
D.R.
Requiem d’un après-midi de Nada Sattouf, Éditions Poètes de brousse, 2024, 85 p.
Le mot d’Aragon pour qui le hasard s’incarne dans des « rendez-vous » se vérifie ici avec éclat puisque, du Québec où Nada Sattouf vit en ce moment, nous recevons ce recueil intitulé Requiem d’un après-midi, la veille de la cinquième commémoration du jour innommable « où l’on a piétiné une métropole » et dont voici l’exergue que le monde entier connaît : « Beyrouth. 16 heures 7 minutes. 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. Plus de 200 victimes, 6 500 blessés, 300 000 personnes sans abri. Décombres » – « ce mot ne s’emploie qu’au pluriel », précise-t-elle plus loin.
L’exergue et la couverture du recueil représentant le silo après le 4 août, entouré d’un désert de métal et de cinq grues, constituent les uniques indices explicites. La poétesse est en effet à dix mille lieues de tout épanchement lyrique et de toute écriture linéaire. Tout se passe comme si elle coupait l’herbe du sens sous les pieds du lecteur, pour le mettre face au chaos de ses responsabilités !
Ses poèmes qui n’en ont que la forme, comme une ossature décharnée, s’apparentent plutôt au Cut-Up, ce procédé d’écriture créé par Brion Gysin, pratiqué par William Burroughs et dont les précurseurs seraient les dadaïstes de 1920 et les surréalistes des « cadavres exquis ».
Car enfin, ne vivons-nous pas le même effondrement de la civilisation humaine ?
Eux sortaient de la pire boucherie de l’histoire. Et nous ? Pouvons-nous écrire comme si la pulvérisation du port de Beyrouth n’avait pas été l’œuvre des hommes ? Comme si l’on ne tirait pas dans la foule des enfants affamés à Gaza ?
« L’insoutenable vie pendue à la corde ».
Tout se passe comme si Nada Sattouf, devant la cohérence du monde écrabouillée, cognée à mort, ne pouvait qu’utiliser une « langue civière » pour que la poésie advienne ! Pour ramasser ses propres « morceaux partout, rien que partout ».
De manière quasiment absurde, comme pour en révéler le caractère aléatoire et obsédant, cinq parties composent ce livre, toutes ayant le même titre, HN4NO3, et le même exergue en arabe de Mahmoud Darwich : « Il y a sur cette terre ce qui mérite vie ».
Certes. Mais pour accéder à ce qui mérite vie, puisque cette dernière est « menée à la casse », puisque la « poussière est une unité de mesure », Sattouf qui publie là son huitième recueil, se devait de s’interdire une langue qui ne soit pas étrangère à elle-même. Elle ne pouvait que poser un acte puissant d’une poésie dont le sens éclaté a traversé le miroir brisé.