
Le poète palestinien Mosab Abu Toha, sur le plateau de France 24, en novembre 2024. Capture d'écran
Le 5 mai 2025, le comité des Pulitzer a récompensé le poète palestinien originaire de Gaza, Mosab Abu Toha, dans la catégorie commentaire pour des textes publiés dans le magazine New Yorker sur le « carnage physique et émotif à Gaza ». Ces textes, souligne le comité, combinent « reportage de fond et mémoire intime » et témoignent ainsi de « l'expérience des Palestiniens » dans la dernière année et demie de bombardements. « Je viens de remporter le prix Pulitzer dans la catégorie +commentaires+. Que cela amène l'espoir, que cela devienne un conte », a commenté Mosab Abu Toha sur les réseaux sociaux, citant ainsi les derniers mots de « If I must die » (Si je dois mourir), poème de l'auteur palestinien Refaat Alareer, son grand ami, tué en décembre 2023 dans une frappe israélienne à Gaza.
En avril, L'Orient Littéraire avait cet article sur Mosab Abu Toha.
Le poète Mahmoud Darwich avait remarqué que la poésie est rarement fille de la victoire. Dans ses « poèmes de Gaza », Mosab Abu Toha le laisse aussi entendre mais à sa manière, sans les fulgurances lyriques ni le langage souvent énigmatique de son illustre aîné, lequel cependant habite le recueil de son ombre immense. Ici, nous avons une poésie des ruines, des décombres, des poèmes fabriqués « avec des éclats de verre, de béton, de barres métalliques », « pleins de bombes et de cadavres, de maisons détruites, de rues tapissées d’éclats d’obus » où les mots « trébuchent et glissent dans les nids-de-poule remplis de sang ».
Poète et universitaire palestinien, Mosab Abu Toha a vu le jour, peu avant les accords d’Oslo dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, à l’ouest de la ville de Gaza. La famille ayant été expulsée de Jaffa, ses deux parents étaient déjà nés dans des camps. Sa passion pour la langue anglaise lui a fait découvrir les auteurs romantiques grâce auxquels il peut « s’enfuir dans un monde imaginaire ». « Quand ils me parlent des arbres, des rivières, des nuages et des fleurs, ils m’invitent à partager leur expérience, ce qui est un très bon moyen pour moi de voyager hors de Gaza », confie-t-il dans une interview qui fait suite aux poèmes. Plus tard, il fondera la bibliothèque Edward Saïd, première bibliothèque anglophone de l’enclave.
Lorsque les Israéliens bombardent et détruisent le département d’anglais de son université, il parvient à sauver une anthologie de la littérature américaine. « Quelle ironie ! s’exclame-t-il dans le même entretien. Nous étudions ces littératures (britannique et américaine, ndlr) et les aimons. Et nous cherchons à les imiter, tout comme nous imitons la littérature arabe. Et puis, soudain, une roquette ou une bombe, qui a été financée ou fabriquée par les Américains, nous tue, non seulement moi, mais aussi tous ces livres que je lis et j’étudie. »
Écrits an anglais – l’auteur a aussi étudié à Harvard –, les poèmes de son recueil intitulé Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, ont été composés avant la dernière invasion israélienne de Gaza qui a pu nous faire oublier les nombreuses attaques précédentes, celles de 2004 – qui a profondément marqué l’auteur alors âgé de12 ans –, 2007, 2008, 2009, 2012, 2014 – la plus violente de cette époque – et mai 2021. « Ça n’arrête jamais. Je ne pense pas que les poètes doivent nécessairement vivre dans un environnement poétique », écrit-t-il. D’où cette poésie grande ouverte sur la peur, la terreur, la douleur et la mort. Avec de beaux moments d’humanité, comme celui où son jeune fils pour essayer de sauver des bombes sa petite sœur « lui a donné une petite couverture pour qu’elle se réfugie dessous ».
C’est donc une poésie-reportage que nous donne Mosab Abu Toha. Comme dans ce poème qui donne son titre au recueil :
« Le bourdonnement du drone,
le F-16 rugissant,
les hurlements des bombes lâchées sur les maisons,
sur les champs, sur les corps,
le fracas des tirs de roquettes au loin :
retirez tout cela de mon petit conduit auditif. »
Le désespoir est parfois si fort qu’il emporte tout, y compris l’envie d’une vie moins affreuse :
« Nous méritons une mort meilleure.
Nos corps défigurés se tordent,
Brodés de balles, d’éclats d’obus.
Nos noms sont mal prononcés
à la radio et à la télévision.
Sur les murs des immeubles, nos photos
se fanent et peu à peu pâlissent.
Sur nos pierres tombales, les mots disparaissent,
recouverts de fiente d’oiseaux et de reptiles.
Nul n’arrose les arbres qui font de l’ombre
à nos tombes.
Nos corps pourrissent
sous le soleil brûlant. »
Quelques vers suffisent, à la manière d’un haïku, pour exprimer ce vécu broyé et sans lendemain. Comme la fuite avant une attaque : « Nous avons quitté la maison, / emporté deux couvertures, / un oreiller et l’écho / de la radio. » Ou la vie de misère des réfugiés : « Des gouttes de pluie tombent dans la poêle / par un trou dans notre toile de tôle. » Ou sur les bombardements qui ne sont jamais loin : « Même les stylos voulaient écrire sur ce qu’ils avaient entendu, / sur ce qui les avait secoués pendant leur sieste / en ce début d’après-midi. »
Il y a aussi l’absurdité de la situation. Un seul vers suffit pour l’exprimer : « À Gaza, on ne sait pas de quoi on est coupable. C’est comme si on vivait dans un roman de Kafka. »
Et la mort qui vient toujours si vite : « Arrivent d’autres missiles, / à l’affût de tout ce qui bouge. / Les anges emportent ma nièce encore bébé. / Nous regardons autour de nous et ne trouvons qu’un biberon. »
Ce que vous trouverez caché dans mon oreille. Poèmes de Gaza de Mosab Abu Toha,
On cherche en vain un poème d’amour, comme il y en eut tant dans la poésie arabe, une intimité, voire une expression quelque peu charnelle, que, en dépit d’une promiscuité souvent accablante, suscite parfois la guerre. Les snipers, les F-16, les drones, les tanks ont-ils massacré tous les sentiments ? Pas cette belle déclaration d’affection de l’auteur pour son grand-parent chassé en 1948 de sa maison de Jaffa :
« Mon grand-père était un terroriste :
il s’occupait de son champ,
arrosait les roses de la cour,
fumait des cigarettes avec grand-mère
sur la plage jaune, étendue là
comme un tapis à prière.
(….)
Mon grand-père était un terroriste :
il quitta sa maison, la laissant aux hôtes qui arrivaient,
il posa de l’eau pure sur la table
pour qu’ils ne meurent pas de soif après la conquête. »
Ce que vous trouverez caché dans mon oreille. Poèmes de Gaza de Mosab Abu Toha, traduit de l’anglais par Eve de Dampierre-Noiray, Julliard, 2024, 188 p.