
D.R.
Alessandro Melis est une figure marquante de l’architecture contemporaine, tant par sa pratique que par ses écrits. Professeur titulaire de la première chaire au New York Institute of Technology, il a été nommé commissaire du Pavillon italien à la Biennale de Venise en 2021, mission qui lui a été confiée par le Ministère italien de la Culture. Ambassadeur du design italien en 2020 et 2022 pour le compte du Ministère des Affaires étrangères, il a porté la voix de l’Italie à l’international, notamment à Paris, Tenerife, New York et Washington. Melis est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont les plus récents sont Architectural Exaptation. When Function Follows Form (2024), coécrit avec Telmo Pievani et José Antonio Lara-Hernández, ainsi que The Architecture of Exhibitions. Experiential Design (2025), en collaboration avec Rozina Vavetsi et Fabio Finotti.
Vous soutenez que les structures et espaces architecturaux peuvent connaître des mutations fonctionnelles, évoluant au-delà de leur usage initial. Vous contestez également le célèbre axiome « la forme suit la fonction ». Ce glissement est-il induit par les avancées technologiques, par les besoins émergents et en constante évolution des individus, ou par une reconsidération ontologique dans laquelle l’humain est de plus en plus perçu comme un cyborg ?
Ce changement résulte de l’ensemble de ces facteurs, mais il est, plus profondément encore, le symptôme d’un déplacement d’époque, une ère d’urgence. Et par « urgence », j’entends un moment où une espèce suit une trajectoire susceptible de mener à son extinction. L’imprévisibilité climatique, la fluidité sociale et les prothèses technologiques ont dissous les certitudes qui soutenaient autrefois l’axiome « la forme suit la fonction ».
Dans Architectural Exaptation, je propose que la forme puisse précéder la fonction, comme un potentiel latent, à l’image d’une structure biologique en attente d’une mutation pour devenir tout autre chose. En ce sens, la conception humaine, y compris l’architecture, devient un sous-produit de la créativité, elle-même sous-produit de l’évolution humaine.
On pourrait dire que les avancées technologiques, notamment l’essor de l’intelligence artificielle et de la cybernétique, ont joué un rôle catalyseur. Mais tout aussi important, sinon plus, est le changement ontologique. La métaphore du cyborg n’est plus un cliché de science-fiction ; elle est une réalité vécue. Cela nous oblige à considérer les bâtiments non plus simplement comme des enceintes d’activités, mais comme des agents poreux, évolutifs, intégrés à des écosystèmes plus larges, numériques autant qu’écologiques.
Comment l’IA, en tant qu’outil d’exaptation du design, transforme-t-elle notre compréhension du rôle du concepteur et de la créativité ?
Ce dont nous avons besoin dans le domaine de l’architecture, c’est de passer d’une conception de la maîtrise comme reproduction du canon à une conception de l’exploration comme génération de possibles adjacents.
L’IA ne nie pas le rôle du concepteur ; elle le radicalise. Elle révèle des configurations dont nous ignorions le besoin, voire même l’existence. On affirme souvent que l’IA générative n’est pas créative, que la créativité est une capacité exclusivement humaine. Mais la biologie évolutive nous raconte une vérité plus prosaïque : nous ne créons rien véritablement ex nihilo. Ce que nous faisons, c’est attribuer des usages qui répondent avant tout à nos propres besoins, en liant des éléments existants ou en manipulant des matériaux pour produire de nouvelles configurations. Ce processus pourrait être mieux décrit comme une évolutionnarité – la capacité à favoriser ou accélérer l’évolution – plutôt que comme une créativité, entendue comme la production de quelque chose de totalement inédit.
En des termes plus simples, l’IA n’est pas étrangère à notre condition, elle est une extension de notre pensée associative.
Si avec l’avènement de l’IA nous pouvons considérer la conception architecturale contemporaine comme une simple répétition de motifs ou d’objets existants, assistons-nous à une convergence vers une nouvelle forme de positivisme ?
Ce risque existe bel et bien. La tendance par défaut de l’IA, lorsqu’elle est appliquée sans esprit critique, est de renforcer les biais existants – qu’ils soient esthétiques ou structurels. Mais l’IA possède aussi un potentiel inverse : elle peut devenir un outil de rupture épistémique. Nous ne sommes pas condamnés au positivisme, à moins de l’avoir choisi. Dès lors que nous cessons de demander à l’IA de résoudre des problèmes pour lui demander plutôt de poser des questions, nous libérons sa capacité exaptive. Elle ne sert plus à optimiser, mais à provoquer un étrangement, à nous aider à penser et à concevoir autrement.
En ce sens, l’IA ne devrait pas être notre oracle, mais notre trickster – ce perturbateur espiègle. Elle devrait déstabiliser nos habitudes de pensée et, ce faisant, nous aider à faire la paix avec l’incertitude – peut-être la seule fondation véritablement durable pour la conception à l’ère de la crise planétaire.
Architectural Exaptation. When Function Follows Form de Alessandro Melis et al., Routledge publishers, 2024, 254 p.
The Architecture of Exhibitions. Experiential Design de Alessandro Melis et al., Routledge publishers, 2025, 238 p.