La solitude dans le deuil. Photo d'illustration Bigstock
Au cours d’une de mes journées professionnelles, je reçois un couple de parents âgés accompagnés de leur fils de 65 ans. C’est la mère qui m’a téléphoné pour prendre le rendez-vous. À mon grand étonnement, je lui demande : « Pourquoi n’appelle-t-il pas lui-même ? » « Vous comprendrez quand vous le verrez. »
À peine arrivé, le couple m’annonce que c’est leur fils adoptif. Il avait 10 ans quand a éclaté la guerre civile libanaise d’avril 1975. Ses deux parents ont été assassinés devant ses yeux. Depuis, terré dans un coin de la maison, il ne cesse de répéter : « 1975. » Ses parents étaient leurs voisins et sans enfants. Le petit garçon de 10 ans n’avait aucune famille et il était fils unique.
C’est ainsi qu’ils décident de l’adopter. Enfermé dans son habitude, arrivé chez eux, il reprend ses mêmes gestes et s’installe dans un coin de sa nouvelle maison, répétant, toujours : « 1975, 1975. » Jusqu’au jour où un visiteur arrive.
La mère a alors l’idée ingénieuse de le présenter : « Monsieur Michel a 70 ans. » L’enfant se lève alors brusquement, se précipite sur lui et se met à le frapper. Le visiteur le prend alors dans ses bras et lui dit : « Calme-toi, tu n’es pas méchant, tu es un gentil garçon, tu as un très bon cœur. » Et l’enfant se calma.
Cet épisode, vieux de plus d’un demi-siècle, Michel ne l’a jamais oublié. Michel est le prénom du garçon, comme le fameux visiteur d’alors. À aujourd’hui 60 ans, il n’arrête toujours pas de se faire du mal, se mutile en permanence, se cogne la tête contre le mur, ne parle pas et ne cesse de rugir, comme un animal.
Les parents adoptifs ont consulté un nombre incalculable de psychiatres qui, tous, leur ont prescrit des neuroleptiques, des anxiolytiques ou encore des antidépresseurs… Mais rien n’y fait. Et cela dure depuis 50 ans. Malgré le comportement impossible de leur fils adoptif, ils n’ont jamais regretté de l’avoir adopté. Il ne se calmait que lorsqu’ils étaient près de lui en se tenant la main.
« Vous savez docteur, j’ai remarqué que c’est seulement quand on se prend la main, mon mari et moi, qu’il se calme. Sinon, on peut rester côte à côte en sa présence, il continuera à se faire du mal. Nous avons donc décidé de toujours le faire. Vous êtes notre dernier recours, docteur. » « Continuez à vous tenir la main. » « Michel, pourquoi vous répétez sans cesse 1975 ? » « Parce que la guerre a éclaté en 1975 », me répond-il. « Mais la guerre est finie et nous sommes en 2025, à 50 ans de distance avec la guerre. » « Non, la guerre se poursuit jusqu’à présent », dit-il tout en s’assurant d’un regard inquiet que ses parents adoptifs se tiennent encore la main.
J’hésite à lui parler de l’assassinat de ses parents, craignant un débordement affectif. Un long silence s’installe que je prends soin de ne pas rompre. « Je n’ai rien fait pour protéger mes parents. » « Vous n’aviez que 10 ans. » « Oui, mais j’aurais dû les protéger… J’aurais pu me donner en proie aux assassins pour leur éviter la mort. » Ses parents étaient étonnés de le voir si facilement parler de l’assassinat. « Mais ce n’est pas vous qui les avez tués.» Brusquement, et pour la première fois de sa vie, il fond en larmes. Il n’avait jamais pleuré auparavant...
Souvent, quand un décès survient en famille ou entre amis, la personne en deuil se croit responsable de la mort de la personne décédée. Cela est lié au fantasme où le sujet, enfant ou adulte, imagine la mort de la personne qu’il aime. Quand le décès survient, c’est comme si le fantasme s’était réalisé. C’est le cas pour Michel dont la culpabilité est immense, d’autant que ses parents ont été assassinés devant lui.
Cette histoire m’a profondément bouleversé. Elle met en lumière à quel point la violence peut détruire un être à jamais. Je ressens une immense admiration pour ces parents adoptifs dont l’amour inconditionnel a soutenu Michel durant toute sa vie. Leur présence, leur main tenue, est devenue pour lui le dernier fil d’humanité. Que de dignité, que de courage face à une douleur aussi lancinante.
14 h 50, le 21 juin 2025