Critiques littéraires

Jean Le Gall : Plaidoyer pour une esthétique de vie

Rome, fin des années 60, un intellectuel déçu par le combat politique se transforme en Diogène des temps modernes. Plus que drôle, un roman profond et étincelant.

Jean Le Gall : Plaidoyer pour une esthétique de vie

D.R.

Dernières Nouvelles de Rome de Jean Le Gall, Gallimard, 2025, 192 p.

«Il n’y a pas de plus grande solitude que celle éprouvée lorsqu’on entreprend de se pencher sur soi, d’autant que notre inconscient, d’une ingénierie diabolique, nous dissuade de revenir en arrière et nous interdit de saisir ces moments de bascule, de bifurcation, qui ont discrètement décidé de la suite de notre existence. »

Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser Nicola Palumbo, représentant d’une aile progressiste du parti communiste, à quitter la vie politique alors qu’il vient de remporter les élections auxquelles il s’est présenté ? Après une défaite, cela s’est déjà vu  ; après une victoire, jamais !

L’intrigue de ces Dernières Nouvelles de Rome de Jean Le Gall se déroule à la fin des années 60, dans une Italie qui va littéralement basculer dans un hédonisme consumériste porté par une production industrielle à tout crin.

Nicola Palumbo, intellectuel roué à la rhétorique marxiste mais également homme sensible, esthète épris de beauté, voit la catastrophe se profiler. C’est celle d’une rupture civilisationnelle qui se produit sous ses yeux : partout l’argent progresse et la grâce recule. La ville de Rome n’en est-elle pas le plus parfait exemple ? Face à cette nouvelle religion de la modernité qui fonde sa morale sur l’individualisme, le profit et l’hédonisme, Nicola Palumbo voudrait réagir. Mais que faire ? Comment faire ? La lutte politique n’est-elle pas justement le meilleur moyen de peser sur le monde et d’agir ? Certainement pas pour Nicola Palumbo qui connaît mieux que tout autre ce marigot frelaté, mélange de foire aux egos et d’entourloupes entre amis, qu’est le monde politique.

Une fois sorti de son sommeil dogmatique, Palumbo s’insurge. Mais plus que le doute, c’est une vraie angoisse existentielle qui l’assaille car notre héros vient de faire une grande découverte, celle de l’inutilité de nos existences marquées par un manque d’ancrage et une absence de profondeur : « Ne vois-tu pas que nous poursuivons des buts insensés, pour lesquels toi et moi serions infoutus de fournir la moindre justification ? dit-il à un ami. Ne vois-tu pas que nos occupations nous mettent dans un état continu de servitude, de remords, d’hypocrisie et d’illusions ? N’as-tu pas envie de voir le monde comme il apparaît aux ivrognes une fois leur ivresse passée ? »

Pour Nicola Palumbo, il est temps de vivre. Et, pourquoi pas, saisir la première occasion qui se présentera. Notre Diogène des temps modernes qui roule en voiture de sport et porte de beaux costumes est prêt à tout. Y compris à devenir vendeur de canapés. L’ex-intellectuel progressiste se reconvertit soudainement en agent commercial. Ainsi Palumbo, magnifique chevalier de l’inutile, compte-t-il vivre pleinement sa vie, hors des fausses promesses, des honneurs et de la comédie des représentations pour découvrir le secret de sa propre existence. « Je veux pour ma vie qu’elle soit désormais une expérience existentielle. L’existence humaine est beaucoup plus épaisse que la politique ne veut le croire. »

Odyssée drolatique, faussement loufoque et véritablement profonde où ne seront pas minorés l’importance des hanches de Sylvana Mangano et le goût de la morue à la livournaise, Dernières Nouvelles de Rome réjouit par sa vivacité d’esprit et son nihilisme flamboyant. Plus fondamentalement, c’est un fameux miroir qui scrute les contours de l’homme moyen que l’auteur nous tend : « À la fin, tu verras, la lutte des classes se résumera à n’en vouloir créer qu’une seule. Les usines seront occupées par les robots, et une fois l’ouvrier, le paysan, les journaliers agricoles, les braccianti tous disparus, le petit homme du tertiaire remplira les villes comme les termites habitent le bois. La politique récompensera les instincts, autrement dit la race, l’identité, l’argent. » Eh oui, c’est bien notre monde qui se profile, cette ère contemporaine qui nous aveugle si bien que nous ne savons plus quoi lui opposer.

Jean Le Gall, auteur et éditeur passionné – il dirige les éditions du Cherche-Midi, Séguier et Sonatine au sein du groupe Editis – mène une croisade contre l’affadissement des styles qui est un avilissement du monde. Ode à la littérature, Dernières Nouvelles de Rome, publié chez Gallimard, emprunte à la malice d’un Calvino, la rage d’un Pasolini et à la fausse désinvolture d’un Stendhal. Beaucoup de nos chers auteurs devraient prendre modèle sur cette littérature vivifiante.


Dernières Nouvelles de Rome de Jean Le Gall, Gallimard, 2025, 192 p.«Il n’y a pas de plus grande solitude que celle éprouvée lorsqu’on entreprend de se pencher sur soi, d’autant que notre inconscient, d’une ingénierie diabolique, nous dissuade de revenir en arrière et nous interdit de saisir ces moments de bascule, de bifurcation, qui ont discrètement décidé de la suite de notre existence. »Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser Nicola Palumbo, représentant d’une aile progressiste du parti communiste, à quitter la vie politique alors qu’il vient de remporter les élections auxquelles il s’est présenté ? Après une défaite, cela s’est déjà vu  ; après une victoire, jamais !L’intrigue de ces Dernières Nouvelles de Rome de Jean Le Gall se déroule à la fin des années 60, dans une Italie qui va...
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