
D.R.
Jean-Paul Kauffmann est un homme extrêmement pudique. C’est une belle qualité mais l’est-elle encore quand on écrit sur soi ? Otage pendant trois années du Hezbollah, en compagnie de son ami, le remarquable chercheur Michel Seurat, qui décèdera pendant sa détention dans des conditions que l’on peut présumer terribles, il a toujours refusé d’évoquer sa captivité (de 1985 à 1988). Pour une raison bien précise qu’il nous avait expliquée : « Je ne voulais pas rentabiliser mon malheur. » Il avait ajouté : « C’est ma coquetterie, sans cesse y penser, ne jamais en parler. » (Libération du 27 janvier 1997)
S’il n’a jamais abordé frontalement cette réclusion, dont il a cependant laissé entendre qu’elle avait été effroyable – « une partie de moi est restée dans le royaume des ombres » –, il n’a eu de cesse de toujours tourner autour du sujet. Il l’a fait dès son premier livre Le Bordeaux retrouvé, consacré à sa lente renaissance au monde grâce aux grands crus du Médoc. Il a récidivé avec L’Arche des Kerguelen, qui décrit un retour parmi les vivants dans des conditions extrêmes. Puis, ce fut La Chambre noire de Longwood, sur l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène où l’empereur déchu essaye de vivre de son passé, suivi du Combat avec l’ange, métaphore de sa lutte pour survivre dans son cul-de-basse fosse libanais. Il y eut encore d’autres récits où sa détention est évoquée, dont La Maison du retour, Venise à double tour…
Cette fois, Kauffmann revient sur un événement effroyable survenu le 2 janvier 1949 dans le bourg de son enfance, près de Rennes : la mort de dix-huit footballeurs de retour d’un match dans un accident de car. Cette tragédie a marqué la France entière et pesé sur la jeunesse de l’écrivain, alors âgé de quatre ans. C’est l’occasion pour lui, quelque 75 ans plus tard, de mener une enquête qui lui permet en même temps d’évoquer les années de l’après-guerre dans une France rurale, aujourd’hui disparue ou en voie de l’être, ainsi que sa famille, avec un père boulanger et une mère « à l’anxiété heureuse ». Mais pas de nostalgie, pas de « c’était mieux avant » chez celui qui se définit comme « un pur produit de la province française » et reconnaît appartenir à un continent perdu : « le vieux monde », mais un récit qui sonne juste comme le tocsin de son village sur une époque qui apparaît déjà terriblement lointaine.
La langue de l’écrivain est toujours superbe et, sans pour autant tricher quand il évoque cette France « des chemins creux, des villages en pierre de schiste, avec leur air buté », engloutie par l’urbanisation à outrance et les razzias du progrès : « Une forme de correction morale transpirait des maisons sans couleur. La décence des gens qui détestent se faire remarquer et se veulent semblables au voisin. Ce gris sombre ardoisine qui ne s’éclaire que rarement à la lumière ressemble à ces années-là. Parfois, la pluie parvenait à réveiller la couleur cafardeuse, à l’image de nos vies apparemment sans relief. Cependant il suffisait d’un coup de vent asséchant le schiste aux reflets bleutés pour que tout l’environnement s’animât. Les miroitements du soleil métamorphosaient le village, devenu soudain méconnaissable. Une mélancolie joyeuse donnait une certaine vivacité à l’existence quotidienne, une austérité tempérée par un évident amour de vie qui nous définissait bien, à l’instar de ce triste schiste à l’aspect feuilleté qui s’allume et se prend parfois à exulter. »
L’accident de car sera donc aussi l’occasion ou le prétexte pour l’écrivain de relater, toujours avec grande pudeur, aussi bien la vie d’avant que « la part chimérique et compliquée de l’enfance ». Mais la tragédie l’emporte aussi vers un autre détour : il la voit comme annonciatrice de son kidnapping, avec Michel Seurat, à leur sortie de l’aéroport de Beyrouth, un kidnapping qui serait un autre accident, une sorte de réplique du premier en somme. « Sans pour autant m’abandonner au cours des circonstances au nom d’un fatalisme qui fixerait à l’avance les événements, j’ai toujours eu la conviction que la pente de mon existence dévalait vers cette journée du 22 mai 1985. Ai-je prêté main forte à cet accident ? Ai-je moi-même introduit le grain de sable dans les rouages d’une existence apparemment sans histoire ? » se demande l’auteur.
Le lecteur est pour le moins perplexe sur cet « ensemble de causalités » qui, tout en lui échappant, mènent d’un accident à l’autre, c’est-à-dire à son kidnapping, puis à sa délivrance. Jean-Paul Kauffmann étant d’une honnêteté absolue, on veut bien le croire mais il ne nous a guère convaincus.
Reste la question de la captivité proprement dite, dont on espère d’abord que l’auteur, ayant dépassé sa pudeur, va nous en livrer des épisodes, non pas pour satisfaire un quelconque voyeurisme, mais parce qu’il est toujours légitime de savoir quelles horreurs l’homme est capable d’infliger à son prochain et comment ce dernier arrive à les surmonter. Espoir perdu : nous aurons le récit de l’enlèvement et celui de sa libération, avec les deux diplomates français Fontaine et Carton, deux événements relatés en à peine quelques pages. Mais à peu près rien sur sa réclusion elle-même. Même sur ses rencontres avec Imad Mughnieh, le cerveau des prises d’otages et des attentats, dont il se souvient qu’il lui prenait doucement la main, il ne s’étend pas. Une précieuse confidence cependant sur sa vie de prisonnier : « Pendant la nuit, mon enfance s’introduisait dans mes rêves et remettait en état ce qui s’était détérioré pendant le jour. C’est Corps-Nuds (le nom de son village, ndlr) qui m’a réparé. Un travail de Pénélope à l’envers, ma vie nocturne pouvant s’apparenter à un tissage qui se défaisait pendant la journée. Une façon de gagner du temps. »
On n’en saura guère plus, Kauffmann préférant citer les premiers vers de l’Enfer de Dante à propos du début de son enfermement. Il a alors 41 ans et lui aussi est effectivement au mitan de sa vie :
« Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouve par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue ».
Il y ajoute simplement ce commentaire qui fait froid dans le dos : « Je n’en étais qu’au premier cercle. »…
L’Accident de Jean-Paul Kauffmann, Éditions Équateurs, 2025, 330 p.