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Culture - Spectacle

Quand le refus du pathos devient un acte politique

« Quarante pierres des ruines de la banlieue » de Hashem Hashem et Petra Serhal explore avec intensité et poésie la question du deuil collectif après la guerre, en mêlant récits personnels, mythes babyloniens et rituel théâtral pour panser l’indicible.

Quand le refus du pathos devient un acte politique

Hashem Hashem, metteur en scène et acteur dans « Quarante pierres des ruines de la banlieue ». Photo avec l'aimable autorisation de Hashem Hashem

Dans un Liban en proie à une instabilité politique, économique et militaire constante, la mort s’impose comme une présence familière. Elle se répand à la manière d’un fléau, étouffant toute tentative de répit. Les pertes se multiplient, se superposent, se tassent comme les corps ensevelis à la hâte dans des fosses communes, sans adieux, sans rites, sans prières. Il n’y a plus de place pour le chagrin. Nos pays s’effondrent les uns après les autres, et avec eux, nos maisons, nos souvenirs, nos proches, nos objets les plus chers. Ce n’est plus le temps du deuil, mais celui de la survie : une fuite perpétuelle face aux machines de guerre et à l’implacable mécanique capitaliste qui broie les ambitions et transforme le quotidien en course désespérée vers quelques billets.

Pourtant, les injonctions au bien-être se multiplient : les psychologues, les influenceurs, les life coaches nous exhortent à marcher dans la nature, respirer profondément, penser positivement. Mais comment respirer quand chaque souffle est une fuite ? Comment méditer quand la mort, la faim, la répression, la violence rôdent à chaque coin de rue ?

Face à la brutalité du réel, nos esprits se figent. Comme pétrifiés, nous restons rivés à nos écrans, absorbant les nouvelles en continu, guettant l’alerte suivante, fuyant comme des ombres à chaque sirène. Nous assistons, impuissants, à l’anéantissement de nos villages, à l’effondrement de nos immeubles, porteurs d’histoires, de souvenirs et de vies. La sidération est telle que plus rien ne nous étonne. Les récits de guerre, autrefois cantonnés à la fiction, s’invitent dans nos existences. La seule urgence : sauver sa peau.

Mais que reste-t-il après la guerre ? Quand vient enfin le silence, que faire de l’absence, du vide, de cette douleur tapie dans l’ombre ? Où, et comment, faire l’expérience du deuil collectif ? C’est à ces questions que tente de répondre le spectacle Quarante pierres des ruines de la banlieue de Hashem Hashem, présenté au Théâtre Zoukak à Beyrouth et prévu de nouveau en juin prochain.

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Une cérémonie intime pour apprivoiser la perte

Dans un espace circulaire, tamisé et dépouillé, qui rappelle les anciens rituels funéraires ou les cercles de parole thérapeutiques, Hashem Hashem, aux côtés de Petra Serhal et Fatima Mroué, invite le public à réfléchir sur le deuil collectif.

Suspendues au plafond, des pierres recueillies dans les décombres de la banlieue sud de Beyrouth forment une installation symbolique : autant de fragments de mémoire arrachés au chaos.

Les récits s’y enchaînent, intimes, tangibles ou imaginaires, porteurs d’une douleur partagée par tant de Libanais et d’Arabes, dont les pays ont été dévastés par la guerre. Le texte oscille entre réalité et mythe, passé et présent. Hashem, lui-même originaire de la banlieue sud et d’un village frontalier du Liban-Sud, évoque ses propres pertes : maison, village, proches tués. Il cherche dans l’écriture un début de guérison, un espace pour nommer l’indicible.

« J’ai commencé ce texte durant le dernier mois de la guerre israélienne contre le Liban en novembre 2024, explique-t-il. J’avais besoin de comprendre ce que signifie perdre une terre, une personne, un pays. J’ai puisé dans le mythe de la création babylonienne une manière d’appréhender la destruction et de penser la possibilité d’un nouvel univers. »

L’objectif n’est pas de rejouer la douleur, mais de mettre en lumière la façon dont l’individu affronte la perte, émotionnellement, politiquement, humainement.

Fatima Mroué sur la scène du théâtre de Zoukak. Photo avec l'aimable autorisation de Hashem Hashem

Refuser la posture victimaire

Le spectacle s’éloigne délibérément des formes traditionnelles du deuil. Pas de larmes spectaculaires ni de plaintes surjouées. Hashem refuse la posture de la victime, souvent valorisée dans l’art dramatique et même par certains thérapeutes. Il ne s’agit ni d’émouvoir ni d’apitoyer, mais de confronter la douleur, avec lucidité et dignité.

Petra Serhal, cometteuse en scène, souligne : « Nous avons refusé de reproduire le rôle de la victime. Nous le sommes déjà dans la vie réelle, inutile de le rejouer sur scène. Il fallait repenser la manière d’aborder le deuil, sortir des lamentations habituelles. Nous avons préféré intégrer des éléments nouveaux : récits mythologiques, contradictions narratives, figures ancestrales. »

Ce refus du pathos devient un acte politique.

« Ce travail porte une prise de position claire : contre les massacres israéliens, contre l’occupation, contre la posture victimaire exploitée par l’ennemi », ajoute-t-elle. Le choix scénographique accompagne cette volonté : rompre avec la scène classique pour offrir une expérience immersive, abolir la frontière entre acteurs et spectateurs, pour mieux partager l’espace du deuil.

« Nous avons voulu transformer le spectacle en rituel, poursuit Serhal. Les matériaux (thym, sel, pierre, eau, feu) participent de cette symbolique. Aux côtés de Hashem, un second personnage, interprété par Fatima Mroué, vient incarner une figure mythologique : une conteuse issue d’un autre temps, qui traverse les époques et guide les vivants. »

« Quarante pierres des ruines de la banlieue » : un spectacle qui offre un espace pour repenser la mémoire, le deuil, la résistance. Photo avec l'aimable autorisation de Hashem Hashem

Une traversée des temps et des douleurs

Avec une voix grave et habitée, un regard vibrant, Fatima Mroué endosse un rôle central : celui d’un être hybride, inspiré des civilisations mésopotamiennes. Tour à tour pleureuse, oracle, magicienne, déesse, elle relie les récits, traverse les territoires — de la Babylone antique à Gaza, du Liban-Sud à l’Irak — pour raconter l’éternel retour des tragédies humaines.

« Ce personnage est une projection de Hashem, une présence qui le console, le guide, l’aide à comprendre que l’histoire se répète », confie Mroué. « Pour le construire, je me suis inspirée des femmes du Liban-Sud : voisines, pleureuses, liseuses de café… Des figures familières que j’ai observées, écoutées, pour recomposer cette voix intemporelle. »

À travers ce voyage entre mythe et réalité, le spectacle offre un espace pour repenser la mémoire, le deuil, la résistance. Non pas comme des concepts figés, mais comme des actes vécus, partagés, transmis. Et surtout, comme une manière d’habiter l’après-guerre, sans se taire.

Dans un Liban en proie à une instabilité politique, économique et militaire constante, la mort s’impose comme une présence familière. Elle se répand à la manière d’un fléau, étouffant toute tentative de répit. Les pertes se multiplient, se superposent, se tassent comme les corps ensevelis à la hâte dans des fosses communes, sans adieux, sans rites, sans prières. Il n’y a plus de place pour le chagrin. Nos pays s’effondrent les uns après les autres, et avec eux, nos maisons, nos souvenirs, nos proches, nos objets les plus chers. Ce n’est plus le temps du deuil, mais celui de la survie : une fuite perpétuelle face aux machines de guerre et à l’implacable mécanique capitaliste qui broie les ambitions et transforme le quotidien en course désespérée vers quelques billets.Pourtant, les injonctions au bien-être...
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