Entretiens

Andreï Makine, une plume entre deux cultures

Andreï Makine, une plume entre deux cultures

© J.-F. Paga / Grasset

«Sur cet arrière-fond, Stas va filmer des communistes étrangers happés par la grande illusion messianique. Le documentaire a déjà trouvé son titre : Les Prisonniers du rêve écarlate. » Les premières pages du dernier roman de l’Académicien Andreï Makine, Le Prisonnier du rêve écarlate (Grasset, 2025) concernent le projet d’un film dont le propos met en abyme l’histoire de Lucien Baert. Sa trajectoire romanesque fait écho à une multitude de « vies déchirées, fabuleusement complexes, et qui vacillent au bord de l’effacement définitif ». Au fil des pages, se dessine la destinée idéologique, politique, affective et existentielle du personnage principal, Lucien Baert, qui fait le choix de se rendre à Moscou en 1939 pour découvrir la promesse communiste de paradis sur terre. Rapidement, la réalité le rattrape de plein fouet : cruauté du régime, tortures au goulag, violence de la guerre… Néanmoins, l’expérience de Baert n’est pas manichéenne : la puissance du paysage russe le fait frémir, la passion amoureuse partagée avec Daria le porte au fil de ses déboires, et l’expérience de communion humaine des âmes meurtries contrebalance ses désillusions. Trois décennies plus tard, le personnage « rentre » en France mais il ne se reconnaît pas dans son pays. Il regarde avec circonspection cette « société d’estomacs heureux » et sa révolution de 1968. La complexité d’une identité qui chevauche deux langues, deux cultures et deux espaces est restituée dans une langue vibrante et ciselée, qui épouse l’errance d’un idéaliste désenchanté. Finira-t-il par revenir à Tourok pour reconquérir son rêve de fraternité et son amour perdu ? La fresque romanesque et visuelle que propose Makine retrace plus d’un demi-siècle de l’histoire de l’Union soviétique et de la France, à travers la destinée d’un personnage dont les engagements revêtent une forte charge émotionnelle. En arrière-plan, se pose la question des mobiles qui sous-tendent nos actes, nos décisions et nos convictions. Entre les lignes, dans la phrase fibreuse et nerveuse de Makine, se laisse entendre le charme mystérieux de la Russie, de ses terres et de ses hommes, dans les yeux d’un personnage qui se dit plus russe que les Russes, car il l’a choisi.

Lorsqu’Andreï Makine entre dans la bruyante brasserie Wepler de la place de Clichy, sa silhouette élancée s’avance d’un pas vif  ; son regard bleu clair et sa voix sont en harmonie avec ses récits romanesques, portés par un élan communicatif et convaincant.

Dans quelle mesure « la grande illusion messianique » communiste est-elle fondatrice de l’économie de votre roman ?

Lorsqu’on l’a vécu, cela n’était pas une illusion mais une certitude. On était convaincus quand on était jeunes qu’à 20 ans, on vivrait dans une société communiste dépourvue de guerre, d’exploitation, que l’on travaillerait 4 heures par jour et que le reste de la journée nous permettrait de nous cultiver. Le rêve était très beau. Pour comprendre le personnage du roman, qui est français, il faut se souvenir du million et demi de Français morts pendant la Grande Guerre et du double de personnes qui ont été mutilées. Un jour, ce garçon apprend qu’il existe un pays où le premier décret pris est celui de la paix. Cette fascination pouvait avoir d’autres sources, comme le féminisme : le droit de vote a été accordé aux femmes russes en 1917, la première femme cosmonaute est russe. Le thème de l’exploitation était déjà présent dans différents écrits, Robert Owen, que Marx citait souvent, mais aussi Saint-Simon, Charles Fourrier. Le communisme soviétique a eu des fondements bien plus éloignés.

En évoquant, des « vies qui vacillent au bord de l’effacement définitif », faites-vous également référence à l’écriture romanesque ?

Il y a quelques milliers d’écrivains dans chaque pays, mais combien de destins chaque jour disparaissent, des gens proches ou moins proches, avec des trajectoires époustouflantes dans leur richesse. Et tout à coup l’écrivain se demande ce que cache cet homme ou cette femme, et c’est une richesse ineffable. Les écrivains peuvent l’interpréter et leur offrir une vie beaucoup plus ample. Lucien Baert est un personnage fictif, mais le grand-père maternel du chanteur Renaud, Oscar Mérieux, a fait le même voyage que lui en union soviétique. Avec Lucien Baert, on touche des milliers de personnages dans son cas, comme Jacques Rossi, qui a passé 20 ans au goulag. Il a écrit Le Manuel du goulag, ses racines slavo-françaises lui ont permis de faire le relais entre les deux cultures. J’avais aussi en tête Paul Nizan, Romain Rolland, Aragon, mais pour eux le voyage en Russie relevait de la posture intellectuelle. Sans parler d’André Gide, dont le livre qui a suivi le voyage en Russie est un mea culpa, il exprime sa désillusion, tout comme Céline, qui s’attendait à une sorte de spiritualité universaliste, et qui constate que tout est de l’ordre du matériel, et que la préoccupation principale est de « bouffer ». En effet, il fallait construire le pays, l’industrie, et il y avait très peu d’éléments intellectuels.

Lorsque Baert revient en France, il ressent une certaine condescendance occidentale vis-à-vis de la Russie. Est-elle d’actualité ?

Cela continue hélas avec le conflit ukrainien. Les Russes ont beaucoup attendu avant de réagir, les pressions durent depuis 2004. En 2013, je me suis rendu à Kiev pour parler d’un livre et j’ai été très étonné qu’on m’interdise de m’exprimer en russe, au sujet d’un livre écrit en français. Ces tensions ont été encouragées par les pays occidentaux pour répondre à des intérêts financiers : les Ukrainiens ne les intéressent pas, et cela amène à la situation effroyable que l’on connaît.

Les intérêts américains et occidentaux sont visibles, avec la recherche d’un marché prospère. L’Ukraine est un pays riche, qui était doté des meilleures industries de l’Union soviétique. Quand ils en sont sortis, il n’y a pas eu de guerre, et la Russie a assumé les dettes ukrainiennes. C’est l’installation des bases américaines qui a fait réagir la Russie, et maintenant on a un million de morts en Ukraine, ce qui est intolérable. On attrape les hommes dans la rue pour les envoyer se battre, ils ne le souhaitent pas, cette guerre n’a aucun intérêt pour l’Ukraine. Dès le début de la guerre, j’ai écrit dans Le Figaro pour défendre la paix, mais on a tendance à me voir comme le méchant Russe… Je devais recevoir un prix à Bordeaux et le maire a annulé ma venue en raison de la guerre.

Quelles sont les incidences du changement d’identité de Lucien Baert ?

Baert a changé deux fois de nom, et ce n’est pas seulement une ligne dans le passeport à modifier. En même temps, se modifient sa mentalité, ses mimiques. Quand on change de langue, on change de gestuelle, de regard. Si je parlais russe maintenant, je ne serais pas en train de gesticuler comme je le fais, le français implique un langage plus manuel, dans sa dimension latine. Ma grand-mère était française, celle que je décris dans Le Testament français, il y a sans doute des bases francophiles, francophones profondes en moi, car il y a des fondamentaux dans chaque culture. Si je devais devenir syrien, irakien, algérien, je serais obligé de passer par la culture musulmane, je ne pourrais pas arriver en disant que parler arabe suffit. Je me méfie de la formule de « citoyen du monde »…

De plus, la Russie est un pays très divers, de Moscou à Saint-Pétersbourg, à la Sibérie ou l’Extrême-Orient, les expressions du visage y sont multiples. Cette pluralité fait que les Russes sont assez perméables et perceptifs vis-à-vis de la diversité, dans le bon sens du terme, c’est-à-dire sur un plan linguistique, culturel, intellectuel, spirituel. Baert passe d’une identité à l’autre car il lui manque ce soubassement, cette profondeur. Il aurait pu devenir un bon soixante-huitard, à un moment il s’y plaît. La période est prospère, les relations érotiques sont simples. Mais le roman n’est pas binaire, et il prend sa source dans l’émerveillement du personnage face à la grande Russie.

Son identité russe, il l’a payée de son sang. C’est un peu comme les légionnaires, on leur octroie la nationalité française parce qu’ils l’ont achetée avec leur sang. Il a servi, même au goulag, il a aidé des camardes, sans devenir un indicateur. Il est resté intègre, en France aussi, et c’est ce qui le perd dans l’univers parisien !

Comment expliquer la fascination du personnage pour la puissance du paysage russe ?

Il ne s’agit pas de l’encadrement bucolique de ce qui se passe, on se situe au niveau cosmologique. Le cosmos permet une communion avec ce qui nous dépasse, ce qui nous permet de nous regarder comme une molécule fragile dans l’éternité. Cela correspond à la perception du cosmos russe, quand on va au-delà de sa personne. On peut aller vers le messianisme, mais on perd son identité dans tous les endoctrinements, que ce soit le nazisme, le communisme, ou le troupeau des consommateurs en Occident. Là-bas, Lucien Baert comprend que le matériel compte assez peu et il trouve du sens non pas dans le communisme mais au sein d’une communauté spirituelle et fraternelle, dans le village de Tourok, qui se situe dans la partie occidentale de la Russie. Lorsqu’il y retourne, il souhaite construire une sorte de collectivisme de fraternité et de communion.

Le poète Rilke a appris le russe et a écrit des poèmes dans cette langue, et il est venu plusieurs fois en Russie. Il a confié avoir la certitude que tout ce qu’il avait de profond en lui appartenait à la Russie. Il louait également la grandeur de la Russie, qui selon lui, était partout contigüe à Dieu. Il y a dans le roman cette grandeur du pays, et la dimension cosmologique fait qu’on dépasse très vite nos limites rationnelles : les certitudes rationnelles ne marchent pas en Russie.

Lorsque le personnage évoque cette « croix qu’il a refusé de lâcher », s’agit-il de son idéal collectiviste ?

C’est lié au fatalisme russe. Les Russes n’auraient jamais survécu s’ils étaient un peuple ramolli. La nature est très dure : avec quelques centimètres de neige tout s’arrête à Paris, quand il fait -60° en Sibérie, tout fonctionne, seules les écoles ferment à -35°. Les Russes sont habitués à vivre dans l’adversité. Le roman commence par un conte allégorique où on évoque un personnage qui n’est pas content de la croix qu’il porte  ; il essaye de l’échanger et il se rend compte finalement que la plus facile à porter est la sienne.

Il ne s’agit pas d’une référence particulièrement chrétienne, d’ailleurs je tiens à bien distinguer foi et religion. La religion est un fait humain, irrigué par nos consciences, nos faiblesses, nos complexes. Si j’ai beaucoup de réticences vis-à-vis des religions, j’ai un grand respect pour la foi, exprimée avec beaucoup de sincérité. Ce qui compte c’est irruption d’irrationnel, qui tout à coup devient partie intégrante de votre être, et qui vous transporte et vous transcende.

Quel est votre lien avec Lucien Baert ?

Je serais tenté de répondre comme Flaubert, Lucien Baert c’est moi ! Ce qui m’intéresse, ce n’est pas mon humble présence en lui, mais comment, à partir de soi, on peut inviter plusieurs personnages. C’est le seul avantage de l’écrivain, celui de pouvoir migrer d’un personnage à l’autre. Il n’y a aucun autre secret, c’est un être intuitif qui a le pouvoir de se fondre dans autrui. C’est plus que de l’empathie, c’est devenir l’autre, femme ou homme.

Propos recueillis par Joséphine Hobeika

Prisonnier du rêve écarlate d’Andreï Makine, Grasset, 2025, 416 p.

«Sur cet arrière-fond, Stas va filmer des communistes étrangers happés par la grande illusion messianique. Le documentaire a déjà trouvé son titre : Les Prisonniers du rêve écarlate. » Les premières pages du dernier roman de l’Académicien Andreï Makine, Le Prisonnier du rêve écarlate (Grasset, 2025) concernent le projet d’un film dont le propos met en abyme l’histoire de Lucien Baert. Sa trajectoire romanesque fait écho à une multitude de « vies déchirées, fabuleusement complexes, et qui vacillent au bord de l’effacement définitif ». Au fil des pages, se dessine la destinée idéologique, politique, affective et existentielle du personnage principal, Lucien Baert, qui fait le choix de se rendre à Moscou en 1939 pour découvrir la promesse communiste de paradis sur terre. Rapidement, la...
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