
Classé en 2024 parmi les 1 % des chercheurs les plus cités dans le domaine des études littéraires, Sleiman el-Hajj entamera bientôt son prochain ouvrage, un roman axé sur les problématiques qu’il avait abordées dans son premier livre. Photo Élie Abou Daoud
Phénomène en nette augmentation, le chantage sexuel reste encore un sujet tabou au Liban. Pour Sleiman el-Hajj, professeur associé en écriture créative au département de communication, arts et langues de l’Université libano-américaine (LAU), il était crucial de lever le voile sur ce problème social encore largement passé sous silence, qui pourtant engendre des troubles de santé mentale, voire détruit des vies. « C’est un phénomène qui est à la fois profondément douloureux et extrêmement intime. Peut-on imaginer à quel point cela est difficile pour les personnes qui en sont victimes ? Ceux qui ont dû payer de l’argent, perdre leur emploi, quitter leur pays, couper les ponts avec leurs proches ou, dans les cas les plus tragiques, mettre fin à leurs jours... Face à une telle violence, on comprend le silence qui entoure ce phénomène. Mais justement, parce qu’on n’en parle pas, il ne fait que se multiplier », prévient-il.Son article intitulé Narrating Sexual Blackmail in Lebanon: A Present-Day Pathography (Raconter le chantage sexuel au Liban : une pathographie actuelle), extrait de son ouvrage Lebano-Pathography: Converging Pathologies and Lived Narratives (Pathographie libanaise : Convergence des pathologies et récits vécus), publié en 2024 par Routledge, a remporté en mars dernier le prix du meilleur article de revue décerné par l’International Association of Autoethnography and Narrative Inquiry, lors du symposium annuel international sur l’auto-ethnographie et la narration. « Dans cet article, je dénonce une forte stigmatisation, une honte sociale profonde, liée à tout ce qui touche au sexe, ce qui pousse souvent les victimes de chantage à garder le silence. C’est une double victimisation : elles sont d’une part victimes de la personne qui les a fait chanter et, d’autre part de l’impossibilité de demander de l’aide ou du soutien, par peur d’être jugées », reconnaît l’auteur.
Sleiman el-Hajj précise en outre qu’il aborde dans son travail les différentes formes du chantage à caractère sexuel. « Dans certains cas, il n’y a même pas eu de relation sexuelle, il ne s’agit donc pas de ce que la victime a fait ou n’a pas fait, mais de la stigmatisation qui y est associée, la manière dont les attitudes sociales sont construites autour de la sexualité en général », note-t-il, donnant l’exemple d’une femme voilée qu’un réparateur de téléphones a fait chanter, après avoir trouvé une photo d’elle sans son hijab. « Cela relève clairement du chantage sexuel. Car c’est bien la honte liée au corps qui est utilisée ici pour dominer, manipuler et réduire l’autre au silence », indique-t-il, précisant qu’au-delà du sujet de sextorsion, la stigmatisation liée au sexe constitue l’axe principal de l’article, comme il l’a d’ailleurs évoqué dans sa conclusion. « La seule façon de faire reculer le phénomène de la sextorsion est de s’attaquer à sa cause profonde : la stigmatisation liée à la sexualité », affirme-t-il ainsi.
Dans cette optique, Sleiman el-Hajj plaide à travers cet article pour une libération de la parole sur le sujet, condition essentielle à une prise en charge efficace et à une réponse adaptée. « Tout problème auquel les gens sont confrontés dans leur vie quotidienne, s’il reste entouré de silence, ne pourra jamais être réellement traité. Ce n’est qu’en reconnaissant qu’il y a un problème que nous pouvons commencer à y remédier. Lorsque nous acceptons collectivement de déconstruire la stigmatisation entourant la vie privée et la sexualité des individus, les victimes n’auront plus à craindre que des aspects intimes de leur vie soient divulgués et mènent à leur exclusion ou à leur marginalisation sociale. Et cela, pour moi, est un point absolument essentiel », assure-t-il.
Du vécu personnel vers la pathologie collective
Par ailleurs, pour construire son article, Sleiman el-Hajj a édité des récits apparus à travers les réseaux sociaux et les médias traditionnels, de même que des témoignages anonymes, rédigés par certains de ses étudiants pendant des ateliers d’écriture créative qu’il a animés à l’université. Cependant, ce qui l’a incité à écrire cet article, c’était une expérience personnelle qui l’a profondément marqué et qu’il a incluse dans son travail. Même s’il s’agissait dans son cas d’une tentative de chantage qui avait échoué, il avoue l’avoir ressentie comme une manipulation psychologique. « Une personne a tenté de me faire croire qu’on détenait quelque chose contre moi. En réalité, ce n’était pas le cas. Mais malgré tout, on en est psychologiquement affecté. Cela provoque de la peur, de l’angoisse. Et je pense que si cette tentative avait réussi, j’aurais peut-être moi aussi hésité à en parler, à cause de la stigmatisation que cela implique. Mais je me suis dit : si je n’abordais pas ce sujet maintenant, je ne le ferais peut-être jamais », confie-t-il, estimant qu’une personne dans sa position, « ayant une voix et la possibilité de la faire entendre, se devait de porter ce sujet à la lumière, à un moment où tant d’autres restent complètement silencieuses face à ce type de violence ».
Dans ce sens, l’auto-ethnographie qui se rapproche du récit autobiographique, s’impose à Sleiman el-Hajj comme la méthode de recherche la plus adaptée à son sujet. « Ce qui me passionne dans l’auto-ethnographie, c’est que vous menez une recherche personnelle à laquelle d’autres peuvent également se connecter et qui peut être extrapolée à une sphère sociale plus large », explique-t-il.
De même, dans son ouvrage Lebano-Pathography: Converging Pathologies and Lived Narratives, auquel ont contribué certains de ses anciens étudiants, ainsi que des médecins, journalistes ou universitaires, il explore « les liens profonds entre pathologies sociales et pathologies médicales. « Le terme pathographie combine les deux mots, pathologie et biographie. J’ai donc présenté l’étude de la maladie à travers les récits de vie, en élargissant la notion au-delà de sa compréhension purement médicale. Il est nécessaire de penser la maladie comme un concept culturel, une construction sociale. Très souvent, certaines maladies qui se manifestent par des symptômes physiques reconnaissables prennent naissance sous forme de stress – un phénomène invisible – souvent causé par les problèmes sociaux », rappelle-t-il.
Ainsi, l’ensemble des textes figurant dans ce livre qu’il a édité insistent sur l’urgence de repenser la maladie comme un concept holistique, et de s’intéresser de plus près à l’intersection entre le social et le médical. « Si l’on ne remonte pas aux racines de la maladie, qui sont d’une manière ou d’une autre liées à la société, et si l’on ne traite pas les problèmes sociaux, qu’il s’agisse de chantage sexuel ou d’autres, alors on continuera de multiplier les visites chez le médecin, sans jamais résoudre le fond du problème », souligne Sleiman el-Hajj.
Classé en 2024 parmi les 1 % des chercheurs les plus cités dans le domaine des études littéraires (121e sur 17 976), selon le classement Scopus-Elsevier, Sleiman el-Hajj entamera bientôt son prochain ouvrage, un roman axé sur les problématiques qu’il avait abordées dans son premier livre. Il souhaite y explorer les différentes facettes de l’impact du patriarcat sur nos vies, à travers le prisme de deux pays : le Liban et la Syrie, précisément durant la guerre civile libanaise et la guerre civile syrienne. « Je continuerai à réfléchir à la notion de pathographie, car si l’on ne remonte pas aux racines d’un problème, on passe à côté de l’essentiel. Et à mes yeux, cet essentiel c’est la stigmatisation. Que ce soit dans un roman, une auto-ethnographie ou tout autre type de recherche, il est crucial de dépasser les symptômes pour aller au cœur du problème. C’est le message principal que j’espère transmettre », conclut-il.
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