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Actualités - REPORTAGE

La cour de justice poursuit l'examen de l'affaire Murr Geagea interroge les témoins dont deux affirment avoir été torturés (photo)

Ce qui avait commencé comme un procès sans grande surprise, se transforme au fil des audiences en écheveau inextricable, dans lequel les éléments inédits, les révélations et les rétractations se multiplient à un rythme effarant. Hier, au cours de l’audition des témoins du parquet dans l’affaire de la double tentative d’assassinat du ministre Michel Murr, les 20 et 29 mars 1991, la Cour de justice a dû faire face à plusieurs situations nouvelles. D’abord, les deux inculpés présents, le chef des FL dissoutes, Samir Geagea, et Manuel Younès se sont transformés en juges, posant eux-mêmes les questions aux témoins. Ensuite, pour la première fois dans l’histoire des procès devant la Cour de justice, l’unité chargée de la sécurité des audiences n’a pas totalement exécuté les instructions du président Khairallah — qui avait demandé que soit rendu à M. Geagea le dossier qui lui avait été confisqué et sur lequel il avait noté les questions. Enfin, l’un des témoins, Mohamed Ibrahim, de nationalité syrienne, a affirmé, après avoir prêté serment, qu’au cours de son interrogatoire au tribunal militaire, on lui avait arraché des morceaux de sa propre chair pour les lui faire ensuite avaler, alors que son camarade, Michel Hamparsoumian, déclarait qu’il s’était évanoui devant l’enquêteur militaire à cause des coups reçus en sa présence... Certes, ces deux témoins semblent aussi peu crédibles que l’était le couple Nabil Mursi-Ali (de nationalité égyptienne) et Joulane Diya dans l’affaire de l’attentat contre l’église de Zouk, mais leurs propos soulèvent forcément quelques interrogations. Au sujet de l’affaire proprement dite, l’ancien membre des FL, Wafaa Wehbé, a confirmé ses précédents témoignages impliquant la milice, en dépit des questions précises de M. Geagea qui ont duré presque trois heures. Prochain rendez-vous, mercredi 29 janvier.
Des six témoins prévus pour l’audience d’hier (dont trois anciens membres des FL, un membre des FSI, un ancien soldat et un menuisier syrien), quatre seulement ont été entendus, en près de six heures. C’est dire que les témoins ont été soumis à un feu roulant de questions, non pas comme on pourrait s’y attendre par le représentant du procureur général près la Cour de cassation, M. Amine Bou Nassar, mais surtout par le chef des FL lui-même, visiblement en bonne santé, l’esprit et la mémoire toujours aussi alertes, comme l’a d’ailleurs souligné le président Khairallah.
Ce procès n’attirant plus beaucoup de monde, les mesures de sécurité sont relativement allégées en ce vendredi après-midi, aux abords du Palais de justice. On est bien loin de l’impressionnant dispositif déployé lors du jugement dans l’affaire Halabi. Et le procès de l’affaire Murr ressemble de plus en plus à une sorte de réunion intime. A partir de 14 heures, les avocats commencent à s’installer sur leurs bancs. Du côté de la défense, il y a Mes Issam Karam, Edmond Rizk, Edmond Naïm, Jihad Abdallah et Samih Bcherraoui pour Geagea, ainsi que Mes Sleiman Lebbos et Abdo Abou Tayeh pour Manuel Younès. Ce sont Me Youssef Germanos (venu avec son fils) et Fadia Hamed qui représentent les intérêts de la partie civile: Moufleh Abou Younès, Samir Ghossoub et le petit Jad Bou Dagher âgé de sept ans, dont les parents et la sœur sont morts au cours de l’explosion de la voiture piégée...
Samir Geagea est introduit vers 14h15. Alerte et souriant, il commence par ôter sa parka bleue — bien que la salle soit glaciale — et s’assied à son banc, l’air détendu dans sa veste grise et son pull blanc. Manuel Younès semble plus fébrile, essayant de saluer ses proches, assis au second rang.
L’audience est ouverte à 14h30. Alors que le juge Hekmat Harmouche consulte ses impressionnants dossiers, le président joue avec son bic rouge. Il donne la parole à Me Edmond Naïm qui proteste contre le fait que les avocats n’ont pu s’isoler avec leur client, conformément à la loi. Il demande donc officiellement à la Cour de veiller à l’application de cette disposition, et d’autoriser au moins les avocats à s’entretenir avec M. Geagea au cours de l’audience.
Me Rizk rappelle alors qu’au cours d’une émission télévisée, le procureur général près la Cour de cassation, M. Adnane Addoum, avait reconnu que le choix de la prison de Yarzé est une décision politique. Ce qui constitue, selon lui, une infraction évidente à la loi.
Le représentant du parquet, M. Bou Nassar, répond en rappelant à son tour que ce débat a été tranché il y a longtemps par la Cour et que, par conséquent, la prison instituée à Yarzé n’est plus un sujet de débat.
Mes Naïm et Karam rejettent cette réponse, réclament l’application de la loi relative aux droits de la défense et accusent le juge Bou Nassar de répondre à côté de la question.
Ce dernier réagit vivement et cet homme à l’allure débonnaire, au sourire prompt et doux s’emporte brusquement, ses mains tremblant presque devant le micro. Il répète que la Cour a tranché ce débat et il accuse les avocats de M. Geagea de vouloir gagner du temps et par conséquent entraver le cours de la justice. Depuis le début du procès, c’est le premier éclat du représentant du parquet qui conserve généralement une allure calme, voire détachée.
Les membres de la Cour se concertent et le président Khairallah déclare finalement que, ne voyant aucune atteinte aux droits de la défense, la Cour décide de poursuivre l’audience.
Me Youssef Germanos, de la partie civile, demande l’autorisation de poser quelques questions à Manuel Younès, mais le président refuse.
Geagea demande alors la parole. Il précise que, comme il n’a pas pu s’isoler avec ses avocats, il avait préparé des questions à poser aux témoins, mais le dossier lui a été confisqué à Yarzé. Il demande au président s’il peut donner des instructions pour qu’il lui soit rendu. Le président lui fait remarquer qu’il a une excellente mémoire et qu’il n’a pas besoin de son dossier. Mais Geagea insiste, parce que, dit-il, «il y a des détails. Je ne peux pas tout retenir. S’il vous plait, M. le président, c’est la seule possibilité que j’ai de me défendre...». Le président Khairallah, qui traite toujours Samir Geagea avec beaucoup d’égards, ne lui refusant aucune demande, donne des instructions en ce sens. Mais le dossier ne sera pas rendu au cours de l’audience. Relancé par Geagea, le président Khairallah dira: «Nous avons essayé... La prochaine fois, il faudra me demander cela à l’avance et je prendrai les dispositions qu’il faut...»
Le premier témoin convoqué est un ancien membre du service de sécurité des FL, Wafaa Wehbé. Il sera interrogé pendant près de trois heures, surtout par Samir Geagea, décidé à discréditer son témoignage parce qu’il charge les FL.
Le témoin a été arrêté le 20 juillet 1995, dans cette affaire, et il est resté 5 mois en détention, avant d’être relâché par le juge Ghantous.
Ancien membre du service de sécurité des FL, Wafaa Wehbé travaillait sous les ordres de Tony Obeid, dans la section d’intervention et de protection. Ami de Naja Kaddoum (l’un des inculpés en fuite dans cette affaire), il révèle avoir vu trois fois ce dernier, près du restaurant Halabi, à Antélias, en compagnie de Elie Awad (Juliano) et les deux hommes étaient, selon lui, en pleine mission d’investigation et d’inspection des lieux. Il a deviné cela en voyant le papier que tenait Naja Kaddoum et qui ressemble à ceux utilisés pa les membres de la section dans ce genre de mission. Cela se passait peu de temps avant la double explosion d’Antélias.
Une vingtaine de jours après l’explosion, il rencontre de nouveau Naja Kaddoum devant un restaurant sur l’autoroute de Jounieh. Naja lui fait signe de s’arrêter et, naturellement, Wafaa lui demande des nouvelles des «chabab». «Ils ne sont plus en train d’aller à Beyrouth, répond Naja Kaddoum, car Michel Murr a donné l’ordre aux soldats de poursuivre les FL surtout ceux qui travaillent dans le service de sécurité. Nos avons déjà à deux reprises utilisé à son encontre des explosifs. Peut-être qu’à la troisième tentative, il sautera enfin. Tony Obeid veut l’éliminer pour mettre Samir Geagea à sa place» (au ministère de la Défense).
Poursuivant son récit, Wafaa Wehbé déclare que, sept à huit mois plus tard, Naja Kaddoum est venu déjeuner chez lui à Enfé. Une fois de plus, il lui demande des nouvelles des «chabab» et Naja répond: «Je ne les vois plus car ils ont tous repris leurs anciens métiers. Seuls Jean Chahine et moi sommes avec Tony Obeid. Si Jean réussit à mettre un explosif dirigé contre Murr, nous reviendrons à Beyrouth et nous lui érigerons une statue».
Se basant sur ces faits et ces confidences, Wehbé en déduit que les FL sont derrière les deux attentats d’Antélias. Geagea d’ailleurs soulignera bien le fait qu’il s’agit de simples déductions chez le témoin. Wehbé confirme ensuite qu’il surnommait Manuel Younès, Mano et Manolito, contrairement aux propos de celui-ci qui avait affirmé devant la Cour qu’on ne l’appelait que par son vrai nom. Selon lui, Manuel Younès était un officier administratif à la caserne de la section d’intervention et de protection. Mais ses pouvoirs sont bien plus étendus que ce qu’avait déclaré Manuel Younès au cours de son interrogatoire. Le témoin confie ensuite que les membres du service de sécurité des FL avaient des cartes établies à de fausses identités, qu’ils présentaient aux barrages de l’armée. Sa carte à lui était au nom de Maroun Achkar. Le témoin déclare encore que Ruchdi Raad — qu’il connaissait sous le nom de lieutenant Fawzi — était un spécialiste des explosifs.
A la demande de Geagea, le témoin explique ensuite pourquoi il considérait le ministre Michel Murr comme un ennemi des FL. «Il est parti avec Elie Hobeika après le 15 janvier 1986 et il est revenu en même temps que lui». «C’est donc une déduction de sa part?» insiste Geagea et le témoin répond par l’affirmative.
Suivant l’exemple de son ancien chef, Manuel Younès veut à son tour poser des questions. Il se lance dans des considérations générales mais le président lui demande de rester limité aux questions le concernant.
A 17h30, le président décide une pause d’une demi-heure et l’audience reprend à 18 heures. Trois témoins seront entendus en près de deux heures. Il s’agit d’abord de l’adjudant-chef des FSI Fouad Chaar qui se contente de confirmer le rapport qu’il avait fait après avoir inspecté les lieux du drame. Il refuse de répondre aux questions de Samir Geagea qui souhaiterait faire des comparaisons entre ce rapport et le croquis dessiné par Fouad Ghosn, l’un des inculpés libéré puis inculpé de nouveau, mais il a entre-temps pris la fuite. Et alors que le président Khairallah ne trouve pas le croquis cité par M. Geagea, ce dernier lui précise qu’il est à la page 6 de la déposition de Fouad Ghosn. Les cinq juges fouillent aussitôt dans leurs documents et retrouvent le croquis à la pape indiquée.
Le troisième témoin est Mohamed Ibahim, de nationalité syrienne. Ayant pratiquement vécu dans les régions est, notamment à Karm Zeytoun où il affirme avoir été le voisin de Michel Hamparsoumian, il est particulièrement louche et confus. Ne tenant pas vraiment compte des questions qui lui sont posées, il récite ce qui semble être sa leçon, racontant, sans en avoir été prié, comment, au tribunal militaire, on lui a coupé sa propre chair pour la lui faire avaler. Devant le scepticisme de la Cour, il commence à enlever son pantalon pour montrer les traces de cette incroyable opération. Mais le président l’arrête vivement. Selon Ibrahim, c’est l’enquêteur militaire, le capitaine Kaakour, qui aurait monté toute l’opération, l’obligeant ensuite à signer les dépositions. Mais Me Karam fait remarquer qu’il y en a une écrite de sa propre main, et le témoin affirme être illettré. Son histoire est en tout cas confuse, voire incompréhensible, d’autant qu’à l’entendre, il aurait séjourné à Karm Zeytoun, puis il aurait fait son service militaire en Syrie, avant de s’installer à Baal Mohsen (Tripoli) puis de revenir à Bteghrine. Il raconte ensuite que Michel Hamparsoumian est un ami d’enfance, «nos maisons étaient collées l’une à l’autre», dit-il alors que Hamparsoumian déclare, à son tour, qu’ils habitaient à 200 mètres l’un de l’autre. Mohamed Ibrahim affirme avoir acheté une Mercedes 200 blanche à Hamparsoumian (l’une des voitures qui a explosé à Antélias a les mêmes caractéristiques), alors que ce dernier déclare que Mohamed l’avait volée et comme il se trouvait avec lui, les autorités l’ont attrappé et accusé du vol...
Bref, les dépositions de ces deux hommes sont des plus curieuses. Pourtant, tous deux ont été longuement arrêtés avant d’être relâchés par le juge d’instruction, M. Georges Ghantous, qui les a considérés innocents. Interrogés tous les deux par M. Nasri Lahoud, alors juge d’instruction militaire, ils affirment avoir été frappés devant lui et Hamparsoumian, lui-même soldat, affirme s’être évanoui à cause de la violence des coups reçus devant M. Lahoud.
La question qui se pose, à ce stade, est la suivante: pourquoi ces deux hommes auraient-ils été soumis à de telles tortures pour être ensuite remis en liberté? D’ailleurs, tant les avocats de la défense que M. Geagea lui-même, mettront l’accent sur les contradictions dans les dépositions des deux hommes. Geagea voudra surtout savoir pourquoi, s’ils ont été contraints de se déclarer coupables de la double tentative d’assassinat, ont-ils précisé l’avoir réalisé pour le compte des FL. Et les deux hommes ont répondu n’avoir rien dit, tous les détails ayant été ajoutés par les enquêteurs militaires. Hamparsoumian va même jusqu’à affirmer qu’il n’aime pas les FL et qu’aucun membre de sa famille n’a collaboré avec cette milice. «Pourtant, lui demande Me Karam, l’un de vos frères n’en était-il pas membre? «Il y est resté quelques jours et lorsque j’ai été pour le ramener à la maison, les FL m’ont tabassé...», répond-il.
Me Abou Tayeh lui cite ensuite une série de noms, lui demandant s’il les connaît. «Je ne connais personne dans les FL», répond Hamparsoumian et l’avocat veut savoir comment il a su qu’ils étaient membres des FL. «A cause des journaux», répond le témoin. Pourtant la plupart de ces noms n’ont pas été cités dans la presse.
Hamparsoumian avait été arrêté en 1988 pour vol de voiture, mais à l’époque il n’avait purgé que six mois. Après la double tentative d’Antélias, il est de nouveau arrêté pour continuer à purger sa peine. Puis il est interrogé sur l’affaire Murr. Il n’a été libéré qu’en 1995, par le juge Ghantous.
Les questions continuent à pleuvoir, mais les réponses sont peu concluantes. Il est près de 20 heures lorsque le président décide de clôturer l’audience. Il convoque les deux témoins restants, Georges Abdel Massih, ancien chef du département d’information des FL, et Elie Jabbour, ancien membre du service de sécurité de la même milice. Les deux hommes ont attendu plus de six heures dans la salle réservée aux témoins, sans pouvoir communiquer avec quelqu’un, afin de ne pas être influencés. Ils devront pourtant revenir le mercredi 5 février pour être entendus par la Cour. Dans un souci évident d’accélérer le procès, celle-ci fixe la prochaine audience au mercredi 29 janvier. L’ancien No2 des FL, Fouad Malek, et d’autres anciens responsables de la milice y seront notamment entendus. Visiblement, le président Khairallah a hâte d’en finir...

Scarlett HADDAD
Ce qui avait commencé comme un procès sans grande surprise, se transforme au fil des audiences en écheveau inextricable, dans lequel les éléments inédits, les révélations et les rétractations se multiplient à un rythme effarant. Hier, au cours de l’audition des témoins du parquet dans l’affaire de la double tentative d’assassinat du ministre Michel Murr, les 20 et 29...