
La place de l’Étoile, dans le centre-ville de Beyrouth, où se situent le Parlement et le Grand Sérail. Photo d’illustration P.H.B.
« La panique est plus dangereuse que les radiations », déclare l’un des responsables soviétiques dépeints par l’excellente série de HBO sur la tragédie de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, il y a 39 ans. Elle raconte notamment comment dans les heures qui ont suivi l’explosion du réacteur nucléaire, le déni l’emporta sur la réalité et l’habitude de maquiller les faits prit le dessus. Mais l’ampleur de la catastrophe et les dynamiques politiques internes à l’Union soviétique ont triomphé de la fiction. En effet, cette fois-ci la réalité avait échappé au contrôle du régime et le nuage radioactif s’était exporté en dehors des frontières de l’URSS, et ce sont des chercheurs suédois qui avaient été les premiers à tirer la sonnette d’alarme.
Cette étrange phrase prononcée par le responsable soviétique n’est pas sans rappeler le récit déployé par la caste politico-milicienne libanaise et ses alliés au sein de l’oligarchie financière, à l’heure où elle refusait la levée du secret bancaire par le Parlement libanais. Par-dessus tout, elle avait la phobie des chiffres et s’est attelée à empêcher toute forme d’audit des comptes des banques, alors qu’une majorité d’entre elles est en cessation de paiements depuis maintenant 5 ans. Sauf que, cette fois-ci, la toxicité d’une partie des banques libanaises a dépassé les frontières du pays pour devenir une préoccupation arabe et internationale, notamment à Riyad, Paris et Washington. La pression extérieure s’est conjuguée à la volonté du nouvel exécutif libanais, nommé en février dernier, pour voter la levée du secret bancaire.
Fin d’une religion d’État
Acculé, le Parlement libanais, d’ordinaire réfractaire aux réformes, a voté le 24 avril la levée du secret bancaire, pourtant érigé en religion d’État depuis son entrée en vigueur en 1956. Les manuels scolaires sont prolixes sur les bienfaits du secret bancaire décrit comme ayant fait l’âge d’or du pays, lui permettant de capter les capitaux privés arabes fuyant les nationalisations et les pétrodollars.
Cependant, avec le début de la guerre civile le 13 avril 1975, la place financière beyrouthine perd progressivement de son attractivité alors que le pays sombre dans une instabilité chronique. Le secteur bancaire n’en demeure pas moins prospère. Les flux sortants sont remplacés par les revenus générés par l’économie de guerre, reposant sur des trafics en tous genres, les pratiques prédatrices des milices et les financements étrangers des gouvernements sponsors des acteurs locaux de la guerre. Ainsi va naître une alliance entre une caste politico-milicienne composée des seigneurs de la guerre et leurs affidés, et une partie des banques libanaises. Cette alliance se prolongera au-delà de la fin de la guerre civile, et certaines banques libanaises vont jouer un double rôle dans l’économie politique du pays. D’un côté, elles captent les richesses de la diaspora libanaise contre des rémunérations de plus en plus élevées pour contrebalancer les risques considérables liés à leurs stratégies d’investissement. De l’autre, contre des taux d’intérêt autour de 20 % offerts par la Banque du Liban, elles financent la dette colossale qui permet de financer un État rentier et les réseaux clientélistes de la caste politico-milicienne, jusqu’à atteindre 280 % du PIB en 2022, disputant au Soudan la première place mondiale du pays le plus endetté. En octobre 2019, incapables de répondre aux demandes de retrait en dollars, le château de cartes s’effondre et les banques décident de bloquer les dépôts, de manière illégale et en l’absence de tout cadre réglementaire.
Malgré l’ampleur de la crise, décrite par la Banque mondiale comme parmi les plus sévères depuis la moitié du XIXe siècle, milices et banques refusent d’admettre quelque responsabilité que ce soit, et se servent du secret bancaire pour ne rien dévoiler des chiffres et des pratiques qui les incriminent. Ainsi, par un jeu de rhétorique qui n’a rien à envier aux caciques du régime soviétique, n’hésitent-elles pas à blâmer ceux qui pointent du doigt les défaillances du système et qui appellent à des réformes, les accusant de « comploter » contre l’intérêt national. Autrement dit, le problème n’est pas la réalité de leurs bilans mais le fait d’en parler... au risque de provoquer la panique.
Lors du 20e anniversaire de Tchernobyl, Mikhaïl Gorbatchev, dans une tribune publiée dans le Figaro en 2006, considère que la catastrophe nucléaire est la véritable raison de l’effondrement de l’URSS, puisque ça lui a permis d’amplifier sa politique de glasnost (transparence, en russe), de manière que le système ne pouvait plus supporter.
Au Liban, nombreuses sont les catastrophes qui auraient pu sonner comme une heure de vérité : la crise économique, l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, les guerres, les scandales de corruption et les assassinats. Mais la caste politico-milicienne et ses alliés dans la finance ont jalousement gardé leurs secrets, bloqué les enquêtes et su surmonter leurs divisions pour mieux se préserver. À l’heure actuelle, l’enjeu est de taille. La volonté réformatrice du nouvel exécutif, soutenue par la communauté internationale, semble prendre de court la classe politique écornée par l’affaiblissement du Hezbollah, son plus ardent protecteur depuis une dizaine d’années. Le Parlement libanais était au centre de l’attention internationale alors qu’il votait la levée de l’un de ses secrets les mieux gardés du pays depuis 1975… et enclenchait une dynamique de transparence qui triompherait peut-être de la résilience légendaire de la caste politico-milicienne libanaise.
Par Naji Abou-Khalil
Co-fondateur et directeur de Masar Advisory
Cette tribune est disponible en arabe sur Megaphone.