
L’émissaire américaine Morgan Ortagus reçue par le président de la République Joseph Aoun à Baabda, le 5 avril 2025. Photo présidence
Cela s’est beaucoup mieux passé que prévu. Alors que tout indiquait qu’elle se rendait à Beyrouth en pleine hausse des tensions avec Israël pour présenter aux Libanais un ultimatum – notamment sur les armes du Hezbollah –, l’émissaire américaine Morgan Ortagus a finalement adopté un ton beaucoup plus diplomatique. Selon les informations obtenues par L’Orient-Le Jour auprès de plusieurs responsables, les différents entretiens auxquels la diplomate a participé ce week-end étaient positifs, ce qui s’est d’ailleurs reflété lors de l’interview qu’elle a accordée dimanche soir à la chaîne LBCI. « J’ai de très bonnes relations avec le président de la République, Joseph Aoun, mais aussi avec le Premier ministre Nawaf Salam et le président du Parlement (Nabih Berry) », a-t-elle tenu à rappeler, se disant même « impressionnée » par le calibre des membres du gouvernement Salam.
Concernant le désarmement du Hezbollah, elle a naturellement indiqué que Washington souhaitait que cela se fasse « le plus vite possible », sans toutefois réclamer un quelconque calendrier sur la question comme le craignaient (ou le souhaitaient) certains responsables au Liban. Fait surprenant : Mme Ortagus a surtout mis l’accent sur les réformes économiques.
L’émissaire américaine a entamé samedi sa tournée à Beyrouth en s’entretenant avec le général Joseph Aoun, puis avec Nawaf Salam et Nabih Berry. Elle s’est également réunie avec le ministre des Affaires étrangères Joe Raggi et le chef des Forces libanaises Samir Geagea. Celui-ci a évoqué avec la diplomate « l’extension de l’autorité de l’État et de ses forces légitimes sur l’ensemble du territoire, le désarmement des milices, le contrôle des frontières et des passages aériens et maritimes, et l’achèvement du retrait israélien des zones restantes dans le Sud », rapportent les FL dans un communiqué. La diplomate a aussi rencontré le chef de l’armée, Rodolphe Haykal, ainsi que le ministre de la Culture, le diplomate Ghassan Salamé, et la délégation chargée de négocier avec le Fonds monétaire international, à savoir le ministre des Finances, Yassine Jaber, celui de l’Économie, Amer Bsat, et le gouverneur de la Banque centrale, Karim Souhaid, nommé il y a quelques jours.
« Lors de ces entretiens, Mme Ortagus a bien entendu insisté sur l’importance pour le Liban d’appliquer la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU dans son intégralité et donc de désarmer le Hezbollah, indique une source informée à notre journal. Elle a aussi salué les mesures de sécurité renforcée mises en œuvre à l’Aéroport international de Beyrouth, que ce soit au niveau du contrôle de l’argent en liquide ou des restrictions sur les avions en provenance d’Iran. Toutefois, elle n’a pas évoqué un calendrier spécifique puisqu’elle comprend qu’il s’agit d’un dossier complexe et qui ne peut pas se faire de façon abrupte. » Lors de son interview, l’émissaire américaine a indiqué que Washington « presse le gouvernement pour mettre en œuvre le cessez-le-feu dans son intégralité, qui prévoit le désarmement de toutes les milices ». « Cela doit se faire le plus vite possible, notamment pour libérer le peuple libanais, a-t-elle ajouté. Mais ce n’est pas nécessairement lié à un calendrier. »
« La normalisation n’est pas une priorité
« Elle a toutefois affirmé que les États-Unis soutenaient Israël dans son « droit » de mener des opérations au Liban afin de se protéger « d’attaques terroristes ». Si l’État hébreu ne cesse de mener des frappes contre des cibles sur le territoire libanais depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre dernier, l’intensité (et l’étendue géographique) de ces attaques est montée d’un cran après deux tirs de missiles non revendiqués à partir du Liban-Sud vers les localités israéliennes frontalières. Mme Ortagus avait alors eu des propos sévères vis-à-vis de l’armée libanaise, pourtant un partenaire stratégique de Washington. « Pourquoi les forces armées libanaises ne font-elles pas leur travail », s’était-elle interrogée, à l’heure où l’accord de cessez-le-feu prévoit que la troupe désarme toutes les factions armées, notamment au Liban-Sud. Toutefois, lors de son interview, l’émissaire de Donald Trump a souligné l’attachement de son administration au partenariat avec l’armée libanaise. « Fournir de l’armement aux forces armées libanaises est une priorité pour nous », a-t-elle affirmé.
Autre sujet chaud évoqué lors de la tournée de Morgan Ortagus : les négociations avec Israël autour des dossiers de litiges, à savoir le tracé de la frontière, le retrait des cinq points encore occupés au Sud et la libération des prisonniers libanais. Le mois dernier, l’émissaire avait proposé (en même temps que le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu) la formation de trois « groupes de travail diplomatiques » pour résoudre ces questions, ce que Beyrouth – qui ne reconnait pas l’État d’Israël – a refusé, y voyant un premier pas vers la normalisation des relations et préférant s’en tenir à des pourparlers techniques et militaires. Selon nos informations, le Premier ministre a proposé à Mme Ortagus des négociations indirectes entre Beyrouth et Tel-Aviv, dans lesquelles elle assurerait la médiation. La diplomate aurait favorablement accueilli cette proposition, qui rappelle d’ailleurs le modus operandi employé lors des négociations sur le tracé de la frontière maritime entre 2021 et 2022, quand Amos Hochstein, le prédécesseur de Mme Ortagus, avait assuré la navette entre les deux pays. Lors de son interview, celle-ci a indiqué que la « normalisation des relations entre Israël et le Liban n’est pas une priorité » pour Washington, soulignant toutefois que le président Aoun ne se serait pas opposé à sa proposition de pourparlers diplomatiques entre les deux pays. Notons toutefois que le chef de l’État a exprimé son refus d’une telle option en public à plusieurs occasions.
Sortir de « l’économie du cash »
Au sujet de la reconstruction après la guerre, évoquée lors des entretiens qu’elle a tenus pendant le week-end, Mme Ortagus a rappelé que le Liban mais aussi la Syrie et Gaza avaient besoin d’une aide substantielle sur ce plan. « Nous devons réfléchir à un moyen pour que ces pays ne soient plus constamment des bénéficiaires de l’aide internationale », a -t-elle indiqué, appelant à trouver des solutions aux conflits dans la région mais aussi à l’inclusion « de la jeunesse et de la diaspora » pour trouver des moyens de financement. Selon un responsable libanais interrogé par l’AFP, Mme Ortagus a « laissé entendre que la reconstruction du Liban passait d’abord par la mise en œuvre de réformes et l’élargissement de l’autorité de l’État ».
D’ailleurs, l’émissaire américaine a fortement insisté sur les réformes économiques au cours de sa tournée. Selon des informations que nous avons obtenues auprès de sources concordantes, l’émissaire américaine a salué les réformes enclenchées par le gouvernement, de la levée du secret bancaire à la restructuration du secteur, en passant par l’adoption d’un mécanisme pour les nominations. Elle a également mis l’accent sur l’importance de la lutte contre le blanchiment d’argent et de la conclusion d’un accord avec le FMI. Au cours de la réunion dimanche à l’ambassade américaine avec les ministres des Finances, de l’Économie et le gouverneur de la BDL, les discussions ont porté sur les réformes que le Liban doit lancer pour convaincre le Fonds monétaire international (FMI) de l’accepter dans un programme d’assistance financière, selon un communiqué du bureau de Yassine Jaber. Une réunion entre des représentants libanais et ceux du FMI est prévue pendant les réunions de printemps organisées par l’institution financière internationale avec la Banque mondiale à Washington, du 21 au 26 avril. « Contrairement à ma première visite, il y a cette fois-ci un gouvernement en exercice », a-t-elle indiqué, affirmant s’être entretenue avec pas moins de neuf ministres et ayant été impressionnée par leurs profils. Elle a aussi souhaité la fin de « l’économie du cash » au Liban et la sortie du pays de la « Liste grise » du Groupe d’action financière (GAFI), l’organisation qui fixe les standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Les Américains semblent donc vouloir achever les capacités financières du Hezbollah, considéré comme le principal bénéficiaire de l’économie parallèle ainsi que de la contrebande et disposant d’un large réseau clientéliste échappant au contrôle de l’État. Après la guerre et la chute du régime Assad en Syrie, le parti chiite s’est retrouvé avec de maigres moyens financiers, alors qu’il a vraisemblablement besoin de sommes gigantesques pour se reconstituer, financer la reconstruction des zones sinistrées et compenser les familles de milliers de combattants tués ou blessés. Beyrouth a empêché le transit de millions de dollars à travers l’AIB et promet de mettre fin à l’économie parallèle. « Si le Liban ralentit le rythme de la mise en place des réformes, il ne pourra pas s’attendre au même niveau de partenariat avec les États-Unis, a-t-elle prévenu lors de son interview. Bien entendu, le Liban est un état démocratique et souverain, dont nous sommes les amis et dont nous respectons l’indépendance. Mais nous décidons de la façon de traiter avec lui conformément à la trajectoire qu’il adopte. »
Il y a au moins une chose positive dans ce récit illustré. Berry ne trône plus en seul maître de notre pays.
11 h 58, le 07 avril 2025