
Photo d'illustration : Archives Ani.
Le débat concernant la nomination du nouveau gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Karim Souhaid, s’est notamment cristallisé autour du problème des dépôts en devises « bloqués » dans les banques. « Il est connu que M. Souhaid n’était pas mon candidat pour un certain nombre de raisons, compte tenu de mon soucis de protéger les droits des déposants et de préserver les actifs de l’État » a d’ailleurs déclaré le Premier ministre Nawaf Salam, qui s’est abstenu avec six autres ministres lors du vote au conseil des ministre le jeudi dernier. Une référence explicite à certaines prises de position prêtées au nouveau gouverneur sur ce dossier, et qui a par ailleurs financé une étude publiée en 2023 par le Harvard Growth Lab, qui prévoit entre autres le transfert de la responsabilité financière de ces dépôts des banques à l’État et l’effacement de plus de 80 % de leur montant. Un énième épouvantail potentiel pour les déposants en devises étrangères qui, depuis le 17 octobre 2019, se trouvent « entre le marteau et l'enclume ».
L’enclume
L’enclume serait ces banquiers auxquels les déposants ont confié leurs précieuses devises étrangères. Transgressant les règles bancaires de base de la gestion des risques et le contenu de la circulaire N° 311/2012 de la BDL leur interdisant de placer un total de plus de 20 % de la valeur des fonds propres d’une banque auprès d’un seul débiteur, les banquiers ont fini par placer auprès de cette même BDL plus de 300 % de la valeur des fonds propres consolidés des banques opératrices au Liban, de plein gré, et moyennant des taux d’intérêts mirobolants !
De plus, ils ont placé une quinzaine de milliards de dollars de ces devises dans les Eurobonds, malgré un double déficit chronique du budget et de la balance des paiements. Mais le plus dangereux réside dans le fait que ces placements auprès de ces deux débiteurs, qui se sont révélés insolvables, étaient en devises et non en Livres libanaises et culminant à près de 100 milliards de $ en 2019 (ou 80 % des dépôts en devises) ; ce qui a détruit la solvabilité des banques.
Pire, les banques ont effectué après le 17 octobre 2019 des transferts en milliards de dollars vers l’étranger, et de manière discriminatoire, ce qui a complètement détruit aussi leur taux de liquidité.
Prétextant que c’est à l’État libanais (pour les Eurobonds) et à la BDL (pour les licences de dépôt) de leur rendre l’argent placé auprès d’eux pour qu’à leur tour elles le rendent à leurs déposants, les banques se défendent à l’aide d’un arsenal politique, juridique, financier, médiatique etc., et d’un jugement du Conseil d’État daté du 6 février 2024 dont elles interprètent le contenu dans leur sens.
Le marteau
Le marteau serait un ensemble d’organisations, de partis, d’économistes, de députés, ministres, etc., qui considèrent que, vu la relation contractuelle entre les déposants et les banques, c’est à ces dernières d’honorer leur dû envers leurs déposants, surtout avec les infractions commises ; et donc que ce n’est pas à l’ensemble du peuple libanais, à travers l’État, de payer la facture salée de leurs infractions et responsabilités.
Mais dans ce contexte, il faudrait pas non plus oublier le fait que tous les résidents au Liban ont bénéficié, même si à différents degrés, de la manne des milliards en devises des déposants à travers un taux de change et des biens et services (dont les quelques heures d'électricité publique) fortement subventionnés grâce à ces devises - surtout entre 2013 et 2022.
Ne proposant pratiquement que le remboursement des dépôts jusqu’à un plafond de 100 000 dollars, représentant un peu plus de 20 % du total des dépôts « restants », quelques uns concèdent que l’État pourrait contribuer au remboursement des déposants, mais une fois les responsables de cette crise, au niveau des banques et de la BDL, ainsi que les « PEPs » (Politically Exposed persons) en général sont mis en examen, et éventuellement poursuivis en justice. Par ailleurs, ils remettent globalement le sort des dépôts à un éventuel plan de restructuration bancaire incluant une distinction entre argent légitime et illégitime, mais surtout une batterie de mesures comme un « haircut » direct ou indirect, « bail in » dans des banques techniquement en faillite, « clawback » sur les intérêts, etc., pour réduire le gouffre bancaire et donc pratiquement faire payer à la victime, les déposants, le principal de la facture du gouffre financier. Mais outre le fait que l'adoption de ces mesures ne permettrait de retrouver la confiance des investisseurs dans le pays, condition sine qua non pour une relance économique, cette approche peut donner l’impression qu’il ne s’agit pas tant de rendre aux déposants leurs droits usurpés mais d'utiliser leur drame comme un levier dans le but de faire avancer certains programmes, qui seraient probablement salutaires, mais qui n’aboutiront pas nécessairement à leur restituer leur argent et droits.
Les déposants
Depuis plus de cinq ans, ces deux camps ont contribué à enfermer les malheureux déposants dans une impasse. La manière de traiter le gouffre estimé à plus de 70 milliards de dollars dans le secteur bancaire risque toujours de se faire à leurs dépens ; ceci étant l’option la plus facile vu qu’ils sont le maillon le plus faible (politiquement, médiatiquement etc.). Entre ceux qui cherchent à faire porter le fardeau de ce gouffre à l’État et aux déposants, et ceux qui le renvoient sur les banques et les déposants, ces derniers sont mal barrés dans les deux cas.
Par ailleurs, le recouvrement des droits du déposant et la redevabilité en général sont deux voies fondamentales pour rétablir la confiance dans le pays. Elles doivent être parallèles mais pas nécessairement indissociables pour ne pas faire attendre éventuellement les déposants des années supplémentaires peut-être avant d’avoir accès à leur argent et droits.
Un projet de loi, déposé par le député Farid Boustani, propose une solution à cette crise. Répartissant les responsabilités entre les banques, la BDL et l’État à travers une feuille de route visant à restaurer la confiance par le rétablissement de la régularisation financière du secteur bancaire, il comporte la protection des dépôts et leur remise progressive à la disposition des déposants (sur six ans et à 100 % de leur valeur).
Dans tous les cas, protéger et restituer les dépôts et les droits des déposants est un message de confiance aux investisseurs futurs et au monde entier et un passage obligé pour une relance économique tant attendue.
Par Joseph. A. EL-KHOURY
Journaliste, économiste et éditeur.