, si elle est appliquée, entraînerait une anarchie urbaine sans précédent, un marasme et une pollution visuelle inouïs». M. Salam souligne également que «la Direction de l’urbanisme a été créée dans le but de minimiser les dégâts et non de les répandre. Après l’étage Murr, voilà un autre texte qui risque de défigurer encore plus le paysage urbain... Jusqu’où peut aller le mercantilisme du Libanais?».
Pour M. Akl cependant, «le transfert de coefficient doit être réparti sur zones qui peuvent absorber un surplus d’étages, sans défigurer le site urbain...». L’architecte souligne que les maisons qui seront classées peuvent appartenir à «des personnes de condition moyenne dont la survie dépend de la vente de leur terrain. On ne peut donc pas leur faire assumer, à eux seuls, le prix de la beauté et de la sauvegarde du patrimoine. La compensation de l’Etat leur permettra de conserver leur maison, de la restaurer ou encore de la louer à un prix fort pour aller vivre ailleurs».
M. Joseph Pharès qui fait partie des 12 cadres membres exécutifs de l’ICOMOS (Comité international des monuments et des sites) et de l’APSAD insiste sur le fait que «ce que propose l’Association ne peut pas léser le propriétaire... Mal informé, ce dernier se dresse contre le projet...!» tout en soulignant qu’on ne doit pas exiger «qu’une maison isolée soit restaurée». Il affirme «qu’il serait primordial de sauvegarder les secteurs représentant un ensemble de demeures qui offrent une image historique de Beyrouth». Il donne l’exemple de la vieille ville de Byblos où le prix du m2 a triplé dans la zone piétonnière.
M. Ziad Akl parle d’une autre indemnisation ayant trait au rajout d’un étage ou étage et demi, sur base de servitudes très sévères afin de respecter la configuration originelle de l’édifice.
M. Assem Salam considère pour sa part que la politique d’indemnisation est contraire aux lois de l’urbanisme qui stipulent que le classement éventuel n’entraîne aucune compensation. «La loi c’est la loi» dit-il. «Il n’y a qu’à l’appliquer. La solution au problème est résolument simple: respectez les lois de l’urbanisme. Par ailleurs, à l’aube du troisième millénaire, les maisons anciennes sont des sites prestigieux de plus en plus réclamés par des sociétés et des personnes aisées. Leur valeur n’en est donc que plus accrue...».

Droit inaliénable

et M. Salam de mettre l’accent sur le droit de propriété. «C’est un droit constitutionnel. Mais ce qu’on peut faire de la propriété n’en est pas un. Vous faites de votre propriété ce que l’Etat vous permet», dit-il. «Renoncer à ce principe entraînerait l’annulation de tout plan urbain», conclut-il.
Attaquant sévèrement le principe du transfert de coefficient qui ferait naître «des mastodontes à l’impact très grand et un marasme urbain encore plus grave», l’architecte Simone Kosremelli de son côté cite à titre d’exemple l’immeuble Ibrahim Jamil à Aïn Mreïssé. «Il suffit de sillonner le secteur pour avoir une idée bien précise de la situation que peut créer un transfert de coefficient. Ibrahim Jamil qui a acheté à la municipalité la petite parcelle donnant sur la mer a doublé son terrain et par conséquent son coefficient. La tour étouffe toutes les constructions, les vieilles comme les modernes et bloque la vue à des centaines de mètres à la ronde. Certains appartements ne voient plus le soleil, même pas le ciel... c’est de la folie».
pour conserver ces vieilles demeures beyrouthines, et les paquets de maisons dispersées à travers le Liban, représentant encore un important tissu architectural et social, Simone Kosremelli et le président de l’Ordre des ingénieurs et architectes proposent en vrac plusieurs idées: création des «fund rising», des caisses, une exemption fiscale, une taxe pour les immeubles adjacents qui utilisent et profitent de cet espace ouvert, une petite subvention de l’etat «parce que le patrimoine est aussi important que la réalisation de certains projets» dit M. Salam. Ou encore de «libérer les loyers pour permettre aux propriétaires de profiter de leurs biens. Ces vieux appartements vaudront beaucoup plus sur le marché» dit l’architecte Kosremelli.

Refus

A ces différentes propositions, c’est un non catégorique qu’opposent les propriétaires. «C’est un abus de droit. Par ailleurs, vous imaginez les milliers de m2 qui seraient proposés sur le marché? Vous imaginez le bazar que cela provoquerait? Je ne vais pas prendre mon bon de transfert de coefficient et aller le vendre à mon voisin qui pourra marchander sa valeur comme bon lui semble» dit M. Antoine Menassah, président du Rassemblement des propriétaires des demeures anciennes. «Deuxièment, ces grattes — ciel qui vont pousser dans notre voisinage vont nous bloquer le soleil, nous ne voulons pas vivre dans des endroits insalubres... Il y a certes quelques chefs-d’œuvres à conserver, des bijoux d’architecture qu’on serait fier d’afficher, mais qu’on ne nous chicane pas les fers forgés, les poutres délabrées et quelques colonnes cassées qui n’ont aucune valeur historique... Et puis qui me dit qu’une fois une loi promulguée, l’Etat respectera ses engagements? Dans ce pays on ne voit que des lois qui paraissent et disparaissent... On a pas mal d’exemples qui sont loin d’être encourageants comme ces terrains confisqués pour élargir des routes et que l’Etat n’a jamais payés... Etre exempté de taxes? Je veux payer ma taxe et je veux construire, habiter une maison qui me convienne à moi et à ma famille. Je suis libre de vivre comme il me plaît. Et je veux vivre dans des grattes-ciel, voilà».
M. Menassah de parler de plusieurs cas de propriétaires qui ont payé des indemnités pour se débarrasser des loyers anciens dans le but de démolir pour construire un nouvel immeuble. «Moi j’ai payé 360.000 dollars pour vider ma propriété où je veux construire cinq étages afin de me loger avec mes cinq frères. Nous sommes héritiers d’un même fonds: nous voulons loger nos familles; nous avons ce terrain pour le faire; ils n’ont pas le droit de nous l’interdire! Ils sont nombreux les gens qui sont dans notre cas. Par les temps qui courent, la crise sociale est très grave et ils veulent la rendre plus aiguë encore. On nous dit par ailleurs que la conservation du patrimoine est sacrée partout ailleurs... Eh bien je n’habite ni l’europe, ni l’Amérique et je n’ai pas le complexe, moi, des lois et des mœurs importées... Nos problèmes diffèrent, les solutions aussi» conclut M. Menassah.
En somme la mémoire et l’émotion d’un côté; et en face le souci de vivre... Qui peut dire comment, quand, et où, la balance va pencher?

May MAKAREM
«Avec leur destruction, n’est-ce pas la tristesse éternelle des sources».GEORGES SCHEHADEComme on sait, Solidere et quelques particuliers ont investi les vieux bâtiments du centre-ville en les relookant... La capitale regorge de souvenirs. Le passé évanoui garde une présence obsédante, riche de tant de résonnances. Pour le compte du ministère de la Culture, l’Association...