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Nos Lecteurs ont la Parole

Les vérités, les réconciliations, le pardon et moi !

Depuis que les canons se sont tus, le pays a prétendu, dans un soupir d’épuisement commun, tourner la page de la guerre civile. Mais quelle page au juste ? Celle qu’on n’a jamais écrite ? Celle qu’on a soigneusement arrachée de l’histoire ? Celle que le Liban refuse toujours de lire. La paix libanaise n’a pas été construite, elle a été déclarée. Sournoisement, perfidement, traîtreusement. Les mères des disparus attendent toujours que l’État leur dise ce qu’il est advenu de leurs enfants. Les survivants de Sabra et Chatila, de Aïn el-Remmané, de Damour, de la Quarantaine, du Liban-Sud observent l’omerta. D’autres massacres moins médiatisés attendent encore une reconnaissance officielle. Mais rien ne vient. Parce que rien ne doit venir. Parce que l’équilibre du système libanais repose sur un pacte mafieux de silence : tu tais mes crimes, j’étouffe les tiens.

Le Liban au fil des années s’est accommodé tant bien que mal à vivre sur une plaie ouverte, purulente, béante, soigneusement recouverte de slogans nationaux et d’amnisties honteuses. Il n’y a jamais eu de justice transitionnelle au Liban. Pas de commissions de vérité. Pas de tentativs de réconciliation. Seulement un silence tactique, lourd et stratégique. Une amnésie collective, une paix factice et une société fracturée, déchirée, brisée dans le plus profond de sa conscience et de son âme.

Entre 1975 et 1990, le Liban a connu l’une des guerres civiles les plus complexes et les plus cruelles du XXe siècle. Quinze années d’enlèvements, de massacres, de déplacements forcés, de sièges meurtriers, de corps broyés et de familles démembrées. Une guerre où les lignes de front traversaient les rues, les écoles, les églises, les mosquées, les maisons. Une guerre sans vainqueur, mais avec des milliers de vaincus – anonymes, oubliés, dissous dans les tréfonds du non-dit national.

Et pourtant, à la fin de cette guerre, aucune parole, aucune tribune impartiale n’a été donnée aux victimes. Aucun processus crédible, viable, plausible n’a été mis en place pour identifier les disparus, pour entendre les récits de ceux qui ont survécu, pour établir la vérité historique, aussi douloureuse soit-elle. Pire encore : les criminels, les chefs de guerre, les commanditaires des massacres ont été graciés par la loi d’amnistie de 1991 – une loi qui a piétiné toute idée d’impunité, de mémoire, de culpabilité, et par laquelle les faiseurs de guerre siègent au Parlement, dirigent des partis, négocient des alliances gouvernementales. Une loi qui n’a pas clos le passé, mais qui l’a enseveli, enterré, englouti toujours vivant dans les souvenirs et les mémoires. Une loi d’amnistie présentée comme un geste de pacification, mais qui a été en réalité un acte de reddition morale. Elle n’a pas guéri, elle a anesthésié. Elle n’a pas réconcilié, elle a fracturé. Elle a figé le passé dans un climat morbide où chaque Libanais tient l’autre par les secrets du passé. Elle a cimenté la peur et a fait naître une mémoire faite de menaces et d’oubli pour une survie purement intéressée et politique. L’amnistie a été lâche, vague et flottante.

Il ne peut y avoir de réconciliation sans vérité. Il ne peut y avoir de pardon sans reconnaissance du mal. Le Liban n’a connu ni l’une ni l’autre. En refusant d’affronter les responsabilités, en évitant toute forme de justice transitionnelle, l’État libanais a volontairement renoncé à construire une mémoire collective. Ainsi, chaque communauté a gardé sa propre version de la guerre. Chaque confession a cultivé ses martyrs, ses traumas, ses mythes. Il n’y a pas de récit national, il n’y a que des récits opposants, rivaux et concurrents.

Dans les écoles, l’histoire s’arrête à 1975. Dans les familles, on se transmet des souvenirs flous, déformés par la peur ou la haine. Dans les rues, les visages des anciens seigneurs de la guerre ornent les murs, comme si la barbarie pouvait se recycler en légitimité. Le Liban vit sous l’œil des fantômes. Il n’a jamais enterré ses morts.

Les conséquences de l’absence de toute justice transitionnelle se paient au prix fort. L’explosion sociale, politique, économique que traverse le Liban n’est pas seulement le fruit de la corruption ou de la faillite financière. Elle est aussi la conséquence directe d’un État qui n’a jamais posé les bases d’une citoyenneté commune. Car on ne bâtit pas une nation sur des tabous. On ne crée pas une société avec des trous. On ne fonde pas une nation sur des duperies, des falsifications et tromperies.

Les jeunes Libanais, qui n’ont pas connu la guerre, vivent dans les décombres d’un passé refusé, nié, contesté. Ils héritent d’un système politique confessionnel désuet, d’une méfiance généralisée entre communautés, d’un présent désenchanté, d’un avenir confisqué. Ils n’ont aucun repère ou critère, aucun récit fédérateur, aucun socle historique commun. On ne leur a jamais expliqué ce qu’était cette guerre. On leur a seulement dit : n’en parle pas, ne remue pas le passé, ça pourrait recommencer.

Mais l’histoire refoulée ressurgit dans la colère, dans la peur de l’autre, dans la fuite vers l’étranger. L’absence de vérité a un prix humain, une évaluation morale, une perte d’identité.

Le Liban n’a pas besoin de vengeance. Il a besoin de reconnaissance, une nécessité de connaître l’histoire pouvoir décider de son avenir. Il est urgent de mettre en place une commission nationale de vérité et de réconciliation. Pas pour juger, mais pour raconter, se raconter, révéler, se révéler pour exposer, affirmer et informer. Pas pour punir, mais pour comprendre. Pas pour ouvrir les plaies, mais pour les nettoyer et les guérir. Il est temps d’écouter les victimes, de documenter les crimes, de nommer les disparus, d’écrire l’histoire dans toute sa complexité. Il est temps de nous réconcilier.

La paix n’est pas le silence des armes. La paix, c’est la reconnaissance honnête des crimes commis, les demandes humbles, sincères et publiques de pardon. C’est la guérison collective des mémoires, c’est pouvoir regarder l’autre avec compassion, lui sourire avec compréhension. C’est lorsque le passé ne viendra plus hanter le présent et que les cauchemars ne parviendront plus à obséder les rêves. C’est lorsque les morts seront honorés et les vivants pardonnés.

Refuser cette justice, c’est condamner le Liban à répéter ses erreurs, c’est continuer cet état de guerre qui n’a jamais cessé. C’est accepter que la barbarie puisse se muer en carrière politique. C’est prolonger le supplice des familles. C’est vivre entouré de fantômes et de démons. C’est réfuter pour trahir les fondements mêmes d’un État de droit.

Il est temps de désigner les responsabilités, de donner aux morts un nom, aux vivants une mémoire et à la nation une vérité. Nous n’avons donc pas besoin de mensonges collectifs mais d’une mémoire saine, guérie et collective.

Le courage, aujourd’hui, c’est de parler, se parler, connaître la vérité, nous réconcilier, nous pardonner mutuellement dans la dignité et l’humilité pour avancer dans la paix.

Le Liban alors guérira, renaîtra et ressuscitera !

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Depuis que les canons se sont tus, le pays a prétendu, dans un soupir d’épuisement commun, tourner la page de la guerre civile. Mais quelle page au juste ? Celle qu’on n’a jamais écrite ? Celle qu’on a soigneusement arrachée de l’histoire ? Celle que le Liban refuse toujours de lire. La paix libanaise n’a pas été construite, elle a été déclarée. Sournoisement, perfidement, traîtreusement. Les mères des disparus attendent toujours que l’État leur dise ce qu’il est advenu de leurs enfants. Les survivants de Sabra et Chatila, de Aïn el-Remmané, de Damour, de la Quarantaine, du Liban-Sud observent l’omerta. D’autres massacres moins médiatisés attendent encore une reconnaissance officielle. Mais rien ne vient. Parce que rien ne doit venir. Parce que l’équilibre du système libanais repose sur un pacte...
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