Entretiens Architecture

Matias del Campo : Architecture neuronale et écologie du design


Matias del Campo : Architecture neuronale et écologie du design

D.R.

Matias del Campo, architecte, designer et théoricien, dirige le laboratoire ARIL pour l’architecture et l’intelligence artificielle à l’Institut de Technologie de New York (NYIT). En 2003, il a fondé SPAN à Vienne avec Sandra Manninger. Cette pratique se distingue par sa synthèse des avancées technologiques contemporaines et de la production architecturale, se positionnant à la convergence des méthodologies computationnelles et de la réflexion philosophique — une synthèse qu’ils qualifient d’ « écologie du design ».

Comment l’intelligence artificielle a-t-elle influencé les approches architecturales en matière d’études morphologiques et d’itérations de conception ? Et comment définiriez-vous la dimension épistémologique de ce nouveau paradigme émergent ?

C’est un plaisir de partager mes réflexions avec L’Orient littéraire sur ce moment transformateur en architecture. L’IA a radicalement modifié la manière dont les architectes abordent la forme, en dépassant les systèmes déterministes et basés sur des règles pour adopter une méthodologie plus adaptative et émergente. Plutôt que d’écrire des règles explicites et de laisser l’ordinateur les exécuter, l’IA permet aux architectes d’entraîner des modèles capables de reconnaître des motifs, de synthétiser des logiques spatiales et de faire évoluer les conceptions à travers un apprentissage itératif. Cela marque un passage d’un design orienté vers l’optimisation à une architecture neuronale où la forme n’est plus imposée mais négociée dans un dialogue récursif entre l’intuition humaine et l’intelligence machinique.

Plutôt que de travailler dans des typologies rigides, les architectes interagissent désormais avec des écologies morphologiques où le passé historique, l’intelligence matérielle et les facteurs environnementaux en temps réel participent tous à la formation de l’espace. Ce n’est pas seulement une évolution technique, mais un changement culturel. L’IA ne renforce pas un paradigme esthétique unique ; elle agit plutôt comme un médium d’hybridation, permettant à l’architecture de fusionner des logiques historiques, computationnelles et matérielles pour générer de nouvelles expressions spatiales.

Patricia Reed, par exemple, soutient que l’IA n’est pas simplement un outil, mais une nouvelle condition épistémologique, étendant l’agence de l’architecte aux systèmes d’intelligence distribuée plutôt qu’à une autorité statique. De même, les travaux d’Orit Halpern sur la cybernétique et les infrastructures pilotées par l’IA soulignent comment l’architecture s’intègre de plus en plus dans des systèmes en réseau de gouvernance et d’automatisation, où les bâtiments ne sont plus de simples objets, mais des participants à des écologies spatiales intelligentes.

En pratique, l’IA redéfinit la fabrication, l’intelligence matérielle et l’adaptation spatiale. Je tiens à souligner les recherches de Philippe Morel sur les tectoniques pilotées par l’IA, qui explorent comment le raisonnement généré par la machine peut produire de nouveaux langages architecturaux dépassant la logique humaine traditionnelle. En fin de compte, l’IA ne remplace pas les architectes ; elle redéfinit leur rôle. L’architecte n’est plus l’auteur unique de la forme, mais le curateur d’une intelligence émergente, orchestrant l’interaction entre l’humain et la machine pour étendre les possibilités de l’espace, de la structure et de la matérialité.

Quelles compétences les architectes doivent-ils développer pour rester pertinents dans un paysage de conception piloté par l’IA ?

C’est une excellente question qui touche au cœur du rôle évolutif de l’architecture à l’ère de l’intelligence artificielle. Pour rester pertinents, les architectes doivent cultiver ce que j’appellerais une intelligence hybride — une synthèse entre la maîtrise computationnelle, la conscience matérielle et la réflexion théorique.

Comme l’a souligné Mario Carpo, le passage de l’autorité vitruvienne à l’autorité algorithmique nécessite une approche différente de l’agence, où la conception ne fonctionne plus selon des règles statiques mais selon une évolution pilotée par l’apprentissage machine. Les architectes doivent donc développer une compréhension critique des réseaux neuronaux, des modèles génératifs et des biais algorithmiques, non seulement pour utiliser l’IA, mais aussi pour la questionner, la manipuler et en élargir le potentiel.

Comment envisagez-vous l’évolution de l’éducation architecturale face à l’IA ?

Dans le domaine éducatif, on observe déjà un dépassement des formations purement techniques vers un cadre métadisciplinaire où l’architecture ne consiste plus seulement à concevoir des bâtiments mais à comprendre et orchestrer des intelligences — humaines et synthétiques. Les étudiants doivent se former en sciences informatiques, en éthique de l’IA et en science des données, tout en développant une pensée critique et esthétique, afin de créer un rapport plus nuancé avec l’IA. Si nous, en tant qu’architectes, n’investissons pas profondément ce champ, d’autres le feront à notre place — investisseurs, promoteurs, etc. — réduisant encore davantage le rôle de l’architecte. Le défi est donc autant technique que conceptuel : comment façonner un avenir où intelligence, espace et matérialité s’entrelacent de manière inédite ?

Existe-t-il des questions non résolues ou des défis dans la conception assistée par l’IA qui, selon vous, méritent une exploration plus approfondie ?

Je dirais que si l’IA a élargi la conception architecturale de manière inédite, il existe néanmoins des angles morts critiques qui doivent être abordés. L’un des plus grands défis est la compréhension des biais implicites intégrés aux systèmes de conception pilotés par l’IA. L’IA ne génère pas des idées dans un vide neutre, elle est entraînée sur des ensembles de données qui reflètent des biais historiques, culturels et technologiques.

Le défi consiste à développer des systèmes d’IA qui ne se contentent pas de générer des formes, mais qui « pensent » avec les matériaux, comprennent le comportement structurel et négocient les contingences de la construction. Des architectes comme Achim Menges et l’ICD Stuttgart ont commencé à explorer cette question à travers des approches bio-inspirées et la fabrication robotisée, mais il reste encore beaucoup à faire avant que l’IA ne s’engage véritablement avec la tactilité et l’imprévisibilité des matériaux.

S’il y avait une idée fausse majeure sur l’IA en architecture que vous aimeriez corriger, quelle serait-elle ?

L’une des plus répandues est celle selon laquelle l’IA remplacerait la créativité. Il y a une crainte que l’IA rende les architectes obsolètes, mais ce n’est tout simplement pas le cas. L’IA n’est pas un concepteur, mais un collaborateur, un amplificateur de possibilités. Elle peut traiter d’énormes quantités de données, reconnaître des schémas cachés et suggérer des solutions inédites, mais elle nécessite toujours l’intuition humaine, le jugement critique et la sensibilité culturelle pour donner naissance à une architecture porteuse de sens.

Le modèle du design piloté par l’IA repose sur le connexionnisme où le « cerveau de l’IA » apprend à travers l’entrée de données, mais sans réelle compréhension contextuelle, ce qui peut potentiellement créer un effet d’étrangeté (uncanny) pour l’utilisateur. Comment avez-vous exploré ce concept dans votre livre Diffusions in Architecture ?

J’ai toujours été fasciné par ces moments où l’architecture commence à sembler légèrement étrangère — lorsqu’elle perturbe nos attentes, qu’elle glisse presque vers quelque chose d’inquiétant. L’IA, à bien des égards, opère précisément à cette frontière. Dans le livre Diffusions in Architecture, j’ai voulu explorer comment la conception générée par l’IA remet en question nos présupposés sur la cohérence spatiale, la familiarité et le sens.

Contrairement à un designer humain, l’IA ne « comprend » pas au sens sémantique du terme. Elle fonctionne selon un modèle connexionniste reconnaissant des motifs et des probabilités, plutôt qu’interagissant avec le contexte de la manière dont nous l’entendons habituellement. C’est pourquoi les espaces générés par l’IA peuvent paraître étrangement cohérents tout en étant détachés, familiers tout en semblant décalés par rapport à la réalité.

J’ai expérimenté cette tension de manière approfondie dans le livre, en particulier à travers mon travail avec les GANs (Generative Adversarial Networks) et les modèles de diffusion, qui génèrent des conditions spatiales se situant dans un état intermédiaire, presque comme des hallucinations architecturales. L’IA peut prendre des éléments classiques, des motifs historiques ou même des géométries modernistes et les combiner d’une manière qui semble troublante — non pas parce qu’elle est illogique, mais parce qu’elle suit une logique différente, une logique probabiliste plutôt qu’intentionnelle.

Propos recueillis par Issam S. Chemaly

Artificial Intelligence in Architecture (Architectural Design) de Matias del Campo, Wiley Publishers, 2024, 136 p.

Diffusions in Architecture: Artificial Intelligence and Image Generators de Matias del Campo, Wiley Publishers, 2024, 352 p.

Matias del Campo, architecte, designer et théoricien, dirige le laboratoire ARIL pour l’architecture et l’intelligence artificielle à l’Institut de Technologie de New York (NYIT). En 2003, il a fondé SPAN à Vienne avec Sandra Manninger. Cette pratique se distingue par sa synthèse des avancées technologiques contemporaines et de la production architecturale, se positionnant à la convergence des méthodologies computationnelles et de la réflexion philosophique — une synthèse qu’ils qualifient d’ « écologie du design ».Comment l’intelligence artificielle a-t-elle influencé les approches architecturales en matière d’études morphologiques et d’itérations de conception ? Et comment définiriez-vous la dimension épistémologique de ce nouveau paradigme émergent ?C’est un plaisir de partager mes réflexions...
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